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Modeler Barcelone, palimpseste historique de la capitale catalane

Centre économique, capitale touristique, modèle urbanistique et cœur de mobilisations diverses – du mouvement des places à l’indépendantisme catalan –, Barcelone concentre nombre des dynamiques urbaines, sociales et politiques qui caractérisent aujourd’hui les villes européennes. Le guide Barcelona vient apporter un éclairage historique sur une ville qui s’est construite autour de forts antagonismes.
Recensé : Sergi Martínez-Rigol et Gary W. McDonogh, Barcelona, Cambridge, Polity, « Cities in World History », 2018, 336 p.

Barcelone occupe une place singulière dans l’échiquier des villes européennes, souvent précurseur des crises et mutations européennes au cours de l’histoire. Elle a été à nouveau sous le feu des projecteurs ces dernières années avec les mouvements des places, la structuration des candidatures municipalistes, ainsi qu’avec la tenue d’un référendum d’autodétermination sur l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017. Autant d’événements reflétant les reconfigurations politiques actuelles en Europe, entre crise des États-nations, critiques de la démocratie représentative et émergence du municipalisme.

L’ouvrage Barcelona, paru en 2018, revisite ces événements en les inscrivant dans le temps long, selon une approche braudelienne où s’emboîtent événements, conjoncture et longue durée (Braudel 1958). Ce guide de la capitale catalane, deuxième de la collection « Cities in World History », brasse l’histoire de la ville sur plus de 2000 ans. Il se veut généraliste et accessible sans pour autant négliger la complexité historique, matérielle et culturelle d’une ville maintes fois dépeinte. L’ouvrage est rédigé en anglais par deux auteurs aux parcours disciplinaires et au rapport à la ville contrastés et complémentaires. Gary Wray McDonogh est un anthropologue américain, il enseigne au Bryn Mawr College et travaille sur les villes globales. Il étudie la ville de Barcelone depuis les années 1970, où il s’est particulièrement intéressé aux conflits de classe et aux divisions sociales en ville depuis l’expansion de la ville capitaliste au XIXe siècle, ainsi qu’aux enjeux contemporains liés aux migrations. Sergí Martínez-Rigol est géographe, il enseigne la géographie sociale à l’université de Barcelone. Ses travaux portent sur les processus urbains de changement social. Il a soutenu en 2000 une thèse sur la restructuration du quartier du Raval, entre gentrification et rénovation urbaine. Tous deux présentent une ville incarnée, construite comme un processus, un « laboratoire urbain plus qu’un musée urbain », en mobilisant une diversité de savoirs universitaires et citoyens ainsi que de nombreuses références scientifiques, mais également littéraires et cinématographiques, anglophones, francophones et hispanophones.

2000 ans d’histoire en un guide

L’ouvrage, dont le format est peu commun pour les guides qui privilégient habituellement l’entrée spatiale, est construit selon un fil chronologique. Dès le début, les auteurs situent la création de Barcelone autour du IIe siècle avant J.-C., interrogeant l’idée de ville méditerranéenne, telle que celle-ci est mobilisée dans le marketing urbain actuel, à travers l’image carte postale d’une plage de sable bordée de palmiers. Après avoir posé les limites géographiques qui dessinent le paysage de la plaine de Barcelone (les fleuves du Besòs et du Llobregat, le massif de Collserola), ils opèrent une digression temporelle en s’attardant un instant sur la colline de Montjuïc. Cette dernière surplombe le vieux port actuel et sépare la ville du port industriel, dixième port européen en trafic de containers. C’est sur cette colline, à l’abri des dangers maritimes, que se sont installés les premiers peuples ibères. Son rôle dans la métropole au cours de l’histoire a été multiple : cimetière juif à l’époque romaine et principal cimetière de la ville à la fin du XXe siècle, place forte de défense à l’époque moderne, principale carrière de pierres utilisée pour l’extension de la ville projetée par Ildefons Cerdà à l’époque du développement industriel, site des grands évènements, tels que l’exposition internationale en 1929 et les Jeux olympiques en 1992… C’est aujourd’hui un lieu de respiration dans une des agglomérations les plus denses de l’espace méditerranéen. Les auteurs articulent ainsi lieux, temps et personnes, événements et processus, afin de rendre compte des continuités et discontinuités qui ont constitué la ville au cours des siècles. Saisissant ainsi la complexité urbaine au prix d’une lecture parfois saccadée, cette approche permet de dépasser une vision souvent simplificatrice de l’histoire des villes qui isole périodes et espaces.

Chacun des chapitres couvre une période de l’histoire de la ville sur plusieurs siècles : après avoir situé le lecteur et la lectrice concrètement dans la ville, les auteurs effectuent un balayage du contexte local et global, puis explorent les moteurs économiques et politiques qui en ont fait une capitale marchande, un lieu de pouvoir commercial et industriel et une destination touristique, incorporant la créativité urbaine et les forces antagoniques qui expliquent la formation de la ville (Mc Donogh 2014). Des sept chapitres parcourant l’histoire de la ville depuis sa création jusqu’au forum des cultures de 2004, ce sont sans doute ceux portant sur l’histoire contemporaine, entre le début du XIXe siècle et les années 1970, qui retiennent davantage l’attention, rendant compte de la collaboration entre les deux auteurs. Ils retracent la période de l’industrialisation et de la croissance de la ville, avec un éclairage spécifique sur le quartier populaire de centre-ville du Raval, laboratoire d’études urbaines depuis plusieurs décennies (Rigol, Verdaguer et Clols 2015). Ils y saisissent une ville qui se construit dans le conflit, où les rapports sociaux de classe structurent la vie urbaine, entre une élite bourgeoise catalane qui se consolide grâce aux activités industrielles florissantes et aux bénéfices commerciaux, et des mouvements ouvriers et organisations syndicales multiples. Les divisions sociales, spatiales, politiques et de classes s’accentuent, offrant une lecture de la complexité des rapports sociaux en ville qui éclaire efficacement le contexte actuel.

Barcelone, ville globale ?

Un des apports de cet ouvrage est sans doute la manière dont la notion de ville globale y est abordée. L’aire métropolitaine de Barcelone, dont la population de trois millions d’habitants est nettement inférieure aux métropoles de Paris ou Londres, n’est apparue dans le groupe des villes mondiales que très récemment, après les Jeux olympiques de 1992. Les effets des grands événements et les politiques de marketing urbain, intensifiées après la crise économique de 2008, ont conduit au développement d’un tourisme de masse, actif tout au long de l’année (croisiéristes, congressistes, étudiant·e·s…), ainsi qu’à l’implantation de sièges d’entreprises multinationales. Le livre n’aborde qu’en surface la ville globale telle qu’elle se structure dans un ordre économique mondial à l’époque contemporaine (Sassen 1996). La dimension globale de la ville est dépeinte comme une construction historique, à travers les échanges commerciaux et les histoires humaines et migratoires : entre le XIe et le XIVe siècle, les juifs et les musulmans jouent un rôle d’intermédiaires dans le développement commercial de Barcelone, tandis qu’entre 1550 et 1630, c’est à travers la connexion avec des villes comme Valence, Séville ou Lisbonne que Barcelone développe son expansion coloniale. L’exploitation des colonies permettra notamment à la ville de devenir une place forte du développement préindustriel dès le XVIIIe siècle avec les indiennes, ces manufactures de coton importé d’Inde occidentale, prémices de l’industrie textile ayant structuré l’économie et le territoire barcelonais jusqu’aux années 1970. Au XXe siècle, les flux migratoires (d’abord internes au pays, puis plus récemment d’Amérique latine, du Maghreb, de Chine) et les échanges culturels et artistiques, avec la France notamment, ont modelé une ville complexe et diverse. Le parti pris du livre de produire une approche historique de constitution des processus globaux amène les auteurs à n’aborder que très rapidement la période récente et les effets de la globalisation sur la ville, traités succinctement dans un dernier chapitre. Ces derniers font cependant l’objet d’une littérature abondante, notamment autour de la critique du « modèle barcelonais » depuis les années 2000 (Garcès 2018 ; Capel 2005 ; Delgado 2007).

Barcelone, capitale catalane dans un État plurinational

Un des fils conducteurs de l’ouvrage, dont la rédaction s’est achevée au moment où s’est tenu le référendum d’autodétermination sur l’indépendance de la Catalogne en 2017, constitue la mise en perspective historique du rôle de Barcelone comme capitale catalane dans un État plurinational. Dépassant les approches parfois réductrices qui analysent cette question à partir d’une entrée identitaire, basée sur un sentiment d’appartenance à la Catalogne ou à l’Espagne, ou bien dans une simplification manichéenne opposant Madrid et Barcelone, l’ouvrage détaille les enjeux sociaux et politiques sur lesquels repose ce qu’on appelle aujourd’hui le « conflit catalan ». La structuration de la ville comme capitale politique remonte à une période située entre le XIe et le XVe siècle, où Barcelone est la capitale de la couronne d’Aragon et de la principauté de Catalogne. Cette période est marquée par la structuration des institutions de la ville, avec la création du Consell de cent, composé de riches marchands gouvernant la ville. Elle prendra fin avec le mariage d’Isabelle de Castille et León avec Ferdinand II en 1469, suivi par la guerre de succession au XVIIIe, siècle dont les effets sur la transformation sociale et politique de la ville, notamment avec la suppression des institutions locales, sont décrits dans l’ouvrage.

Le livre apporte un éclairage sur la compréhension de la question catalane aujourd’hui, détaillant comment les différentes échelles de la ville, la région et l’État sont en tension depuis la fin du XIXe siècle. Il offre une analyse à l’intersection de trois dimensions souvent antagoniques qui s’articulent depuis des siècles. La première est celle des rapports de classes dans la ville, entre une classe ouvrière constituée de travailleurs immigrés d’autres régions d’Espagne qui s’organisent dans des syndicats ou des mouvements anarchistes et socialistes d’une part, une bourgeoisie constituée de propriétaires industriels formant l’élite politique locale d’autre part. Ensuite, la question du mode de régime monarchique ou républicain, qui traverse les différents mouvements catalanistes : les auteurs rappellent qu’au début du XXe siècle, certains partis conservateurs catalanistes sont monarchistes (comme la Ligue régionaliste), tandis que d’autres (comme l’actuel Esquerra Republicana) sont républicains. Enfin, les diverses formes d’autonomie et de collaboration avec Madrid sont traversées par les deux dimensions précédentes. La « semaine tragique » de 1909, révolte ouvrière violemment réprimée par le gouvernement espagnol avec le soutien de l’élite catalane locale, en est un exemple.

Barcelone, ville palimpseste

La notion de ville palimpseste est utilisée à plusieurs reprises dans Barcelona. Les auteurs s’arrêtent sur certains bâtiments pour interroger l’articulation entre des espaces, des personnes et des moments qui ont structuré l’histoire socio-culturelle de la ville. L’exemple du centre culturel El Born est intéressant de ce point de vue. L’ancien marché de gros de la vieille ville a été l’épicentre du renouvellement urbain du quartier du Born ces dernières années. Après sa fermeture en 1971 et plusieurs dizaines d’années d’abandon, le chantier pour le requalifier en bibliothèque initié en 2002 a dû être suspendu. Des fouilles ont révélé les ruines de l’ancien quartier de la Ribera, détruit après la guerre de succession. Le bâtiment, qui accueille aujourd’hui un centre culturel, a finalement été inauguré en 2013 par les responsables politiques catalans dans une mise en scène organisée sur l’esplanade attenante, espace public minimaliste et minéral caractéristique des « places dures » barcelonaises, dans un contexte de tensions politiques fortes entre Madrid et la capitale catalane.

Si elle est abordée à travers la description de certains bâtiments emblématiques de la ville, l’approche urbaine du palimpseste est cependant peu développée. En témoignent les cartes qui ponctuent chacun des chapitres, situant les monuments et lieux décrits sur un fond de carte actuel qui ne rend pas compte des différentes strates urbaines composant la ville ici dépeinte. Les ouvrages classiques de la littérature urbaine sur la ville de Barcelone, réalisés par des architectes-urbanistes, tels Manuel de Solà-Morales ou Joan Busquets, compléteront utilement la lecture de Barcelona afin de saisir le palimpseste urbain tel qu’il s’est constitué au fil des siècles (Busquets 2005 ; Solà-Morales i Rubió 2008).

Barcelona est un ouvrage à plusieurs niveaux de lecture. Il peut se lire comme un guide généraliste permettant au simple visiteur de se situer dans l’histoire longue de la ville tout en la parcourant. Les auteurs invitent à la visite et s’arrêtent sur certains lieux, moments emblématiques de la ville ou des questions de société. Mais il représente également un apport significatif dans la littérature anglophone sur la capitale catalane, offrant plus particulièrement un approfondissement sur les terrains et les thématiques de recherche des auteurs. On regrettera peut-être une approche trop axée sur la ville-centre, visitée par les touristes, qui délaisse l’histoire des périphéries et leur rôle dans les structures économiques et culturelles que les auteurs souhaitent pourtant dépeindre.

Bibliographie

  • Braudel, F. 1958. « Histoire et sciences sociales : la longue durée », Annales, vol. 13, n° 4, p. 725-753.
  • Busquets, J. 2005. Barcelona, the Urban Evolution of a Compact City, Rovereto : Nicolodi.
  • Capel, H. 2005. El modelo Barcelona, un exámen crítico, Barcelone : Ediciones del Serbal.
  • Delgado, M. 2007. La ciudad mentirosa. Fraude y miseria del “Modelo Barcelona”, Barcelone : Catarata.
  • Garcès, M. 2018. Ciudad princesa, Madrid : Galaxia Guttenberg.
  • McDonogh, G. 2014. « Modelling Barcelona », Arxiu d’Etnografía de Catalunya, n° 14, p. 203-225.
  • Martínez i Rigol, S., Carreras i Verdaguer, C. et Frago i Clols, L. 2015. « El Raval de Barcelona, un laboratori d’estudis urbans », Treballs de la Societat Catalana de Geografia, p. 125-150.
  • Sassen, S. 1996. La Ville globale. New York, Londres, Tokyo, Paris : Descartes et Cie.
  • Solà-Morales i Rubió, M. 2008. Deu lliçons sobre Barcelona, Ten lessons on Barcelona, Barcelone : Collegi d’arquitectes de Catalunya.

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Pour citer cet article :

Alice Lancien, « Modeler Barcelone, palimpseste historique de la capitale catalane  », Métropolitiques, 28 mai 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Modeler-Barcelone-palimpseste-historique-de-la-capitale-catalane.html

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