Le musée Denys-Puech de Rodez accueille une exposition de la photographe Edith Roux, Traversées [1]. L’exposition révèle la manière dont la photographie s’approprie la transformation de villes moyennes françaises avec leurs banlieues, les mouvements de population et les métissages culturels qui l’accompagnent. En France, notre imaginaire reste marqué par les grandes commandes photographiques qui, depuis celles de la DATAR (1984-1989), ont documenté la transformation des territoires [2], pour ouvrir un dialogue fécond entre les mondes sociaux de l’aménagement (professionnels, administratifs, élus) et la société française. La demande faite aux photographes est alors de livrer un regard original capable de donner sens aux mutations profondes que traversent les territoires (désindustrialisation, innovations technologiques, reconversion énergétique). Toutefois, depuis le milieu des années 1990, les commandes publiques ont changé de nature [3]. Elles relèvent désormais des institutions culturelles (Centre national des arts plastiques, Centres d’art soutenus par les Directions régionales des affaires culturelle (DRAC), etc.) qui soutiennent des démarches artistiques et constituent des collections. Leur lien avec le territoire semble moins étroit et exclusif car une collection se doit d’intégrer la part d’expérimentation propre à la démarche du photographe autant qu’au médium photographique. Néanmoins, les rapports qu’entretient une société avec ses territoires et ses paysages continuent de nourrir les démarches de plusieurs générations de photographes, sous des modalités certes différentes [4].
Une résidence de création aux Quatre-Saisons
À l’initiative de la DRAC et de l’office public Rodez Agglo Habitat, Edith Roux a effectué une résidence de création de deux années, dans le cadre de la politique de la ville, politique nationale et locale concernant les quartiers défavorisés et leurs habitants. Mise en œuvre au moyen d’un contrat de ville signé en 2015, elle vise à aider une population ayant de faibles revenus et à en « améliorer le cadre de vie ». Il s’agit ici des Quatre-Saisons, quartier économiquement fragile d’Onet-le-Château, commune de 11 000 habitants située à la périphérie de Rodez. Édifié au début des années 1960, ce quartier répondait alors à un besoin urgent de logements, car Onet était le poumon économique de l’agglomération, là où se situent les principales zones d’activités et les plus grosses entreprises comme Bosch et Lactalis. En quinze ans, plus de 600 logements ont été construits, accompagnés d’équipements publics : mairie, écoles, médiathèque. C’est un quartier où cohabitent différentes formes d’habitations, sans barres ni tours.
À travers ses photographies, vidéos ou installations, Edith Roux porte son regard sensible, poétique et politique sur les marges du champ visuel, médiatique ou social. Son œuvre s’attache à la place de l’humain dans des territoires périphériques, que ce soit en Chine, aux États-Unis, en Europe, en Côte d’Ivoire ou en France.
Après des études d’histoire de l’art aux USA, Edith Roux est diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en 1993.
Son travail a été exposé dans de nombreux lieux en France et à l’étranger, dont la Bibliothèque nationale de France (BnF), les Rencontres d’Arles, les Abattoirs de Toulouse (musée-FRAC Occitanie), le Centre d’art contemporain de Vassivière, le festival Encontros da Imagen au Portugal, Screen Space à Melbourne, en Australie, etc.
Ses photos font partie de collections publiques, telles que le Fonds national d’art contemporain, la Maison européenne de la photographie, la BnF, le Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Bretagne, le Conservatoire du littoral, etc.
Trois monographies de ses travaux ont été publiées :
- Dreamscape, texte de Paul Ardenne, Marseille, Images en manœuvres, 2004 ;
- Euroland, textes de Gilles Clément et Guy Tortosa, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 2005 ;
- Les Dépossédés, textes d’Erik Verhagen et Jean-Paul Loubes, Paris, Trans Photographic Press, 2013.
Son site : www.edithroux.fr.
En 2015 a été réalisée, sur la demande de Rodez Agglo, une étude de rénovation urbaine pour faire un diagnostic social et urbain du quartier, afin de développer une nouvelle offre d’équipements d’habitat, en remplacement de 40 logements collectifs, et de répondre aux enjeux de réhabilitation de 120 logements sociaux [5]. Les scénarios d’aménagement préconisés sont aujourd’hui en cours de réalisation et la résidence d’artiste avait pour objet, entre autres, de rendre compte de la transformation du quartier, des chantiers de démolition comme de construction. Elle visait également à faire participer les habitants à un travail artistique afin d’encourager le partage d’une mémoire collective et personnelle : la mémoire du quartier et des habitants qui s’y sont succédé, mais aussi la mémoire de l’appartenance culturelle de chacun, des trajectoires qui ont conflué. Par ailleurs, les commanditaires attendaient de l’artiste qu’elle poursuive une recherche personnelle et réalise un projet spécifique en toute liberté.
© Edith Roux, 2018-2019.
Edith Roux s’est installée dans l’immeuble HLM Les Ormes pour mieux entrer en contact avec les habitants. Elle s’est mise à jardiner dans l’une des parcelles des jardins partagés face à l’immeuble, ce qui lui a permis de faire connaissance avec les demandeurs d’asile et les mineurs isolés, auxquels des parcelles avaient été attribuées. Une cinquantaine de ces habitants ont fréquenté le studio photographique qu’elle a installé dans un appartement vide des Ormes pour participer au projet « Les objets ».
© Edith Roux, 2019.
Un engagement documentaire
La résidence a donné lieu en tout à une dizaine de projets composant l’exposition, dont un suivi photographique des transformations du quartier, qui reconduit les mêmes points de vue durant deux ans, sur le modèle des observatoires photographiques du paysage dont elle avait l’expérience [6]. Remarquons également une sorte de cabinet de curiosités constitué de photographies d’objets sur fond neutre et de paroles d’habitants diffusées par une bande sonore (fig. 2 et 3). Il témoigne de la diversité des cultures, de leur croisement et de la mixité ici à l’œuvre. Aux émigrés du Maghreb installés dès les années 1960 pour travailler dans l’industrie, sont venus s’adjoindre des Turcs, des Roumains puis, à la suite des conflits sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, des Kosovars, Albanais, Bosniaques, Serbes, ainsi que des réfugiés politiques tchétchènes.
Disposées en constellation sur les murs de l’exposition, ces photographies prises en studio, de lumière toujours égale et d’une haute définition, consignent systématiquement l’identification, la provenance et l’appartenance de ces objets du quotidien.
Les inscriptions connotent la représentation d’objets ethnographiques ou archéologiques, tout comme la mise en scène de fragments de béton issus des destructions, sur lesquels ont été sérigraphiés des portraits d’habitants (fig. 4). Alignés dans des présentoirs, chaque « vestige » est accompagné d’un cartel de musée. Les visiteurs découvrent ainsi les habitants à travers leurs déplacements dans l’espace et le temps, tandis que les habitants, lors du vernissage, se reconnaissaient dans les miroirs qui leur étaient tendus, sous la forme des points de vue photographiques choisis par Edith Roux pour rendre compte du quotidien et de l’histoire de chacun.
Un engagement poétique, politique et ethnographique
L’engagement politique et ethnographique constitue un fil rouge de la démarche d’Edith Roux – que l’on pense aux séries Les Fantômes de Bassam (2016) évoquant l’héritage politique et social de communautés de Côte d’Ivoire ou aux Dépossédées montrant les destructions d’habitations ouïghoures (2011). Des habitants des quartiers anciens de Kashgar posent avec dignité devant leurs habitations. La lumière les détache de l’arrière-plan, soulignant à la fois la fragilité et la force de résistance de leur présence. Cet engagement est aussi manifeste dans une frise de vingt-quatre photographies, Les Passagers, qui énonce une situation contemporaine banale, caractéristique de ces circulations et d’espaces produits par la mondialisation. Les passagers d’un avion qui descendent à l’aéroport de Rodez apparaissent comme des silhouettes sombres, non reconnaissables, interrogeant la dimension transitoire de nos existences. C’est alors que la conscience critique et la lucidité vis-à-vis de la représentation croise un engagement poétique.
La vidéo Les Passant·e·s (fig. 5), développée dans un autre contexte que celui de la résidence mais associée aux projets qui y ont été conçus, manifeste cette dimension de l’œuvre d’Edith Roux. D’une grande beauté plastique et sonore, la chorégraphie d’un jeune danseur androgyne sur fond de vols d’éphémères entraîne le spectateur dans une rêverie sur la fragilité de l’existence et sur la part d’altérité qui réside au fond de chaque être. C’est cette même force poétique qui sourd de la grande image pixélisée de l’oiseau photographié sur la piste de l’aéroport, accrochée à l’entrée de l’exposition (fig. 6), évoquant les figures si particulières qui se dessinent dans l’opus tesselatum des mosaïques romaines.
© Edith Roux, 2019.
Le visiteur aura été averti de l’indécidabilité des images en introduction à l’exposition par le diptyque intitulé Visions, qui interroge aussi bien la relativité de la perception que la dimension illusionniste de la photographie. Mettre la pensée en mouvement par le regard [7], tel est le credo d’Edith Roux, même lorsque les objets semblent statiques, comme suspendus dans les airs, sans lien avec le sol ; comme dans le projet Suspension, composé de soixante-trois photographies d’outils ou engins de chantier. Rassemblés dans un même espace photographique fragmenté, ils forment la promesse d’une utopie, d’un territoire à construire.
Edith Roux dit ne jamais montrer l’événement [8], mais elle met en scène les traces et les effets, comme dans le chantier de destruction. Des intérieurs détruits, elle restitue les papiers peints photographiés avant la destruction. Elle les utilise comme de la peinture pour composer des tableaux inspirés des grands maîtres de l’abstraction moderne, Matisse, Hilma af Klint ou Sonia Delaunay (fig. 7). Ainsi Edith Roux réaffirme-t-elle l’ancrage de sa démarche dans le monde de l’art. Et c’est au musée Denys-Puech qu’elle a conçu l’accrochage d’une exposition qui, comme pour ses autres travaux, constitue un pan à part entière de sa démarche. Il ne s’agit pas d’y présenter prosaïquement une commande qui serait au service d’une médiation culturelle entre aménageur et habitants, mais de déployer la richesse d’une démarche artistique, capable de révéler, dans sa profondeur humaine et sociale, la transformation d’un quartier d’habitat collectif. Une démarche inspirée de longue date par l’altérité, le témoignage des habitants, la mise en mouvement de la pensée par le regard, le pouvoir des images.
© Edith Roux, 2019.