Depuis l’engagement du programme national de rénovation urbaine (PNRU), en 2003, les quartiers populaires font l’objet de projets urbains spectaculaires : barres et tours de logement social sont démolies et remplacées par d’autres formes urbaines, plus classiques, plus basses, intégrant des logements non sociaux. La recherche urbaine porte un regard souvent critique sur ces projets de rénovation urbaine (Epstein 2013). De nombreux chercheurs ont dénoncé la concentration des investissements sur l’habitat et la démolition de logements sociaux, au service d’objectifs exprimés en termes d’attractivité et de mixité sociale, en décalage avec les attentes et besoins des habitants, qui portent surtout sur la sécurité, la santé et l’éducation et, plus généralement, le fonctionnement des services publics [1].
Malgré les réserves émanant du monde scientifique, un nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) est engagé depuis 2014 sur des bases très proches du premier. La persistance de cette politique publique, particulièrement consommatrice en investissements, intrigue d’autant plus dans un contexte de contraction des dépenses publiques, peu favorable a priori aux dépenses sociales.
Placer la focale sur les circuits de financements permet d’expliquer en partie ce paradoxe et le maintien d’une politique centrée sur l’habitat et la promotion de la mixité sociale. La nature de ces circuits, centrés sur l’habitat, rend difficile une réforme dans le sens préconisé par la recherche urbaine. Dès lors, comment engager et financer des politiques de rénovation urbaine intégrant plus globalement les besoins et attentes des habitants des quartiers ? Si la réforme des circuits de financement de la rénovation urbaine semble une perspective hasardeuse, la piste d’une mobilisation des politiques de santé, aujourd’hui embryonnaire, peut apporter des solutions (et des financements) originaux.
Le financement de la rénovation urbaine : une assise et un carcan
La rénovation urbaine a la particularité d’être une politique particulièrement bien assise sur le plan financier. Dans un contexte global de durcissement de la contrainte budgétaire sur les finances publiques (Bezes et Siné 2011), le PNRU s’est pourtant traduit par l’engagement de 46 milliards d’euros d’investissements en une douzaine d’années par des acteurs publics et des acteurs d’intérêt général (les bailleurs sociaux). À titre de comparaison, le Grand Emprunt lancé après la crise financière de 2008 n’avait prévu « que » 35 milliards d’euros d’investissement sur dix ans.
Ces investissements spectaculaires dans les quartiers populaires sont liés à des circuits financiers extrabudgétaires. En effet, le budget de l’État a peu contribué à leur financement : 1,2 Md€ pour le PNRU et le NPNRU, soit moins de 3 % de ces programmes (Cour des Comptes 2020). Les premiers contributeurs des projets de renouvellement urbain sont les bailleurs sociaux, et leur principal banquier, la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Les bailleurs sociaux contribuent à hauteur de 44 % du montant global du PNRU, en mobilisant leurs fonds propres, les prêts à très long terme de la Caisse des dépôts, ainsi que les subventions distribuées par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU).
De plus, si l’État exerce sa tutelle sur l’ANRU, qui pilote le PNRU et le NPNRU, les subventions attribuées par l’agence proviennent non pas du budget de l’État, mais de la mobilisation des fonds mutualisés par l’organisme paritaire [2] chargé de collecter la contribution des employeurs à l’effort de construction, aujourd’hui appelé Action Logement (Meunier 2013). Action Logement a ainsi apporté plus de 9,3 Md€ au PNRU et il est prévu que 8 des 12 Md€ gérés par l’ANRU au titre du NPNRU soient apportés par Action Logement [3].
Données issues d’un rapport de la Cour des Comptes (2020).
Dans le contexte de forte contrainte budgétaire, les circuits financiers d’Action Logement, de la CDC et des bailleurs sociaux sont encore relativement « protégés », du moins jusqu’à la réduction des loyers de solidarité instituée en 2018, qui contraint fortement les finances des bailleurs sociaux en réduisant la part d’aides personnelles au logement qu’ils perçoivent (Guidi et Coloos 2019).
Au regard des faibles ressources budgétaires allouées par l’État à la rénovation urbaine, les leviers financiers mobilisables dans les quartiers sont des leviers centrés sur l’habitat. C’est particulièrement clair pour Action Logement, qui a notamment imposé qu’au moins 50 % des investissements liés à chaque projet financé par le NPNRU soient concentrés sur l’habitat. Même si leurs actions dépassent souvent le seul cadre de l’habitat (Tellier 2012), les bailleurs sociaux restent fondamentalement des acteurs du logement.
Vu sous cet angle, on comprend mieux l’obsession des programmes nationaux de rénovation urbaine pour la démolition de logements sociaux et la promotion de la mixité sociale. Le décalage paraît en effet considérable entre, d’une part des ressources concentrées essentiellement sur l’amélioration de l’habitat, d’autre part les difficultés et les attentes bien plus générales des habitants des quartiers. La transformation d’un urbanisme daté et la mixité sociale sont, dans le débat public, parées de vertus améliorant le vivre ensemble et favorisant une vie sociale harmonieuse (Desage 2016 ; Houard 2012). Ces objectifs apparaissent comme une forme de compromis ou d’arrangement entre des circuits de financements centrés sur l’habitat et les enjeux bien plus globaux propres à ces quartiers.
Il est ainsi difficile d’assigner d’autres objectifs à la rénovation urbaine dans la mesure où ses moyens financiers restent centrés sur l’habitat. Dans ce contexte, et quelles que soient les majorités politiques, les critiques de la rénovation urbaine sont peu audibles, parce que leur prise en compte est, dans le système institutionnel actuel, difficile à financer.
Comment réussir la rénovation urbaine ? La piste (financière) du bien-être et de la santé publique
Comment rendre la rénovation urbaine plus cohérente avec les besoins des habitants, sans remettre en cause son financement ? En effet, même si la focalisation de la rénovation urbaine sur la démolition et la mixité sociale se traduit par des coûts très élevés et des effets discutés, cette politique constitue un dispositif original permettant de financer une vigoureuse – et nécessaire – amélioration de l’habitat dans les quartiers populaires [4].
Plusieurs pistes méritent d’être explorées. Une réforme de l’ANRU, au profit d’une action publique plus ouverte à la participation des habitants et au financement d’actions plus larges que l’habitat et le cadre bâti, est une piste délicate. Les ressources de l’ANRU, provenant pour l’essentiel d’Action Logement, sont aujourd’hui issues d’un prélèvement obligatoire sur les entreprises pour financer la politique du logement : il est en principe possible de transformer par la loi ce circuit afin de financer une politique dédiée aux quartiers populaires. Mais les conditions politiques d’une telle démarche semblent difficiles à réunir aujourd’hui, d’autant plus que la crise du logement est loin d’être résorbée.
Si l’articulation de la rénovation urbaine avec les autres politiques publiques sectorielles est une recommandation souvent évoquée, la piste des politiques de santé semble la plus prometteuse. D’abord parce qu’elles suivent une approche à la fois convergente et complémentaire avec la rénovation urbaine sur l’accent donné à l’amélioration du cadre de vie et de l’habitat. Face à l’explosion du vieillissement et des maladies chroniques, la mise en place de cadres de vie sains et adaptés aux handicaps et aux maladies est (re)devenu un enjeu prioritaire de santé publique (Lévy 2012). Un de ses développements les plus marquants est la promotion par l’État d’un « virage domiciliaire » visant à permettre aux malades et aux personnes vieillissantes de vivre dans un logement et non en institution spécialisée [5].
Les investissements massifs permis par les programmes de rénovation urbaine dans la transformation du cadre de vie sont une occasion extraordinaire, non seulement pour adapter l’habitat et la ville aux besoins des personnes dépendantes et handicapées, mais aussi pour favoriser la santé de l’ensemble des habitants. L’ANRU ne s’y est pas trompée et a favorisé à partir de 2018 le développement de plusieurs démarches d’urbanisme favorables à la santé, autour d’un petit groupe de collectivités et de bailleurs sociaux partenaires, sans toutefois que cette approche ne soit encore généralisée sur l’ensemble du NPNRU.
De plus, les politiques de santé peuvent apporter des financements pour l’animation et le fonctionnement de services au public dans les quartiers qui, dans un contexte de contrainte budgétaire, sont trop souvent un point aveugle dans les projets de rénovation urbaine. Notamment, des premiers outils sont mis en place en faveur d’un habitat inclusif, destiné aux personnes handicapées et dépendantes et alternatif aux établissements de santé spécialisés. Ces outils permettent de financer l’animation d’espaces collectifs destinés aux personnes handicapées et dépendantes, mais qui peuvent aussi bénéficier à l’ensemble de la population. On peut à cet égard signaler l’initiative du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis qui cherche à développer des tiers-lieux Autonomie/Santé dans les quartiers populaires, pour y faciliter les actions médico-sociales [6]. C’est une solution originale pour répondre à la difficulté « d’activer » les rez-de-chaussée dans les quartiers [7].
Ces financements restent encore embryonnaires, mais ont vocation à s’accroître fortement, au regard de l’évolution des besoins (le nombre des 75-84 ans augmentera de 50 % d’ici dix ans) et des économies qu’ils permettent par rapport aux solutions institutionnelles [8].
La promotion des enjeux de santé publique au sein des projets de rénovation urbaine sert une perspective d’abord pragmatique : il s’agit d’une manière de mieux faire correspondre les moyens de la rénovation urbaine, à la fois formidables et limités, aux enjeux et aux attentes des habitants des quartiers. Elle est par ailleurs cohérente avec la volonté de promouvoir la mixité sociale et l’attractivité des quartiers, dans la mesure où la santé constitue une attente très forte de l’ensemble des ménages.
Enfin, lier politique de santé et rénovation urbaine est une manière de réinventer ce qui fut sans doute le meilleur des précédentes vagues de rénovation urbaine, fortement influencées par les conceptions d’une médecine hygiéniste (XIXe siècle et Trente Glorieuses en France). Si l’hygiénisme paraît daté, il a néanmoins permis d’améliorer considérablement les conditions de vie des habitants, notamment des quartiers populaires, alors marqués par le surpeuplement et les mauvaises conditions d’hygiène. Aujourd’hui, les enjeux et les politiques de santé ont changé, mais la lutte contre les inégalités de santé, la création d’une ville inclusive et favorable à la santé constituent des défis d’avenir pour la rénovation urbaine.
Bibliographie
- Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Comité d’évaluation et de suivi. 2014a. Regards croisés sur l’évaluation de la rénovation urbaine, Paris : La Documentation française.
- Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Comité d’évaluation et de suivi. 2014b. Mon quartier a changé ! Ce que disent les habitants de la rénovation urbaine, Paris : La Documentation française.
- Amiot, M. 1986. Contre l’État, les sociologues : éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France, 1900-1980, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Bezes, P. et Siné, A. 2011. Gouverner (par) les finances publiques, Paris : Presses de Sciences Po.
- Cour des Comptes. 2021. « Les services de soins à domicile ».
- Cour des Comptes. 2020. « L’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) et la mise en œuvre des programmes de renouvellement urbain (PNRU et NPNRU) ».
- Desage, F. 2016. « “Un peuplement de qualité”. Mise en œuvre de la loi SRU dans le périurbain résidentiel aisé et discrimination discrète », Gouvernement et action publique, vol. 5, n° 3, p. 83‑112.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po, 2013.
- Estèbe, P. 2014. « Rénovation urbaine : l’intention et son procès », in Agence nationale pour la rénovation urbaine. Comité d’évaluation et de suivi, Regards croisés sur l’évaluation de la rénovation urbaine, Paris : La documentation française, p. 93‑104.
- Guidi, C. et Coloos, B. 2019. « La réduction de loyer de solidarité est-elle financièrement supportable pour les bailleurs sociaux ? », Politiquedulogement.com.
- Houard, N. 2012. « Au nom de la mixité sociale », in À quoi sert la rénovation urbaine ?, Paris : PUF, p. 25‑38.
- Lévy, A. (dir.). 2012. Ville, urbanisme et santé, les trois révolutions, Paris : Éditions Pascal.
- Meunier, J. 2013. Le 1 % logement : genèse, perte de légitimité et reprise en main par l’État, thèse de doctorat, Université Paris-Est.
- Tellier, T. 2012. Politiques de la ville : habiter et administrer la ville au vingtième siècle, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Paris 1.