Entreprise rare, cet ouvrage s’intéresse aux empreintes de la mobilité sur notre environnement, en interrogeant ses infrastructures matérielles : celles des réseaux de transport qui marquent et transforment l’échelle du grand territoire, celles des voies et des infrastructures qui participent de la construction du paysage, celles des objets monumentaux ou plus banals qui les composent : aérogares, gares, stations-services, mais aussi haltes, barrières, bitumes. Dans cette perspective, l’ouvrage fait l’hypothèse d’un nouveau paradigme qui voit l’infrastructure évoluer comme un projet total, cristallisant les enjeux de notre environnement contemporain, intégrant la complexité spatiotemporelle de l’aménagement et reformulant les processus même de conception de l’espace habité.
Le livre est écrit par des praticiens du construit, tous deux professeurs à l’université de Leuven (Belgique), tous deux également impliqués dans la fabrique de l’espace urbain. Adoptant une perspective didactique, les auteurs analysent les postures conceptuelles des maîtres d’œuvre et des aménageurs qui projettent et réalisent des infrastructures de transport. Ils proposent de les classer selon quatre champs de questionnements ou manières de comprendre l’infrastructure dans son environnement spatial : quelles empreintes la mobilité laisse-t-elle dans le paysage ? Quelles sont les échelles de sa présence physique ? Comment la perception du paysage se renouvelle-t-elle à travers le mouvement ? En quoi l’infrastructure est-elle un espace public contemporain ? Si les auteurs reconnaissent volontiers que cette catégorisation a quelque chose d’artificiel, elle leur semble néanmoins opératoire pour comprendre les processus selon lesquels les projets d’infrastructure se conçoivent et se déploient, les réalisations présentées (toutes datant de moins de 15 ans) n’ayant pas d’autre objet que de les illustrer.
Le tournant infrastructurel
Les travaux de Vincent Kaufmann et de John Urry l’attestent : la mobilité constitue désormais un objet de recherche en tant que tel, dont l’investigation renouvelle, pour partie, l’articulation entre les études urbaines et les sciences sociales (Kaufman 2006 ; Urry et Sheller 2006). L’infrastructure, comprise comme la médiation spatiale du construit et du mobile, est devenue un sujet à part entière pour la recherche qui l’observe comme terrain d’avant-garde des questions de la ville contemporaine. Avec cet ouvrage, les auteurs franchissent le pas, de concert avec des concepteurs et praticiens qui ont déjà, depuis quelques années, identifié l’importance capitale des infrastructures de mobilité dans la pratique de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage [1].
Objet de design, il s’agit également d’un objet d’histoire ; l’ouvrage nous rappelle d’ailleurs, en introduction de chaque problématique, son ancrage historique. Ce rappel a, bien sûr, le grand intérêt de montrer que, si les relations entre le paysage et l’infrastructure n’ont pas toujours été étroites – cette dernière ayant parfois été considérée comme un objet technique, hors sol, étranger aux préoccupations des architectes –, son histoire, inscrite dans la longue durée, montre combien l’infrastructure est avant tout un artefact contextualisé dans son environnement.
Des dispositifs très innovants en sont les fruits, à l’instar du système de parcs et de parkways, inventé aux États-Unis au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, pensé à grande échelle comme infrastructure naturelle, paysagère et circulatoire, et qui a formé l’ossature territoriale du développement de plusieurs grandes villes américaines (Boston, New York, Washington). Régulièrement réinterprété depuis, au travers des mutations des villes qu’il a contribué à fonder (récemment la municipalité de New York s’est appuyée sur le réseau aménagé dans les années 30, par le planner Robert Moses notamment, pour reconvertir certaines autoroutes urbaines du bord de l’Hudson en parcs linéaires sans exclure, pour autant, la fonction de circulation dont elles étaient dotées), ou de nouvelles situations urbaines qu’il féconde (le projet Saclay conçu par Michel Desvigne, ou le réinvestissement des friches ferroviaires et autoroutes périphériques à Anvers, par exemple), ce dispositif d’aménagement se consolide sur le temps long, dans un dialogue sans cesse renouvelé entre les mutations urbaines et les attentes sociétales. En cela, il possède une fonction éminemment narrative.
La série et l’objet
Suivant cette intuition, l’ouvrage réinscrit les projets et leurs matérialisations dans leur environnement géographique, sociétal, culturel, et montre que, loin d’être un objet a-local, l’infrastructure se qualifie toujours contextuellement. L’ouvrage montre ainsi de quelle façon les infrastructures incarnent la dialectique de l’espace des flux et de l’espace des lieux, qu’avait soulevée le sociologue Manuel Castells dans son ouvrage La société en réseaux (2001). Cette dualité intrinsèque qui caractérise les infrastructures, vecteurs du mouvement et lieux de la fixité, les inscrit également dans une double appartenance territoriale.
D’abord, celle d’un dispositif global qui va identifier la route non seulement comme une artère de circulation, mais aussi comme un monde en soi, disposant de son propre vocabulaire d’identification – bitume, garde-corps, péages, stations-service, signalétique – qui impose un nouvel ordre au paysage existant. Interprétée et projetée, cette « codification » de l’infrastructure peut lui permettre d’initier une mutation du territoire qu’elle irrigue. L’exemple du métro-rail de Houston, devenu colonne vertébrale de la recomposition d’un territoire suburbain dilaté et fragmenté, montre combien l’infrastructure – ses stations, ses voies, ses espaces publics, etc. – a développé un langage commun et soigné, et, ce faisant, est parvenue à réunifier la texture éclectique de la ville périphérique.
Ensuite, et c’est là un deuxième registre d’appartenance territoriale, les ouvrages qui composent le dispositif infrastructurel, peuvent s’incarner à chaque fois dans des situations uniques et spécifiques, comme le montre la réalisation de l’agence Maxwan [2] pour le dessin d’une route à Utrecht qui manifeste avec succès l’alchimie entre la série cohérente qui l’identifie à sa fonction (« ceci est une route » dont le tracé, souple et continu, irrigue un ensemble récent de 30 000 logements) et l’unicité de chacune des situations créées par la rencontre de la route et des lieux du territoire – la centaine de franchissements de canaux requis par le projet a ainsi donné lieu à 16 familles de ponts et passerelles. Des exemples plus anciens comme, par exemple, le système de voies, de parcs et de réseaux créé par Haussmann pour réformer le Paris de la seconde moitié du XIXe siècle, montrent aussi le pouvoir qu’a l’infrastructure de renforcer une structure et de la transformer en même temps, de refonder une ville tout en s’appuyant sur ses fondements, de faire du neuf avec du vieux, et du vieux avec du neuf, pour paraphraser l’historien Bernard Lepetit (1988).
Les langages de la visibilité
Une autre question soulevée par l’ouvrage de Shannon et Smets porte sur la visibilité de l’infrastructure. D’abord, il s’agit d’un espace public, lieu à la fois ouvert et symbolique, qui doit permettre le déplacement et incarner en même temps la permanence, du fait même de son statut d’emblème : emblème de la ville dont il est la « porte d’entrée », emblème du pouvoir dont il manifeste l’efficacité. La spectacularisation de l’infrastructure fait écho à celle des flux et des événements qui l’animent. Scénographie, elle est aussi cinématographie, et doit jouer avec ces deux figures visuelles de la scène et du mouvement.
Là encore, on observe une différenciation marquée des postures et de leur contextualisation. Entre monumentalisation et discrétion, la vérité des langages de la visibilité et de l’invisibilité est très judicieusement analysée dans le panorama que nous offrent les auteurs. D’aucuns souhaitent magnifier l’infrastructure, au point d’en faire une icône. D’autres veulent l’assimiler dans un hyperprogramme qui la submerge, ou la rendre invisible, objet discret ou honteux, sous le sol de la ville, qu’il soit jardin ou dalle.
Un projet métropolitain
Deux autres questions contemporaines peuvent retenir notre attention, que l’ouvrage aurait pu explorer plus avant, en dépit de son approche délibérément projectuelle et spatialisée. D’abord, les projets infrastructurels ont la capacité de catalyser ou de condenser les stratégies de reconquête urbaine, à l’instar du projet de déplacement de l’aéroport de Hong Kong en 1998, inauguré au lendemain de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine, et dont l’engagement a initié une refondation mégalopolitaine de l’archipel. Au-delà du programme d’infrastructures réalisé à l’occasion de sa mise en service, l’aéroport périphérique a suscité le renouvellement de l’hypercentre, à travers la création de nouveaux polders et la réalisation de deux aérogares métropolitaines qui ont consolidé de nouveaux épicentres de la cité. Des villes nouvelles ont également été créées sur le parcours du cordon ombilical qui relie l’aéroport à l’hypercentre. Le site lui-même a accueilli un grand parc des expositions. Et désormais, le réseau d’infrastructures qui dessert la plate-forme positionne le site comme l’une des centralités principales de la région du delta de la rivière des Perles, nouvelle megalopolis de la Chine du Sud.
Le cas du projet récent de Grand Paris Express en région parisienne, qui aimante toute la réflexion issue de la consultation urbaine du Grand Paris, est aussi caractéristique de la capacité de l’infrastructure à cristalliser les enjeux et les attentes des acteurs et des témoins de la construction métropolitaine. Projet manifeste, il s’affiche comme la colonne vertébrale de la reconfiguration d’un territoire régional dilaté et fragmenté, dont l’avenir dépendra étroitement des conditions dans lesquelles on l’arpentera. Cette finalité réinterroge la nature même du projet d’infrastructure, qui ne doit pas se concevoir exclusivement comme vitrine, monument ou porte d’entrée (de Paris ou de sa périphérie ? La question mérite d’être posée), mais avant tout comme stratégie urbaine à grande échelle. Tensions entre centre et périphérie, frottements entre flux et forme, effets de frontières : la définition et la mise en œuvre de ce projet éminemment métropolitain s’apprécieront à l’aune des questionnements qui ont fondé son existence.
Enfin, les infrastructures pâtissent d’une obsolescence chronique, due à l’accélération des mobilités et la volatilité des programmes qui les composent. Si les références et les ancrages confèrent aux infrastructures un statut transhistorique, il n’en demeure pas moins que la complexité croissante de leur conception comme intégrateur des enjeux urbains et métropolitains, la massification des flux, la compétition acharnée que se livrent les villes, de même que l’opposition croissante dont elles peuvent faire l’objet, mettent à l’épreuve les conditions de leur durabilité et transforment les questions de sa conception contemporaine. Plus encore, dans les processus qui les affectent, de destruction et de reconstruction, de patrimonialisation et de mutation, de stratification et de réversibilité, se dessinent encore bien d’autres formes possibles, qui montrent tous les ressorts de leur vitalité. En métamorphose permanente, les infrastructures incarnent bien un défi majeur pour la transformation de notre environnement contemporain. L’ouvrage de Smets et Shannon en est un manifeste simulant qui offre de larges perspectives pour ceux que la fabrique urbaine préoccupe.
Bibliographie
- Castells, Manuel. 2001. La société en réseaux. L’ère de l’information, Paris : Fayard, p. 473-530.
- Kaufmann, Vincent. 2006. Re-thinking Mobility. Contemporary Sociology, Aldershot : Ashgate.
- Lepetit, Bernard. 1988. Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris : Albin Michel.
- Rouillard, Dominique. 2012. L’Infraville. Futurs des infrastructures, Paris : Archibooks.
- Urry, John et Sheller, Mimi. 2006. « The New Mobilities Paradigm », Environment and Planning, n° A38, p. 207-226.