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Débats

Qui se soucie des soins ? La disparition d’un hôpital public après Katrina

Après le passage de l’ouragan Katrina, le Charity Hospital, grand hôpital au service des pauvres et des non-assurés de La Nouvelle-Orléans, a définitivement fermé malgré son état encore fonctionnel et des besoins pressants. Anne M. Lovell décrit comment l’ouragan a accéléré la restructuration locale des services de santé, privant les patients de soins adéquats et causant la démolition des quartiers historiques.

Dossier : La Nouvelle-Orléans après Katrina

Les études sur la santé publique et la gestion des catastrophes traitent généralement de l’assistance immédiate [1]. Plus récemment, l’accent a été mis sur l’éthique des pratiques d’urgence (Leichter-Flack 2011 ; Fink 2009) qui, dans des circonstances difficiles et incertaines, mettent en relief la question biopolitique de savoir qui vit et qui meurt (Lovell 2011). Mais cette perspective déontologique doit s’appliquer tout autant à la période de reconstruction qui suit la catastrophe, surtout lorsque l’infrastructure des soins de santé a souffert et que la santé physique et mentale des survivants est aggravée par l’effet « bombe à retardement » des réactions au traumatisme et par la dégradation des conditions de vie. Depuis le passage de Katrina il y a cinq ans, ces questions cruciales se sont matérialisées autour d’une des plus grandes controverses de la période de reconstruction de La Nouvelle-Orléans : le sort de l’hôpital public.

De mal en pis : l’inéquitable programme de reconstruction

Dire que Katrina a exposé la face de la pauvreté « racialisée » aux États-Unis est un truisme. Pourtant, les images affichées par les médias de résidents coincés dans leurs fauteuils roulants immergés dans les eaux montantes ou agitant leurs béquilles sur les toits ont également dévoilé une population déjà malade et handicapée [2]. Avant la catastrophe, plus d’un quart de la population de La Nouvelle-Orléans était atteint d’une ou plusieurs maladies chroniques de la pauvreté : diabète avancé, obésité, hypertension artérielle, maladie cardiovasculaire, VIH et SIDA. Le pourcentage de malades du sida était de 21,2 pour 100 000 habitants (contre 14 pour les États-Unis) et le taux de mortalité due au diabète de 40,8 pour 100 000 (25,3 pour les États-Unis) [3]. La mortalité infantile à La Nouvelle-Orléans était de 10,3 pour 1 000 naissances viables (contre 7 pour les États-Unis) ; chez les Afro-américains de La Nouvelle-Orléans, ce taux avait atteint 14,5 en 2002 [4].

L’ouragan et le désastre d’ingénierie sociale qui ont submergé La Nouvelle-Orléans ont également endommagé ou détruit la plupart des hôpitaux et des cliniques de la ville, y compris le Centre médical de Louisiane à La Nouvelle-Orléans, plus connu sous le nom de Charity Hospital – l’hôpital de la Charité. Deuxième hôpital public le plus ancien continuellement en service aux États-Unis, Charity occupait un bâtiment Art Déco de 1938 à l’architecture éloquente auquel près de 150 cliniques ambulatoires et centres de médecine spécialisée étaient rattachés. Peu après l’évacuation des patients et du personnel de Charity pris au piège en septembre 2005, le général Russell Honoré, commandant du Groupe d’Intervention d’Urgence (Joint Task Force), a ordonné à des unités militaires, assistées de médecins et d’infirmiers bénévoles et d’ingénieurs allemands, de nettoyer, décontaminer et réparer suffisamment d’étages endommagés par les effets de Katrina pour permettre la réouverture des services d’urgence de l’hôpital. Pourtant, les administrateurs de Charity ont convaincu le gouverneur de l’État, Kathleen B. Blanco, d’ordonner la fermeture de l’hôpital, bien qu’une telle décision ne soit légalement valable qu’avec l’accord préalable de l’assemblée législative de l’État. De nombreux témoins ont rapporté que les administrateurs – la direction des Soins médicaux de Louisiana State University (LSU) – ont coupé l’alimentation électrique et autres les commodités, puis interdit tout accès à l’hôpital, qu’ils ont laissé se détériorer [5]. LSU aurait ainsi permis, voire même perpétré, le sabotage de l’établissement (Brandes Gratz 2011).

Pour les résidents pauvres et afro-américains qui avaient lutté pour revenir et reconstruire leurs vies brisées, la fermeture de Charity a renforcé le sentiment que la ville était en train d’être réaménagée pour les résidents blancs de classe moyenne et les touristes (Lovell, Bordreuil et Adams 2011). À Charity, les patients étaient surtout afro-américains, travailleurs pauvres, non-assurés ou sous-assurés, mais l’hôpital accueillait aussi des patients de classe moyenne dans son centre régional de traumatologie ou pour le traitement de maladies stigmatisantes comme le sida, la toxicomanie ou les maladies mentales graves. En outre, nombreux sont les nouveaux-orléanais qui éprouvent un sentiment d’attachement profond à l’histoire de l’hôpital, incarnée dans la revendication, popularisée par des chansons et autres médias : « je suis un bébé de Charity » (« I’m a Charity Hospital Baby ») (Lovell 2011). La fermeture de l’hôpital par LSU et le licenciement de plus de 3 000 employés de la santé, pour la plupart afro-américains, a aggravé la carence en soins de santé publique de l’ensemble de la ville. Ces mesures se sont inscrites dans le cadre d’une démarche de reconstruction inéquitable qui prévoit entre autres le remplacement des écoles publiques par des « charter schools » (écoles financées par des fonds publics) gérées par le secteur privé ; la proposition de retour aux marécages des zones résidentielles inondables et majoritairement pauvres (« quartiers signalés par des taches vertes » sur les cartes du plan d’urbanisme), la démolition du quartier historique afro-américain du Lower Ninth Ward et de quatre ensembles de logements sociaux ; et du parti pris contre les pauvres dans l’aide à la reconstruction. Ces sentiments ont contribué à l’éclosion d’un vaste mouvement social pour la réouverture de Charity, renforcé par l’annonce faite par LSU début 2006 de la construction d’un nouvel établissement médical universitaire dans un ensemble englobant le futur hôpital fédéral pour anciens combattants. En 2007, les défenseurs de la « ré-ouverture de Charity » ont rejoint les tenants de la conservation du patrimoine et les résidents indignés par le projet de raser leur quartiers pour faire place à l’hôpital des anciens combattants (Veterans Hospital) et à hôpital qui devait être géré par LSU et dont le financement n’était (et n’est toujours) pas garanti, alors qu’ils pouvaient tous deux être construits ailleurs dans la ville. De fait, l’agence municipale pour le rétablissement de la ville a finalement manœuvré pour déplacer le site de l’hôpital des anciens combattants vers une zone plus densément peuplée, doublant ainsi la surface de terrain pour les deux installations à 27 hectares (Lovell 2012).

Accélération des projets d’investissement immobiliers au détriment des non-assurés

Pour comprendre l’enjeu du maintien de l’ancien hôpital pour les citoyens de La Nouvelle-Orléans, il faut revenir sur l’histoire et appréhender la grande diversité des politiques de santé et de protection sociale aux États-Unis. L’hôpital de Charity de La Nouvelle-Orléans appartient au seul système des centres hospitaliers financés par un État aux États-Unis. « Charity » n’est donc pas le terme adéquat : les dix Charity Hospitals dispersés à travers la Louisiane avant Katrina dépendaient fortement des impôts de l’État et d’un mécanisme fédéral précaire pour les soins hospitaliers non payés, le fonds Disproportionate Share Hospital (DSH) du programme d’assistance Medicaid [6]. La singularité du système des Charity Hospitals de la Louisiane est ancrée dans le principe que chacun a droit aux soins médicaux – désaveu certain du néolibéralisme et du fort sentiment d’individualisme des Américains, mais enraciné dans la doctrine populiste des années 1930 de la dynastie des Long qui ont gouverné la Louisiane pendant des décennies. Cependant, l’arrivée dans les années 1960 de Medicaid, le principal programme d’assistance médicale aux personnes à faibles revenus, a renforcé un système de soins de santé à deux vitesses. Programme à la fois fédéral et dont les conditions d’admissibilité et le montant alloué diffèrent selon les États, le Medicaid a probablement contribué à la quantité disproportionnée de soins non rémunérés ou sous-assurés de Charity Hospital par rapport aux autres hôpitaux de La Nouvelle-Orléans. Pour des raisons complexes, les patients de La Nouvelle-Orléans sans assurance ou sous-assurés se sont tous retrouvés à Charity, alors que dans d’autres villes américaines, ces patients sont plus équitablement répartis dans les établissements publics et privés. En outre, l’héritage populiste de la Louisiane a permis aux Charity Hospitals de continuer à se développer dans les années 1960, alors que d’autres États démantelaient leurs hôpitaux publics.

Si à la suite de Katrina la direction de LSU a agi à l’encontre de ce principe de droit aux soins, elle a également mis en lumière le processus par lequel des fonds alloués pour la reconstruction après un sinistre peuvent être utilisés pour faire avancer rapidement les projets en cours. Il ne s’agit pas simplement ici de capitalisme du désastre, parce que les intérêts publics et quasi-publics entrent en jeu dans cet exemple. Aux prises avec des problèmes d’accréditation et des bâtiments en phase de dégradation, LSU envisageait depuis longtemps la construction d’un nouvel hôpital, en partie pour attirer une base de patients privés et se décharger du fardeau des patients non payants [7]. Au mois de janvier précédant Katrina, LSU avait annoncé un projet de construction d’une nouvelle installation, devant débuter en 2005 pour ouvrir en septembre 2010 [8]. Katrina a alors fourni l’occasion de contourner l’obstacle du manque de financement de ce projet, en donnant accès aux fonds fédéraux de reconstruction après un désastre. Cependant, la FEMA (Federal emergency management agency – Agence fédérale de gestion des urgences) a rapidement déterminé que le coût des dégâts subis par Charity ne dépassait pas les 50 % requis du coût de la reconstruction et que la demande de fonds de remplacement était irrecevable.

En 2006, l’assemblée législative de l’État a chargé la Foundation for a Historical Louisiana (FHL) d’organiser une étude de faisabilité sur la restauration et les possibilités de remplacement de Charity. À la clôture des appels d’offre, la FHL a mandaté un cabinet d’architecture spécialisée dans les hôpitaux, Hillier RMJM. Leur étude, publiée en 2007, a révélé que le curetage de la Charity et la construction d’une infrastructure médicale ultra-moderne dans l’enveloppe du bâtiment de style Art déco pourrait être réalisée en moins de temps et à un coût bien moindre que celui de la construction d’un nouvel hôpital [9].

Dans le même temps, LSU, l’État et la FEMA se sont livré un long combat à propos de l’évaluation des dégâts. Après l’élection du président Obama, et sous la pression de la délégation louisianaise au Congrès pour accélérer les décisions de la FEMA à propos de Katrina, l’Agence a octroyé 475 millions de dollars pour remplacer Charity, un bond considérable par rapport aux estimations de dégâts initiales (23 millions de dollars). Six ans après Katrina, LSU a ainsi pu préparer son extension, en réservant un espace pour un couloir biomédical, futur moteur économique de la ville, par la construction de parkings entourés de terrains vagues. Pourtant LSU n’a toujours pas présenté de plan financier viable ni révélé d’où proviendraient les quelques 400 millions de dollars encore nécessaires à la construction, ou les 100 millions de dollars de coûts d’exploitation annuels que l’assemblée législative de l’État rechigne désormais à fournir. Et ceci en période de crise économique, et avec une réforme nationale des soins de santé qui ne saura plus assurer à LSU leurs patients couverts par Medicaid ou leur contingent de patients à soigner gratuitement pour lequel ils sont en droit de réclamer des fonds. En attendant, LSU présente maintenant le successeur de Charity comme un hôpital régional de classe supérieure, accueillant par nécessité mais sans conviction des patients du public (Barrow 2011).

L’ascension d’un réseau de cliniques alternatives à but non lucratif

Pendant ce temps, les volets de la vieille Charity Hospital restent fermés, défigurant ce qui était autrefois un quartier médical prospère en centre-ville. Une installation provisoire fournit des services inadaptés aux besoins, et le rapport Hillier RMJM dédaigné prend la poussière. Pourtant, deux autres aspects de la reconstruction de La Nouvelle-Orléans ont paradoxalement joué contre la restauration de l’hôpital public : le développement de plus de 100 cliniques de premiers soins grâce surtout aux efforts de bénévoles et l’échec du processus de planification de la restauration à envisager Charity Hospital comme un bien public.

Après l’échec des efforts de réforme nationale de santé du président Clinton, plusieurs états ont lancé des réflexions à l’initiative à la fois de Démocrates et de Républicains sur un concept de « laboratoire de politiques de santé » [10]. L’exemple bien connu et innovateur de l’assurance maladie quasi-universelle du Massachusetts a servi de modèle pour la loi américaine de 2010 sur la réforme nationale de la santé. Après Katrina, La Nouvelle-Orléans a offert un terrain propice à la modernisation et la rationalisation des prestations de soins de santé. Le ministre de la Santé du président George W. Bush s’est aligné sur les réformes de santé pré-Katrina et a exploité le vide constaté au lendemain de la catastrophe pour promouvoir un modèle expérimental d’assurance privée de gestion de soins de santé. Ses efforts ont échoué. Mais le mouvement populaire de développement de centres de premiers soins, poursuite des efforts amorcés avant Katrina, combiné aux cliniques gratuites, confessionnelles et autres, fondées au lendemain de la catastrophe, a intégré de nouveaux concepts comme la « maison médicale » (medical home), la gestion électronique des dossiers et le mélange de fournisseurs privés et publics [11]. Ce réseau a donné à La Nouvelle-Orléans une dimension rédemptrice reconnue nationalement, non seulement face à la catastrophe, mais contre la corruption, l’incompétence collective, la pauvreté généralisée et les idéaux prétendument archaïques à propos des soins de santé de la période pré-Katrina incarnés par Charity. Mais les centres de premiers soins ne peuvent pas satisfaire les besoins de soins spécialisés d’une population nouvelle-orléanaise déjà malade chronique, handicapée et vieillissante.

Reconstruction disputée et effacement de la santé en tant que question publique

Cette image de rationalisation et de modernisation des soins de santé sape les efforts de soutien à la réouverture de Charity. Un processus de reconstruction bien planifié aurait pu intégrer à la fois les cliniques de premiers soins et un hôpital public, tous deux étant nécessaires au maintien d’une ville « saine » pour tous les groupes sociaux [12]. Mais – et c’est là le deuxième paradoxe de la reconstruction – ni les mécanismes de la FEMA pour le rétablissement, ni les mécanismes de planification urbaine mis en œuvre après Katrina ne permettent une vision globale des biens publics, urbains et de santé. Ils fragmentent tous deux le processus de reconstruction : la FEMA parce que ses ressources sont allouées à des projets plutôt qu’à la ville dans sa globalité ; la planification urbaine, parce qu’elle s’arrête au niveau des districts, des quartiers ou des zones. Dans le contexte du plan de reconstruction, le problème de l’hôpital public pourrait au mieux se résumer à la question de l’emplacement géographique du nouvel établissement. Le quartier médical abandonné et sinistré, situé dans une zone commerciale et hôtelière plus large, n’a pas retenu l’attention des résidents du quartier, pour la plupart de classe aisée. À ces mécanismes, il faut néanmoins ajouter les effets de la faiblesse des dirigeants de la municipalité et ceux des intérêts particuliers imbriqués dans les affaires communes de LSU, l’administration des anciens combattants et autres instances qui, directement ou indirectement ont accéléré le déclin de Charity. À la place, ils ont favorisé la construction de nouveaux établissements hospitaliers, à l’encontre de l’éthique environnementale du programme de reconstruction qui prônait une petite empreinte urbaine et au coût du déplacement de centaines de résidents qui étaient revenus et avaient reconstruit leurs maisons endommagées. Le refus des dirigeants de la ville de s’adresser au problème de Charity a créé, selon les termes du consultant en planification pour le Plan Directeur, une « plaie ouverte » dans le processus de planification [13].

Le processus de reconstruction a laissé derrière lui une autre sorte de « Charity Hospital Baby », pour reprendre l’expression du mouvement en faveur de la réouverture de l’hôpital. Mais ces « orphelins » de Charity témoignent de la nécessité d’élargir la question des inégalités et de l’éthique de santé au-delà de la période immédiate d’aide aux catastrophes. En attendant, l’assemblée législative de l’État et le conseil municipal de La Nouvelle-Orléans refusent d’acquiescer aux demandes de LSU pour des fonds supplémentaires et une cession de terrains jusqu’à ce qu’ils présentent un plan financier viable pour le nouvel hôpital « Taj Mahal ».

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Pour citer cet article :

Anne M. Lovell & traduit par Françoise Gillespie, « Qui se soucie des soins ? La disparition d’un hôpital public après Katrina », Métropolitiques, 4 juillet 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Qui-se-soucie-des-soins-La.html

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