Tout le monde, ou presque, semble d’accord pour considérer que le département est une institution archaïque et obsolète qu’il conviendrait de supprimer. Les principales raisons de son maintien seraient l’inertie des institutions et l’attachement des élus départementaux à leurs prérogatives. Les préoccupations politiciennes feraient le reste. Pourtant, il existe de bonnes raisons de défendre le département, au-delà de l’attachement que lui témoigneraient les Français, de son rôle supposé indispensable dans la défense de la ruralité ou encore de la crainte que les régions deviennent des mastodontes éloignés des préoccupations quotidiennes.
Pour réfléchir à l’avenir des départements, il est intéressant de se pencher sur les futures métropoles. Le cas de Lyon est particulièrement utile. En effet, la communauté urbaine de Lyon, le Grand Lyon, sera la première à devenir une « métropole », au sens que le législateur a donné à cette notion, et le Rhône sera le premier département évidé de la part métropolitaine de son territoire puisqu’au sein de son périmètre le Grand Lyon va se substituer au département du Rhône. Quel sens conserve ce dernier dans ce contexte ?
Un « petit » Grand Lyon
Le Grand Lyon compte actuellement 58 communes, 59 très prochainement avec l’intégration de Quincieux. Mais l’aire urbaine de Lyon, au sens de l’INSEE, c’est-à-dire l’ensemble métropolitain incluant le périurbain, couvre 514 communes. Le Grand Lyon aura beau devenir une « métropole », son territoire demeure petit au regard de l’étendue de l’aire urbaine. Le Rhône en couvre à lui seul une portion beaucoup plus importante, puisque 183 communes de l’aire urbaine de Lyon se trouvent dans le Rhône sans appartenir au Grand Lyon. Et les perspectives d’extension du Grand Lyon sont modestes. À sa création, en 1969, le Grand Lyon comptait 55 communes. Il a donc gagné quatre communes en 45 ans, alors qu’en seulement dix années, de 1999 à 2010, l’aire urbaine de Lyon a gagné 218 communes !
L’extension du Grand Lyon ne se heurte pas seulement à des luttes de pouvoir entre élus locaux, à la crainte des habitants des municipalités riveraines de perdre le contrôle de leurs territoires ou à des batailles pour le contrôle des ressources fiscales locales. Toutes ces questions ont leur importance, mais l’extension du Grand Lyon se heurte aussi au fait que beaucoup des communes qui l’entourent ont une identité et des projets qui leur sont propres. Le Grand Lyon incarne une centralité urbaine dont ces communes souhaitent rester à l’écart, notamment pour conserver leurs attributs campagnards. Autour de Lyon (comme de toutes les grandes communautés urbaines) on ne trouve plus systématiquement des banlieues pour lesquelles l’avenir est urbain mais des territoires qui accordent autant sinon plus d’importance à leur cadre de vie campagnard qu’aux ressources du grand centre urbain voisin. 85 % des communes périurbaines qui entourent Lyon comptent moins de 2 000 habitants et ressemblent à des villages ruraux. Ces communes sont hybrides, autant tournées vers les campagnes que vers le cœur de la métropole lyonnaise.
Le périurbain, un espace politique à organiser
Le cas de Lyon illustre bien en quoi la périurbanisation nous oblige à revisiter nos conceptions des territoires de l’action politique et à reconsidérer les politiques de solidarisation des territoires métropolitains. Incontestablement, les communautés urbaines ont permis de grandes avancées pour la solidarisation des villes-centres et des banlieues proches à Lyon, Nantes, Rennes, Bordeaux et ailleurs. Le problème est qu’aujourd’hui, à la faveur de la périurbanisation, le fait métropolitain dépasse très largement les limites des banlieues. Après avoir intégré une large part de ces dernières, les communautés urbaines butent devant les territoires périurbains, en raison, bien sûr, de l’émiettement communal et du pouvoir que conservent les communes, même petites (Charmes 2011), mais aussi de l’identité propre que les territoires périurbains opposent aux agglomérations. On a longtemps pensé que la périurbanisation était un phénomène transitoire et que ces territoires seraient à terme intégrés aux banlieues. Dans une telle perspective, l’horizon des communes périurbaines était de rejoindre une communauté urbaine. Les recherches récentes ont toutefois clairement montré que le périurbain n’était pas un espace en transition, en attente de devenir pleinement urbain, à la façon des banlieues, mais un espace doté de caractéristiques propres et pérennes, marqué par l’hybridation entre ville et campagne (DATAR 2010). Les périurbains vivent dans l’orbite des centres urbains, mais ils ne revendiquent pas l’appartenance à ces centres. Au contraire, une telle appartenance menacerait les paysages campagnards de leurs communes d’une dissolution dans les nappes pavillonnaires des banlieues. Cette crainte donne une grande vigueur à l’opposition des périurbains et de leurs élus à l’intégration de leurs communes dans les communautés urbaines.
En toute hypothèse, extension des communautés urbaines ou pas, il faut organiser politiquement le périurbain. La question est d’autant plus pressante que le périurbain est, pour une part significative, un territoire de peuplement pour les ouvriers et les employés des métropoles. Des questions importantes se posent donc en termes de redistribution des ressources métropolitaines et de droit à la ville (qu’il s’agit, d’ailleurs, de redéfinir [1]). Les débats sur les votes des périurbains sont nombreux et vifs, mais la principale question est celle de la capacité des périurbains à se faire entendre en tant que périurbains. Sur ce plan, les dispositifs institutionnels existants sont largement déficients.
S’il est peu probable que les métropoles placent les territoires qui les entourent et notamment le périurbain dans leur giron, quelles sont les autres possibilités ? Actuellement, ces territoires sont principalement représentés et administrés par des communautés de communes. Ces dernières restent cependant petites (généralement une dizaine de communes, avec dix à vingt mille habitants). Même si des fusions sont opérées, ce qui ne sera pas une mince affaire, elles resteront incapables de représenter politiquement la vaste étendue des aires urbaines. Les syndicats porteurs de schémas de cohérence territoriale sont plus proches de cette échelle, mais leur poids politique est très limité.
Le département, arène politique des périphéries
Faut-il alors voir dans le département une solution ? Le moins que l’on puisse dire est que les réformes actuelles ne vont pas dans ce sens. Les annonces sur la suppression possible des conseils départementaux viennent après des évolutions législatives et administratives très défavorables aux départements. Dans le domaine de l’aménagement, l’administration déconcentrée de l’État s’est réorganisée autour des régions au détriment des départements (Lascoumes et al. 2014). Parallèlement, depuis la fin des années 1990, les lois sur la ville, loi « Métropoles » de 2014 incluse, voient les villes depuis leur centre et négligent les spécificités du périurbain. Le récent choix de la région comme chef de file de l’aménagement s’inscrit dans ce tropisme.
À la fois en raison de leurs domaines de compétence (les transports ferroviaires, les lycées) et en raison du mode d’élection de leurs conseillers, les régions ont, structurellement, des intérêts politiques dominés par les cœurs de ville plutôt que par les territoires périurbains. C’est l’inverse avec les départements. Le mode d’élection des conseillers départementaux donne un poids plus important au territoire qu’à la démographie. La surreprésentation du rural qui en découle entretient le lien entre conseils départementaux et monde rural. Ce lien est souvent présenté comme un problème, mais il peut être un avantage pour la représentation du périurbain, dans la mesure où neuf communes périurbaines sur dix sont rurales au sens que l’INSEE donne à cette notion, c’est-à-dire que leur espace bâti principal compte moins de 2 000 habitants.
La part campagnarde de l’identité périurbaine est, certes, plus structurée en termes de cadre de vie qu’en termes productifs. Il n’empêche, revisitée au travers de la périurbanisation et redéfinie en relation avec la métropolisation, l’identité campagnarde n’est pas désuète, au contraire (Vanier 2003). Relais établi des intérêts ruraux, le département est beaucoup mieux armé que la région pour répondre à cette revendication identitaire. Cette capacité sera évidemment renforcée dans les départements évidés de la part métropolitaine de leur territoire. Plus que les régions, ces départements pourront se faire les porteurs des voix aujourd’hui peu audibles des périurbains. Tel est le contexte dans lequel les départements qui entourent les métropoles – le Rhône, l’Ain, l’Isère et la Loire, dans le cas de Lyon – pourraient devenir, d’une part, des représentants des périphéries métropolitaines et du périurbain, d’autre part, des interlocuteurs des métropoles pour la mise en œuvre de politiques solidaires à une échelle véritablement métropolitaine.
Vers une organisation territoriale à géométrie variable ?
Bien sûr, ce propos vaut surtout pour les départements dont le territoire est largement périurbanisé. Il a ainsi peu de pertinence pour les départements ruraux éloignés des grandes métropoles. Il ne vaut pas non plus pour l’Île-de-France. Dans cette région, le problème se pose à une échelle spécifique et les départements risquent de trouver plus difficilement leur salut dans le périurbain. La région Île-de-France pourrait bien devenir la principale interlocutrice de la future métropole du Grand Paris en tant que représentante de la couronne périurbaine de Paris. Elle dispose d’un atout non négligeable de ce point de vue : son expérience bien établie dans la planification de l’aire métropolitaine. Sans doute faudra-t-il donc envisager une réorganisation des départements à géométrie variable, selon notamment leur degré d’éloignement des grandes métropoles, comme on l’a fait avec l’intercommunalité, qui va de la communauté de communes à la communauté urbaine et à la métropole.
Il ne s’agit pas de soutenir que le département est exempt de défauts. Les nombreuses critiques qui lui sont adressées sont souvent justes. En particulier, le canton est une circonscription inadaptée pour l’élection des conseillers départementaux. Il vaudrait mieux, comme certains l’imaginent (Doré 2014), définir les circonscriptions départementales à partir des communautés de communes : les élus du conseil départemental représenteraient les communautés de communes comme les élus du conseil de métropole représenteront les communes. Les départements « périurbains » pourraient alors jouer un rôle homologue aux métropoles.
Ces propositions ne sont pas non plus au détriment des régions. De même que les régions pourront travailler avec des métropoles représentant les cœurs des agglomérations, elles pourraient travailler avec des départements représentant les territoires périurbains et ruraux. Elles pourraient notamment présider à l’articulation des initiatives des métropoles et des départements et arbitrer dans les inévitables confrontations et oppositions. Il ne faudrait pas, en effet, que les territoires périurbains se figurent être autonomes et oublient les métropoles dont ils dépendent. D’une certaine manière, seules les régions sont aptes à répondre à cette attente, et à appréhender les dynamiques métropolitaines dans leur ensemble, c’est-à-dire à l’échelle des aires urbaines. Seulement, si elles ne dialoguent qu’avec des métropoles d’un côté et des communautés de communes de l’autre, leur appréhension du territoire risque d’être déséquilibrée en défaveur du périurbain et du rural. Des départements renouvelés et réorganisés pour devenir ici les représentants du périurbain, là les représentants des espaces hors de l’influence des métropoles, pourraient assurer cet équilibre en permettant à ces espaces de faire valoir leurs spécificités, leurs intérêts et leurs projets propres.
Quelle que soit la solution finalement retenue par les législateurs, le périurbain ne devra pas être oublié dans l’architecture institutionnelle adoptée. Son poids démographique et économique reste, certes, très inférieur à celui des cœurs d’agglomération ; pour autant, il ne doit pas être négligé car les territoires qui le composent sont porteurs d’enjeux politiquement décisifs. Parce qu’ils couvrent de vastes superficies aux lisières des grandes villes, ils sont des lieux clefs pour leur aménagement. En particulier, la crise du logement qui frappe les grandes villes ne trouvera pas de solution sans les territoires périurbains. Par ailleurs, parce que les populations qui y vivent sont au cœur de la recomposition sociale du pays, le périurbain met en question les politiques de solidarité territoriale. Les électeurs qui y résident ne manqueront pas de se rappeler au souvenir de ceux qui les négligeront.
Bibliographie
- Charmes, Éric. 2011. La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : Presses universitaires de France.
- Charmes, Éric. 2013. « Les périurbains aussi ont droit à la ville », Place publique, n° 41, p. 47‑50.
- DATAR. 2010. « Prospective périurbaine et autre fabrique de territoires », Territoires 2040, n° 2, La Documentation française.
- Doré, Gwénaëlle. 2014. « L’avenir des départements et intercommunalités », Big Bang Territorial, 27 juin.
- Lascoumes, Pierre, Bonnaud, Laure, Le Bourhis, Jean-Pierre et Martinais, Emmanuel. 2014. Le Développement durable. Une nouvelle affaire d’État, Paris : Presses universitaires de France.
- Vanier, Martin. 2003. « Le périurbain à l’heure du crapaud buffle : tiers espace de la nature, nature du tiers espace », Revue de géographie alpine, vol. 91, n° 4, p. 79‑89.