Les primaires citoyennes organisées en octobre 2011 pour désigner le candidat du Parti socialiste à l’élection présidentielle ont constitué un événement inédit de la vie politique française. À l’époque, le principe de primaires ouvertes a été porté par Arnaud Montebourg et la fondation Terra Nova. L’objectif était de « créer du leadership et de la légitimité » par un « approfondissement de la démocratie représentative », une « revitalisation du débat politique » et « un retournement positif de l’image du Parti socialiste » (Ferrand et al. 2011 ; pour une lecture beaucoup plus critique des primaires citoyennes, voir Lefebvre 2011). Il s’agissait également d’accompagner le caractère présidentiel des institutions et, à l’instar de ce qui se passe aux États-Unis, d’occuper l’espace médiatique, de collecter des fonds et d’obtenir les coordonnées de sympathisants volontaires [1]. Presque trois millions de citoyens ont finalement participé à ce scrutin, mais leur profil reste mal connu, à l’exception de rares études empiriques.
Dès décembre 2011, Jérôme Fourquet a proposé une analyse exhaustive à l’échelle départementale accompagnée de zooms à l’échelle communale. Il note que la mobilisation croît avec l’urbanisation et l’encadrement militant, alors qu’elle reste faible dans les départements « en crise » ou dans les banlieues populaires, mettant également en évidence la reproduction d’affinités locales internes à l’appareil socialiste dans les choix des sympathisants (Fourquet 2011). Julien Audemard et David Gouard, cherchant à cerner la population se déplaçant pour les primaires citoyennes, ont, de leur côté, conduit une enquête de terrain intensive le jour du scrutin dans deux bureaux montpelliérains, croisant leur résultats et les profils socio-démographiques de l’ensemble des bureaux de la ville. Ils montrent une surreprésentation des populations âgées ou favorisées parmi les votants et, inversement, une désaffection des milieux populaires et des plus jeunes. Ils confirment l’importance des propriétés sociales des participants sur l’orientation de leurs votes : les propriétaires installés de longue date préfèrent François Hollande, les jeunes diplômés locataires optent plutôt pour Arnaud Montebourg, tandis que Ségolène Royal obtient ses meilleurs scores dans les quartiers populaires (Audemard et Gouard 2014). En comparant à l’échelle du bureau de vote la géographie électorale issue de ce scrutin avec celle traditionnellement observée dans l’espace parisien (cf. encadré), elle-même reflet des configurations sociales locales (Rivière 2012), nous cherchons à éclairer les comportements électoraux observés lors de cette consultation inédite [2].
Encadré : la construction des bureaux de votes primaires Pour cela, nous nous sommes restreints à Paris et à vingt communes limitrophes [3] dans la mesure où 5 % de la population française, 4 % des inscrits et 7,9 % des votants aux primaires se concentrent sur cet espace d’à peine 200 km². La participation ainsi que les scores de Martine Aubry et Manuel Valls y ont été plus élevés que dans le reste du pays, tandis que François Hollande, Arnaud Montebourg et Ségolène Royal y ont obtenu des scores plus faibles (figure 1).
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Qui sont les votants aux primaires ?
Les corrélations mesurées entre la participation aux primaires et les résultats des élections régionales confirment la thèse que ce sont très majoritairement des sympathisants du PS, mais aussi d’Europe Écologie – Les Verts (EELV), qui sont allés voter aux primaires (figure 3). À l’exception de quelques bureaux atypiques, en particulier les deux situés à Levallois-Perret, où la participation fût anormalement faible, la relation entre votants aux primaires et votants PS et EELV aux régionales apparaît, en effet, parfaitement linéaire (figure 4).
Lecture : Les valeurs du coefficient de corrélation r [4] varient entre - 1 et + 1. Lorsqu’il est positif, les deux variables évoluent dans le même sens (par exemple, pour la première ligne du tableau, la participation aux primaires en 2011 [5] est d’autant plus élevée que les résultats du PS+EELV [6] sont élevés aux régionales 2010). À l’inverse, quand il est négatif, les deux variables évoluent dans des sens différents. Quand la valeur du coefficient se rapproche de - 1 ou de + 1, cela signifie que la relation statistique entre les deux variables est très intense. Par contre, et quand sa valeur de r est proche de 0, on peut en conclure qu’il n’existe pas de relation. Toutes les corrélations présentées dans ce tableau sont significatives au seuil de 1 %.
Les corrélations non significatives ou négatives avec les autres formations de gauche (FdG, NPA) témoignent d’un faible élargissement du spectre des participants au-delà des électeurs du centre-gauche. La participation aux régionales de 2010 avait déjà été particulièrement faible puisque l’on avait décompté à Paris et dans les communes voisines 355 947 votants PS ou EELV. Ce chiffre tombe à 209 957 pour le premier tour des primaires, qui apparaissent donc comme un scrutin de (très) faible intensité, même s’il est difficile de comparer terme à terme ce scrutin avec un scrutin traditionnel. Nous observons ainsi en moyenne 59 votants aux primaires pour 100 votants PS ou EELV lors des régionales, mais ce rapport varie fortement dans l’espace intra-urbain (figure 5).
Cette mobilisation relative apparaît maximale dans les quartiers du centre-est. La participation ainsi que le vote PS ou EELV y sont généralement plus élevés. Sociologiquement, il s’agit en grande part d’espaces intermédiaires gentrifiés depuis les années 1990 et qui forment un arc de cercle depuis l’ouest du 18e arrondissement jusqu’au 13e (Clerval 2010 ; Rivière 2012). À l’inverse, la mobilisation fut beaucoup plus faible dans les communes aisées de l’ouest (de Vanves à Levallois-Perret), mais également dans les quartiers de gauche les plus défavorisés comme à la Plaine Saint-Denis.
Une géographie familière
Des relations significatives apparaissent entre certains choix des électeurs des primaires et les orientations électorales traditionnelles de leur bureau de vote (figure 6). Le vote Manuel Valls est proche des votes UMP et DLR [7], formant un bloc « conservateur ». Le vote Ségolène Royal est proche de l’abstention, du vote FN et du vote blanc, formant un bloc « protestataire », insatisfait par l’offre électorale, tandis que le vote Martine Aubry est proche du vote PS et EELV, formant un bloc « progressiste ». Les votes François Hollande et Arnaud Montebourg apparaissent intermédiaires, entre Manuel Valls et Ségolène Royal pour le premier et entre Martine Aubry et Ségolène Royal pour le second.
Lecture : Toutes les corrélations sont significatives au seuil de 1% (voir notes de lecture de la figure 3).
La géographie des votes que dessinent les scores des différents candidats aux primaires socialistes est très familière (figure 7), à commencer par celle du vote pour Manuel Valls, qui reproduit celle du vote UMP et dont le profil social correspond aux « beaux quartiers », lieu de résidence traditionnel de la grande bourgeoisie parisienne (Roudil et al. 2011). Ce zonage est resté très stable dans le temps, de sorte que les zones de forces du vote Manuel Valls en 2011 sont à peu de choses près les mêmes que celles de la droite 135 ans auparavant, lors des premières élections législatives de la IIIe République (Ranger 1977). Dans un environnement résidentiel marqué par la domination politique de la droite, les sympathisants PS et EELV votent de préférence pour Valls. La géographie du vote Ségolène Royal est proche de celle de l’abstention. Le même phénomène avait été identifié à Montpellier (Audemard et Gouard 2014). Ségolène Royal a eu plus de succès là où les électeurs sont peu nombreux à être allés voter, possible cause d’un résultat global médiocre. Le vote Martine Aubry est plus important dans les espaces gentrifiés de l’est parisien. Sa géographie la plus proche est celle du vote EELV, celui-ci étant néanmoins plus concentré vers les quartiers centraux. Le vote François Hollande est composite, avec des zones de force à la fois dans les espaces les plus favorisés de l’ouest et les plus défavorisés du nord-est. Le vote Arnaud Montebourg est complémentaire, ses zones de forces apparaissant, comme Martine Aubry, dans les espaces intermédiaires gentrifiés, mais décalées vers les moins favorisés où ce processus est le plus récent.
En se focalisant sur Paris et en passant à l’échelle la plus fine possible – celle du bureau de vote – une autre géographie transparaît, plus proche des réalités sociales et articulée autour de trois pôles : les quartiers les plus favorisés, zone de force de Manuel Valls ; les anciens quartiers populaires en cours de gentrification mais accueillant encore une part de catégories populaires, zone de force de Martine Aubry et Arnaud Montebourg ; et, enfin, les quartiers populaires périphériques, zone de force de Ségolène Royal. Plus composite, le vote François Hollande, apparaît – sans mauvais jeu de mots – comme la synthèse entre celui de Manuel Valls et celui de Ségolène Royal. Le rôle du contexte résidentiel dans les choix électoraux (Klatzmann 1981) semble peser, y compris au sein d’un même électorat ; valider cette hypothèse nécessiterait, cependant, de compléter l’approche statistique et cartographique déployée ici sur des données agrégées par des méthodes plus qualitatives de type ethnographique.
Les premiers commentaires relatifs à ces primaires ont mis en avant leur succès en termes de mobilisation populaire, mais ce succès mériterait d’être relativisé. Avec 0,6 votants aux primaires pour un électeur PS ou EELV lors du premier tour des régionales de 2010, la participation reste médiocre et surtout décroît fortement dans les quartiers populaires périphériques. Affirmer que les primaires citoyennes 2011 ont « contribué à revivifier notre démocratie fatiguée » est donc quelque peu excessif (Ferrand et al. 2011).
Bibliographie
- Audemard, J. et Gouard, D. 2014. « Les primaires citoyennes d’octobre 2011. Entre logique censitaire et influences partisanes locales », Revue française de science politique, vol. 64, n° 2014/5, p. 955‑972.
- Clerval, A. 2010. « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », Cybergeo. European Journal of Geography/Revue européenne de géographie.
- Colange, C., Beauguitte, L. et Freire-Diaz, S. 2013. Base de données socio-électorales Cartelec (2007‑2010).
- Comité national d’organisation des primaires (CNOP). 2011. Code électoral des primaires citoyennes.
- Ferrand, O., Chaltiel, F., Fages, M.-L., Huwart, H. et Prudent, R. 2011. Les Primaires : une voie de modernisation pour la démocratie française, de l’expérience socialiste au renouveau citoyen, rapport, 21 novembre, Paris : Terra Nova.
- Fourquet, J. 2011. Géographie électorale des primaires socialistes, note n° 113, 22 décembre, Paris : Fondation Jean Jaurès.
- Klatzmann, J. 1981. « Population ouvrière et vote communiste à Paris », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 36, n° 1, p. 83‑86.
- Lefebvre, R. 2011. Les Primaires socialistes. La fin du parti militant, Paris : Raisons d’agir.
- Ranger, J. 1977. « Droite et gauche dans les élections à Paris : le partage d’un territoire », Revue française de science politique, vol. 27, n° 6, p. 789‑819.
- Rivière, J. 2012. « Vote et géographie des inégalités sociales : Paris et sa petite couronne », Métropolitiques, 16 avril.
- Roudil, N., Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 2011. « La grande bourgeoisie, une classe mobilisée sur tous les fronts », Métropolitiques, 15 avril.