Les appartenances collectives au principe des mobilisations électorales rencontrent un regain d’intérêt récent dans la sociologie électorale française (Braconnier 2010). Les relations sociales étudiées se déploient alors toujours dans l’espace géographique restreint du quotidien : du travail, du quartier, de la résidence principale (Buton et al. 2012). Ce texte les envisage à une échelle un peu plus étendue, en soulignant l’importance des liens sociaux se déployant entre commune de résidence et commune d’origine, souvent lieu de la résidence secondaire. En travaillant sur de petites communes des Alpes [1] , des pratiques d’inscription sur leurs listes électorales par des personnes « originaires » du village, mais dont la résidence principale est située dans des communes urbaines relativement proches, sont apparues dans des proportions importantes. Ce texte envisage d’abord les difficultés méthodologiques liées à un tel objet et propose des pistes pour saisir de manière systématique ce phénomène, qui n’a jusqu’à présent été envisagé que sous l’angle de la « mal-inscription » (Braconnier et al. 2007). Ensuite, il avance des explications à ces pratiques dans le « monde rural » spécifique (Mischi et Rénahy 2008) que constituent ces communes montagnardes.
Ces insaisissables électeurs non-résidents
Il est légalement possible de s’inscrire sur les listes électorales d’une autre commune que celle de son domicile, soit parce que l’on y est propriétaire d’un bien immobilier – et à ce titre assujetti aux impôts locaux – depuis au moins cinq ans, soit parce que l’on y réside depuis plus de six mois, par exemple en étant hébergé par un membre de sa famille qui le certifie. Pour autant, il est difficile de saisir ce phénomène de façon systématique car l’adresse indiquée sur les listes électorales peut être « l’adresse effective où l’électeur peut être contacté, y compris lorsque celle-ci n’est pas située sur le territoire de la commune » [2] ou bien celle du logement au titre duquel l’électrice est inscrite. Parmi les cinq communes de la vallée étudiée, la pratique varie : sur les listes électorales de l’une ne figure aucune adresse hors de la commune (malgré ses nombreuses résidences secondaires) ; dans une autre, des adresses situées hors du département, voire du pays, peuvent apparaître. Il faudrait alors pouvoir observer à chaque fois le travail de la commission de révision des listes électorales [3] pour comprendre à quoi elles correspondent. L’importance des votes par procuration pourrait également constituer un indice de la présence d’électeurs non-résidents [4] : ces derniers étant nombreux à vivre à proximité et à être régulièrement présents dans la commune le week-end (on y reviendra), cet indicateur est lui aussi imparfait. Enfin, une forte présence d’électeurs non-résidents traduisant un intérêt particulier pour les élections municipales, cette présence devrait se traduire par un taux d’abstention plus fort lors des scrutins de nature différente. Mais cette hypothèse est difficile à tester dans la mesure où les élections municipales figurent partout, et a fortiori dans les communes rurales [5], parmi celles où l’abstention est la plus basse.
Dans le cas de la vallée alpine étudiée, cette importance des électeurs non-résidents – d’abord remarquée lors d’une enquête ethnographique en cours – se manifeste pour les cinq communes à travers plusieurs indicateurs socio-démographiques. Ce sont d’abord les proportions importantes de résidences secondaires : 28 % pour la commune de plus de 2 000 habitants la plus proche du littoral urbanisé, 42 % pour la commune de taille comparable la plus en altitude, et entre 58 % et 64 % pour les trois communes de moins de 1 000 habitants de la moyenne et haute vallée [6]. Ces résidences secondaires sont en majorité des maisons anciennes et héritées. Ensuite, le nombre d’inscrits sur les listes électorales est très élevé par rapport à celui de la population légale des communes, parfois même supérieur comme dans le cas de ce village de 664 habitants selon le recensement de 2009, qui compte, pour les élections municipales de mars 2008, 805 inscrits sur les listes électorales et 741 votants au premier tour. Plus encore, cette participation élevée aux élections municipales ne se retrouve pas pour les autres élections, pas même pour les scrutins présidentiels récents, caractérisés au niveau national par une faible abstention : dans cette commune, le nombre d’inscrits (783) comme celui des votants (607) au premier tour de la présidentielle de 2012 sont inférieurs à ceux de 2008. En effet, le nombre des inscrits connaît lui aussi des variations. Pour les élections municipales de 2014, les modifications des listes électorales ont été publiées mi-janvier : le nombre d’inscrits augmente d’entre 5 % et 10 % pour ces communes (pour la précédente, il passe de 775 à 864) et, malgré les limites mentionnées de cet indicateur, entre 5 % et 35 % de ces nouveaux inscrits le sont avec une adresse extérieure à la commune [7].
Des analyses utilitaristes de ces pratiques souligneraient le fait que l’utilité marginale du vote croît lorsque la taille du corps électoral est réduite, ou encore que la détention d’un bien immobilier incite à s’intéresser aux décisions politiques susceptibles d’affecter sa valeur, ou enfin pointeraient d’éventuelles pratiques frauduleuses. Sans nécessairement rejeter ces logiques explicatives, il paraît plus convaincant d’envisager cette présence sur les listes électorales comme le signe d’un attachement à la commune, entretenu par des liens entre résidents permanents et occasionnels, et notamment avec les élus. De ce point de vue, l’inscription sur les listes électorales pourrait être rapprochée du fait de se marier ou d’être enterré dans sa commune « d’origine », pratiques qui témoignent à la fois d’un attachement moral au lieu et d’une familiarité avec les élus qui permet de s’accommoder de certaines règles légales [8]. En plus d’octroyer la qualité d’électeur, la propriété immobilière, même sans résidence permanente, est alors centrale dans l’affirmation de son autochtonie (Gollac 2013) et atteste souvent de l’appartenance à une lignée locale.
La force politique des « originaires » d’une vallée de montagne
L’importance d’un tel phénomène reste à investiguer pour l’ensemble des mondes ruraux. Une première exploration de données nationales par Baptiste Coulmont montre que ces électeurs surnuméraires, jusqu’alors ignorés par la science politique, existent dans de très nombreuses communes, et le plus intensément dans celles de montagne. Elle invite à explorer les liens entre mobilisation électorale et bi-résidence, sans doute en distinguant les logiques d’engagement sur la scène municipale dans les communes de villégiature d’expansion récente et dans les communes de montagne aux biens immobiliers anciens, transmis en héritage et en partie abandonnés.
Les caractéristiques géographiques et économiques de la vallée alpine étudiée expliquent l’importance des « originaires » dans sa vie politique municipale. D’abord, ces communes sont montagnardes (entre 300 et 800 mètres d’altitude) : si elles sont peu distantes du littoral urbanisé (entre 60 et 80 km de distance de la préfecture du département, entre 40 et 60 km de la ville de 30 000 habitants la plus proche), cette distance s’effectue sur des routes de montagne et au moyen d’une ligne de train fréquemment affectées par la neige et les éboulements. De fait, peu d’habitants sont des « pendulaires » (de moins en moins au fur et à mesure que l’on monte dans la vallée) et environ 40 % sont retraités. Autrement dit, il est difficile de vivre dans ces communes tout en travaillant sur le littoral urbanisé. De plus, peu d’emplois, et a fortiori peu d’emplois qualifiés, sont disponibles dans la vallée, dont l’activité est aujourd’hui concentrée autour d’activités hospitalières et para-hospitalières (centre de convalescence du CHU de la préfecture, maisons de retraite, maisons d’accueil spécialisées pour personnes handicapées, etc.), qui fournissent essentiellement des postes d’employées. De nombreux « originaires » résident ainsi sur le littoral, où est situé leur emploi, durant la semaine, et remontent dans leur résidence secondaire les week-ends et lors des vacances, puis au moment de la retraite – alors qu’en zone rurale plane ils auraient plus facilement effectué des trajets quotidiens.
Par ailleurs, la circulation de personnes entre le littoral et les communes de la vallée est ancienne – en témoignent les très faibles variations de population recensées depuis 1968. Elle remonte aux pratiques d’élevage d’ovins en transhumance : les bergers et leurs familles passaient l’hiver sur des pâturages en basse altitude, et leurs enfants étaient souvent scolarisés dans les villes de la côte, ne remontant dans la vallée qu’aux beaux jours. De plus, avec le développement de la saison touristique d’hiver sur le littoral à partir de 1860, les agriculteurs de la vallée, contraints à l’inactivité par le gel, rejoignaient pendant quelques mois par an les rangs, nombreux, des employés de l’hôtellerie. Cette histoire contribue à naturaliser la possibilité de se dire et d’être reconnu comme « originaire » de la commune pour des personnes qui n’y sont pas nées et qui n’y ont jamais vécu de manière permanente.
Pour autant, cette autochtonie sans quotidien ne va pas de soi. Des contestations périodiques de la part des résidents permanents (eux-mêmes divisés entre les « néo-ruraux » et les autres) s’expriment, de manière autant sociale que politique, comme dans ce tract du PCF local datant de la fin des années 1980 :
« Monsieur le sénateur–maire–conseiller-général a tellement d’amis [sur la côte] que les listes de la commune en regorgent. (…) À chaque élection vous avez constaté comme nous le nombre impressionnant d’électeurs inconnus qui viennent apporter leur contribution à l’élection de notre conseil municipal. (…) La majorité de nos concitoyens est composée d’honnêtes gens qui vivent en permanence dans la commune. »
La proportion importante d’électeurs non-résidents amène en effet à souligner la domination à la fois sociale et politique qu’exercent ces « originaires » sur « leur » commune. À nouveau, la statistique publique n’est qu’en partie utile pour saisir les écarts sociaux entre les différents types d’inscrits, dans la mesure où les détenteurs de résidences secondaires sont recensés dans leur commune principale, et où l’on ne peut donc connaître de manière systématique leurs caractéristiques socio-professionnelles. On sait en revanche – comme l’importance des employés le laissait présager – que le revenu moyen dans les communes de la vallée (entre 12 800 et 17 800 € [9]) est nettement inférieur à celui du département (24 340 €), cet indicateur écrasant encore les fortes inégalités entre littoral et arrière-pays.
Pour finir, il faut souligner que la mobilisation des « originaires » est en partie le fait des élus, parfois eux-mêmes non-résidents comme deux des cinq maires actuels [10]. Ainsi, en 2008, dans un tract en faveur de sa réélection au poste de conseiller général (qu’il occupe depuis 1970), le candidat UMP visé par le tract précédemment cité, lui-même résidant et travaillant comme avocat dans la préfecture du département, invitait les électeurs à le contacter « pour le transport [depuis la préfecture] le jour des élections et pour tous problèmes de procuration ». Sans qu’il ne soit possible d’y dénombrer les originaires [11], 69 % des votants – soit 54 % des inscrits – l’élirent dès le premier tour, pour un sixième mandat. Pour les élections municipales de 2014, les deux listes concurrentes d’une commune de la haute vallée organisent des réunions publiques dans des villes du littoral.
Loin d’une « mal-inscription », les pratiques électorales des « originaires » de communes montagnardes soulignent ainsi l’inscription des rapports de domination sociale et politique au sein d’interconnaissances locales qui se déploient à une échelle plus étendue que celle de l’espace de co-résidence immédiat tel que le quartier ou le village.
Bibliographie
- Braconnier, Céline, Dormagen, Jean-Yves et Verrier, Benoît. 2007. Non-inscrits, mal-inscrits et abstentionnistes : diagnostic et pistes pour une réforme de l’inscription sur les listes électorales, Paris : La Documentation française.
- Braconnier, Céline. 2010. Une autre sociologie du vote. Les électeurs dans leurs contextes : bilan critique et perspectives, Cergy-Pontoise : LEJEP.
- Buton, François, Lemercier, Claire et Mariot, Nicolas. 2012. « The household effect on electoral participation. A contextual analysis of voter signatures from a French polling station (1982–2007) », Electoral Studies, n° 31, p. 434-447.
- Charpentier, Arthur, Coulmont, Baptiste et Gombin, Joël. 2014. « Un homme, deux voix : le vote par procuration », La Vie des idées, 11 février.
- Gollac, Sibylle. 2013. « Propriété immobilière et autochtonie. Les trajectoires immobilières, sociales et politiques d’un maçon breton et de ses descendant-e-s », Politix, n° 101, p. 133-159.
- Mischi, Julian et Rénahy, Nicolas. 2008. « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, n° 83, p. 9-21.
- Vignon, Sébastien. 2014. « Abstentionnisme électoral et recompositions des échelles d’appartenance locale. Le cas des élections municipales dans un village de la Somme », in Les Rapports ordinaires au politique, Amiens : Presses universitaires de France, collection du Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique (PUF–CURAPP), à paraître.