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Marcher pour garder la mémoire : des peintures préhistoriques aux déchets nucléaires

Dans son dernier roman graphique, Étienne Davodeau marche et dessine pour comprendre ce que l’être humain lègue à ses descendants dans les sols et les sous-sols de France, des peintures préhistoriques aux déchets radioactifs. La paysagiste Malou Allagnat nous livre son point de vue sur cette (dé)marche d’enquête engagée et sensible.

Recensé : Étienne Davodeau, Le Droit du sol. Journal d’un vertige, Paris, Futuropolis, 2021, 216 p.

Dans ce reportage raconté en bande dessinée, Étienne Davodeau questionne les héritages que les populations humaines laissent derrière leur passage. Il met en parallèle deux de ces héritages : les dessins préhistoriques et les déchets radioactifs. L’auteur décide de relier par la marche la grotte préhistorique de Pech Merle, depuis Cabrerets, dans le Lot, au site de Bure, dans la Meuse, lieu prévu d’enfouissement de déchets nucléaires, nommé Cigéo.

En guise de préface, l’ouvrage commence par une page blanche avec en son centre la France, représentée par une simple frontière au trait noir, et deux symboles, celui d’un mammouth et celui de la radioactivité (figure 1). Cette carte synthétique résume l’objectif de ce roman graphique : lier ces deux traces et un temps très long. C’est en immergeant le lecteur sur les sentiers de grande randonnée, comme il a pu les parcourir, que l’auteur questionne les héritages que les « strates humaines » (p. 19) lèguent au sol, au sous-sol et donc au territoire et aux populations futures. Ces patrimoines associent un « croquis évident, libre et précis » (p. 20) de mammouth préhistorique dans la grotte de Pech Merle et la sophistication des déchets radioactifs du projet d’enfouissement nucléaire de Bure. L’ouvrage décrit plusieurs facettes de cette randonnée qui relève à la fois d’une forme d’engagement, d’une démarche d’enquête et d’une expérience sensible.

Figure 1

Étienne Davodeau, Le Droit du sol, p. 1 (détail).
©️ Futuropolis, 2021.

Les pieds au sol, un engagement

Ce roman graphique sous forme de reportage raconte une expérience menée par l’auteur lui-même. Étienne Davodeau, dessinateur et scénariste de bande dessinée, en est le personnage principal et écrit à la première personne. Cet objet éditorial raconte une démarche artistique et politique qui peut paraître conceptuelle, voire abstraite : marcher pour questionner les traces laissées par les sapiens sur Terre. Cependant, dès les premières pages et dans l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur veille à guider le lecteur en exposant avec humilité et franchise chacun de ses partis pris. La démarche devient accessible et son engagement d’autant plus transparent. Les confidences du dessinateur nous plongent dans la fabrique de l’ouvrage : « ce que je veux vous raconter passe par une expérience sensible [...] mais je veux étayer tout cela par des témoignages extérieurs plus construits » (p. 28), ce qu’il fait à travers des entretiens auprès de différents spécialistes. Ce livre ne vise pas l’objectivité et l’auteur ne s’en cache pas, expliquant par exemple comment il a sélectionné les experts sollicités : « je [...] croise au large les bâtiments de l’Andra et d’EDF. Je n’irai pas interroger leurs chargés de communication. Leur donner la parole dans mes pages au nom d’un hypothétique souci d’équité ne ferait qu’entériner l’énorme déséquilibre des forces qui s’opposent ici. Ils ont l’argent, la justice et la police avec eux. Ça va bien » (p. 193).

L’engagement se situe également dans le principe même de la marche, par la mise en mouvement du corps dans le temps et dans l’espace. Engager une marche, qu’elle soit collective ou individuelle, fait partie des modes d’actions contestataires. Dans cet ouvrage, l’implication de l’auteur se ressent dans la distance parcourue, un peu plus de 800 kilomètres, et la durée, plusieurs semaines de randonnée, qui témoignent de la cadence lente de la marche favorisant la réflexivité. C’est un engagement du corps « pas à pas » (p. 29). Dans cette situation d’attention, l’engagement se dessine et s’affirme crescendo au fil du cheminement. Pour Étienne Davodeau, « traverser seul des journées de pluie, de vent, de soleil, c’est une façon active et féconde d’apprendre pas mal de choses sur soi, sur ses capacités, sur ses limites, sur ses doutes » (p. 55). Une certaine introspection, nécessaire peut-être pour défendre une cause collective, telle la remise en cause du projet d’enfouissement des déchets à Bure. À ce propos, sur le chemin, un ami de l’auteur lui dit, avec un air malicieux : « Bure, d’ici. C’est combien ? Même pas deux cents bornes en bagnole, on peut y être pour le déjeuner » (p. 132). Même si la proposition paraît tentante, cela n’aurait plus aucun sens pour le dessinateur, car la marche constitue l’essence même du Droit du sol. Le narrateur insiste dans ce sens : « je vais marcher ce bouquin » (p. 29). La marche devient une démarche scientifique dans certaines études urbaines en sciences sociales (Bocquet 2019). À la fois objet de recherche et méthode d’enquête, la marche est étudiée autant comme une expérience corporelle favorisant l’affirmation de soi (Goffman 1973) qu’une expérience sensible avec l’environnement, à travers la notion d’ambiance (Thibaud 2006). Ces démarches pointent l’importance de l’engagement du corps pour percevoir finement les enjeux d’un territoire, tout comme le récit de la randonnée d’Étienne Davodeau. L’engagement de l’auteur se perçoit jusqu’à la fin de l’ouvrage, à travers une page intitulée « le journal de Bure », comportant des actualisations sur l’avancée du projet d’enfouissement des déchets nucléaires. Cette page est mise à jour à chaque réédition, faisant de cet ouvrage un objet vivant sur un sujet en constante évolution.

Aller à la rencontre ; une démarche d’enquête

Même si l’auteur marche seul, son chemin est ponctué de moments collectifs. Habitants, randonneurs, famille, amis et experts partagent, de manière réelle ou virtuelle, certains moments du parcours. Le narrateur interagit avec les habitants en partageant un repas, en covoiturant, en demandant de l’eau ou son chemin. Ces interactions sont autant de prétextes pour présenter le projet, recueillir des représentations au fil du chemin et créer ainsi les conditions d’un dialogue. Au début de la randonnée, la plupart des habitants croisés ne connaissent ni Bure ni le projet d’enfouissement des déchets nucléaires : « ça me dit rien » (p. 13) ; « Bure ? je connais pas » (p. 111). Mais au fil de son périple, les connaissances des habitants se précisent : « Bure ? Ah oui, je connais… » (p. 144), jusqu’à entrevoir des positionnements de la part de certains d’entre eux, comme ce patron d’un bar-hôtel à Châtillon-sur-Seine : « Bure ? Ah oui, je connais, mon neveu est haut placé dans le nucléaire. C’est formidable, hein ? » (p. 144). À la fin du périple, les dernières rencontres se font sous surveillance, un climat de méfiance, imposé par le projet Cigéo, illustre « la routine des gens d’ici » (p. 196). Faire connaître Bure et ce projet d’enfouissement est l’un des objectifs de ce roman graphique, comme l’annonce l’auteur : « c’est aussi pour ça que je dessine ce livre ».

Au-delà de ces rencontres spontanées, le dessinateur convoque des experts. Il les fait exister à travers un mode d’écriture particulier : en les invitant virtuellement sur son chemin (p. 28). Ces experts ont été rencontrés en amont de l’expédition et leurs récits ont été retranscrits et mis en scène avec les paysages parcourus. On peut y voir, Bertrand Defois (p. 22), Marc Dufumier, (p. 40), Bernard Laponche (p. 94), Michel Labat (p. 115), Valérie Brunetière (p. 133), Ariane de la Chapelle (p. 154), France Moline (p. 158), Joël Domenjoud (p. 179). Ces derniers sont issus d’horizons divers, comme l’archéologie préhistorique, l’agronomie, la physique des réacteurs nucléaires, l’engagement militant, la sémiologie, la conservation et restauration des œuvres graphiques ou encore l’édition. Ces compagnons de route nous plongent dans toute la complexité et la transversalité du sujet, à toutes les échelles, du sol à l’atome. Dans ces moments, nous sommes accrochés par les paroles retranscrites, touffues d’informations, impliquant de nombreuses connaissances à ingurgiter, au point qu’on en oublie de déguster les illustrations. Le texte prend le pas sur le dessin qui devient un arrière-fond, les modes de lecture se divisent, détachant peu à peu le lecteur de la randonnée et du paysage.

L’expérience sensible de la marche et du marcheur

Cet ouvrage fait état de l’expérience sensible que représente la marche. Une « expérience de la solitude » (p. 55) et de la lenteur qui permet de « s’arracher au quotidien pour revenir à un état antérieur qui nous est commun où on pourra peut-être se retrouver soi-même » (p. 31). Dans cette posture en disponibilité sensorielle, le narrateur apporte une attention particulière au paysage qui l’entoure. Cela transparaît autant par le récit que le dessin. Certaines cases s’étendent sur toute la largeur de la page, tracent parfois des panoramas sur les vastes paysages traversés. Ces dessins constituent des respirations tant pour l’auteur qui fait une halte sur le chemin que pour le lecteur, suggérant les ambiances parcourues. Cette expérience géographique oscille entre la topographie des crêtes du cantal à 1888 mètres et les plaines où l’on peut ressentir « un vertige d’herbe et de silence » (p. 146). Pour favoriser l’immersion, les descriptions des paysages sont souvent associées aux « météores » (de la Soudière 2019) : le vent dans les herbages sans limites (p. 84), la brume matinale enveloppant les reliefs (p. 68), « les moments qui précèdent l’orage » (p. 130) ou encore cette chaleur écrasante lors de l’épisode caniculaire précoce fin juin 2019 (p. 89). D’un point de vue graphique, malgré l’absence de couleurs, les dessins réalisés avec un lavis de niveaux de gris viennent rendre compte des lumières comme : le soleil brillant d’un début d’après-midi (p. 105), les ombres franches de l’été (p. 172), les couchers de soleil (p. 87) ou les ciels étoilés (p. 59, figure 2). Les sens sont aussi convoqués, on écoute avec l’auteur le chant de l’alouette et l’air immobile qui vibre en sourdine (p. 130), on goûte des abricots les pieds dans une rivière (p. 93) et on frôle le feuillage du bois Lejuc (p. 199). Il partage également l’influence de cette expérience sur l’état du corps face à « la chaleur, la soif, la poussière, la boue, l’inconfort et la fatigue » (p. 28). Il partage les aventures du marcheur comme : « la douche au vent » (p. 56), les signes de douleur des mollets ou des clavicules (p. 32), le choix méticuleux des emplacements de bivouac. Ces éléments peuvent paraître anecdotiques, mais ils nous immergent dans l’expérience de la marche. Ces témoignages corporels pragmatiques et personnels favorisent l’empathie du lecteur pour le personnage et pour les lieux qu’il habite pendant son voyage (p. 65).

Figure 2

Étienne Davodeau, Le Droit du sol, p. 59 (détail).
©️ Futuropolis, 2021.

Ainsi, au-delà de ces héritages, l’ouvrage parle du sol, de l’attachement que l’on peut lui accorder et de quel droit peut-on l’exploiter. À travers cette marche, Étienne Davodeau met en place une démarche d’enquête engagée et sensible, qui fait de ce roman graphique un objet à la fois immersif et prospectif. Cette bande dessinée documentaire illustre le défi actuel et d’autant plus urgent de renouveler les manières de mettre en récit les problématiques socio-environnementales, et celle du temps long, telles que la gestion des déchets nucléaires.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Malou Allagnat, « Marcher pour garder la mémoire : des peintures préhistoriques aux déchets nucléaires », Métropolitiques, 21 décembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Marcher-pour-garder-la-memoire-des-peintures-prehistoriques-aux-dechets.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1984

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