La Petite Ceinture est une ligne de chemin de fer circulaire, située à l’intérieur des enceintes actuelles de Paris. Elle fut construite au XIXe siècle pour transporter, en fonction des périodes, des voyageurs et des marchandises, mais la concurrence du métro, notamment, a entraîné son délaissement progressif. Le trafic voyageurs prend fin dans les années 1930 et le transport de marchandises dans les années 1990. Dans cette histoire connue, la section de Pont Cardinet à Auteuil–Boulogne fait figure d’exception. Celle-ci reste, en effet, ouverte aux voyageurs jusqu’en 1985 ; une partie du tronçon fait alors l’objet de travaux pour être intégrée au RER C en 1988. Désaffectée et laissée à l’abandon, la partie restante, dont les rails ont été déposés en 1993, accueille un développement spontané et très rapide de la végétation, en particulier sur les perrés qui longent l’ancienne voie ferrée. Des espèces ornementales comme le laurier-tin, en provenance des jardins proches, l’ailante, qui colonise les friches arides, ou le robinier faux-acacia, qui stabilise les talus, ont progressivement envahi le terrain.
(cc) J. Van Hille, 2011
À partir de septembre 1997, Espaces, une association de réinsertion par l’activité économique spécialisée en écologie urbaine, y intervient régulièrement sous la forme d’un chantier d’insertion afin de nettoyer les lieux, dégradés et squattés. En juin 2006, dans le cadre de sa politique de développement des espaces verts, la ville de Paris signe un protocole avec Réseau ferré de France (RFF), propriétaire de l’infrastructure, pour une autorisation d’occupation temporaire. En 2007 est inauguré un « sentier nature », exemple pionnier d’un type de réutilisation dont l’étude est intéressante, alors que la concertation ouverte par la ville et RFF pour l’avenir de l’ensemble de la Petite Ceinture s’est achevée mi-février 2013 [1]. Ce sentier est une bande de terre de 10 mètres de large sur 1,3 kilomètre de long, qui court de la porte d’Auteuil jusqu’à l’ancienne gare de Passy–La Muette, aujourd’hui rachetée et transformée en restaurant. Au sol, sur le ballast apparent où étaient posés les rails, du mulch (branchages récupérés et broyés) a été réparti le long d’un chemin de promenade. L’entrée du sentier nature est une prairie ouverte, mais rapidement cette dernière laisse place à un couloir de végétation assez impressionnant.
- Figure 2a
- Figure 2b
(cc) J. Van Hille, 2011
L’exploitation de cet espace naturel au cœur de la ville a été de nouveau confiée à Espaces via un marché d’insertion : les personnes employées par l’association – des « éco-cantonniers » – ont pour mission de mettre en œuvre des techniques de gestion différenciée du végétal. Ces pratiques recouvrent de multiples dimensions propres à la fabrication de la ville : elles renvoient à la fois à des préoccupations écologiques et à des problématiques relatives à l’appropriation et au partage de l’espace public [2].
La gestion différenciée des espaces naturels : une activité expérimentale
L’écologie urbaine, orientation structurante de l’association Espaces, s’inscrit dans la logique du « verdissement urbain » (Le Dantec 2002, p. 209) qui s’est imposée à partir des Trente Glorieuses, alors que la France et l’Europe s’urbanisaient massivement. Elle correspond aujourd’hui à l’intérêt croissant porté à la flore et la faune dans les villes, autour des enjeux de développement durable, de croissance urbaine et de complexités paysagères. Elle est associée à un arsenal discursif et idéologique qui se traduit, entre autres, par la défense d’une biodiversité urbaine, la préservation des ressources naturelles, et a vocation à jouer un rôle important dans les logiques d’aménagement du territoire (Clergeau 2007, p. 40‑46). Les activités qui en découlent sont néanmoins très expérimentales.
L’apparence du sentier nature est caractéristique d’un espace urbain progressivement tombé en déshérence. C’est un milieu très ombragé, où les arbres ont pris de la hauteur. La lumière atteignant difficilement le sol, celui-ci s’avère, par conséquent, de mauvaise qualité : même le lierre et les ronces qui le tapissent ont du mal à y survivre. Au sein de l’équipe d’éco-cantonniers, la place importante laissée aux débats, en fonction des situations paysagères, est le signe que la gestion différenciée – dont il est d’ailleurs difficile d’obtenir une définition très précise – relève davantage d’une approche globale que de règles bien établies. À tel endroit, les érables sycomores, qui ont poussé en quantité et au même rythme, ne sont pas dans une santé éclatante. La question se pose de savoir s’il ne faudra pas, à court terme, sélectionner les plus beaux et couper les autres, pour permettre aux graines qui jonchent le sol de germer. Un peu plus loin, un enchevêtrement de frênes relativement dense étouffait le fraisier sauvage qui tentait de se développer en contrebas. Laisser la nature suivre son cours sans intervenir, ici, c’était empêcher l’émergence d’une certaine biodiversité recherchée. L’endroit a donc été débroussaillé pour rétablir un équilibre. À proximité, au niveau de l’ancien quai de la gare de la Muette, un stock de graines dormantes a été mis au jour sous la voie, permettant d’identifier les espèces qui se développaient autrefois à cet endroit devenu une longue prairie naturelle, au sol assez pauvre. Les salariés en insertion ont donc été invités à imaginer un éventuel aménagement pour l’avenir. Un projet de verger, composé d’essences rustiques présentes il y a plusieurs centaines d’années, incluant l’installation de quelques ruches pour disséminer la pollinisation sur tout le site, est ainsi envisagé dans la perspective de constituer un catalyseur pour le développement de la végétation.
Il faut croire, à travers ces illustrations, que les modalités d’exercice de la gestion différenciée sont loin d’être harmonisées. Espaces prône une intervention minimale et recommande de laisser la nature faire son œuvre. Néanmoins, la concurrence entre végétaux est régulée pour favoriser un maximum de biodiversité : les espèces invasives sont particulièrement ciblées, mais pas de manière définitive, car leur présence est aussi considérée comme naturelle. Si la gestion différenciée s’appuie sur les grands principes théoriques de l’écologie urbaine (biodiversité « locale », rejet des produits phytosanitaires et des engins électriques, valorisation du « fait à la main », aspect non entretenu, coûts maîtrisés, etc.), sa mise en œuvre quotidienne est ici plutôt faite de tentatives, d’hypothèses, de tâtonnements, et le fruit d’un certain pragmatisme.
Usages, partage et représentations d’un espace public en reconstruction
Progressivement, l’entretien du site et sa sécurisation ont permis son ouverture au public, même s’il reste surtout connu des riverains et des gens qui s’intéressent aux endroits atypiques. Il offre un lieu de promenade dépaysant, à l’origine d’une sociabilité de quartier positive. Si des conflits peuvent survenir, comme la plainte d’une habitante aux responsables de l’association, alléguant que ses impôts servent à financer des personnes qui discutent oisivement autour d’un arbre, il semble que le phénomène « nimby » (not in my back yard), généralement observé lors de l’installation d’une structure qui accueille des personnes exclues (Gotman 2002, p. 11), se soit inversé dans le cas qui nous intéresse ici. D’une part, parce que le travail effectué a des répercussions directes sur l’environnement du voisinage : les éco-cantonniers ramassent les déchets qui jonchent le sol et coupent les branches des arbres dont la présence obscurcit les appartements qui donnent sur les voies. D’autre part, parce que l’association est régulièrement félicitée en retour pour son action par les habitants du quartier, qui en profitent pour échanger à propos des lieux et de ce qui pourrait en être fait. Ajoutons à cela une certaine forme de banalisation des équipes dans le décor urbain : leur uniforme, qui rappelle celui des agents municipaux, facilite probablement aussi la co-présence en atténuant la dimension d’action sociale de l’opération et ses effets de repoussoir.
Au-delà de ces usages de l’espace, la Petite Ceinture fait l’objet d’un important investissement mémoriel. Le phénomène, particulièrement frappant, génère des dynamiques de curiosité et des démarches d’investigation. Sur le sentier nature, les salariés d’Espaces possèdent une connaissance très pointue de l’infrastructure. Ils trouvent souvent l’endroit passionnant, se sont beaucoup renseignés à son sujet, ont parfois mis la main sur de vieilles photographies qui leur ont permis de prendre conscience de son évolution et de sa valeur symbolique. Ce sentiment de proximité avec un patrimoine d’importance passe aussi par des formes d’appropriation plus inattendues :
« L’autre jour, on visitait un bout de la Petite Ceinture avec des gens de RFF dans le 14e. Il y a une sorte de cabane en pierre, où un type s’est installé. Il nous a accueillis comme si c’était chez lui. Il connaît tout. Et il sait ce qui se passe la nuit, ce que nous ne savons pas. Les bestioles, il les a repérées, lui, il les connaît » (entretien avec un adhérent de l’association).
L’identité du site, inhabituelle dans une ville comme Paris, s’avère ainsi propice à un partage d’expériences entre les différentes catégories de personnes qui l’investissent. Le chantier d’insertion, en définitive, permet très concrètement aux salariés accueillis de prendre part à la reconfiguration du lieu mythique qu’est devenu la Petite Ceinture. Pirouette de l’histoire : ces anciens exclus sont désormais les acteurs d’un espace urbain qui fut longtemps marginalisé.
Bibliographie
- Clergeau, P. 2007. Une écologie du paysage urbain, Rennes : Éditions Apogée.
- Gotman, A. 2002. « Barrières urbaines, politiques publiques et usages de l’hospitalité », Les Annales de la recherche urbaine, n° 94, p. 7‑15.
- Le Dantec, J.‑P. 2002. Le Sauvage et le Régulier. Art des jardins et paysagisme en France au XXe siècle, Paris : Le Moniteur.