Dans Le Temps d’une politique. Chronique des Contrats de quartier bruxellois, le sociologue Mathieu Berger s’interroge sur l’avenir d’une politique urbaine pour en faire un manuel, « un outil » qui puisse être mis entre les mains d’une diversité d’acteurs : « citoyens, associatifs, universitaires, administratifs et gouvernementaux » (p. 199). Le Contrat de quartier, devenu Contrat de quartier durable en 2010, est un programme de revitalisation urbaine initié par la Région de Bruxelles-Capitale en 1993. Celle-ci finance donc les communes bénéficiaires des Contrats de quartier révélant des jeux d’acteurs et des rapports de pouvoir entre les institutions. Ce plan d’action, à destination des quartiers fragilisés, fixe un programme d’interventions visant à améliorer plusieurs secteurs : les logements, les espaces publics, les équipements, l’activité économique et l’environnement. Au fil du temps, le Contrat de quartier devient une « machine à rénover » et apparaît comme un « instrument [1] emblématique de l’action publique bruxelloise s’imposant comme une politique structurelle et structurante ».
Le livre comporte quinze chapitres allant de la création de l’outil « Contrat de quartier » à l’instauration de sa mécanique bien huilée. La chronique prend appui sur un foisonnement de références théoriques, de témoignages d’acteurs et d’illustrations, autant de pièces à conviction permettant de résoudre l’énigme de la « longévité des Contrats de quartier » (p. 200). Au fil des années, les buts de cette politique ont progressivement disparu, pour laisser place à un outil qui s’adapte peu aux problèmes actuels. Comment l’auteur décortique-t-il cette politique urbaine pour expliquer son ambivalente longévité ?
Les rebondissements d’une politique urbaine : l’événement, le tâtonnement, la routine
La chronique s’ouvre par le récit médiatique des « émeutes de Forest » un week-end de 1991, peu après l’institutionnalisation de la Région de Bruxelles-Capitale. L’auteur nous embarque dans ces événements au travers d’archives journalistiques et institutionnelles. Ces violences ont été un accélérateur de la mise en place du Contrat de quartier, projet qui était déjà dans les cartons de l’institution. L’auteur étaye le récit par des références philosophiques et sociologiques ; ainsi, « l’événement », selon Paul Ricœur, est une dynamique où « d’abord quelque chose arrive, éclate, déchire un ordre établi ; puis une impérieuse demande de sens se fait entendre » (p. 21). Dans le cas bruxellois, le caractère sécuritaire des réponses politiques ne se fait pas attendre. L’initiative « Contrat de quartier est celle d’un urbanisme pacificateur » (p. 26) articulée à des mesures de répression et de prévention. La « hantise [2] » des violences urbaines de 1991 se retrouve donc dans les ambitions politiques du Contrat de quartier, « outil providentiel » pour « transformer l’image des quartiers centraux et les revitaliser sur le plan économique et social » (p. 29). Cette nouvelle politique oscille entre progressions confiantes et remises en question : « des erreurs de jeunesse » (p. 185), il y en a eu plusieurs. L’auteur détaille ces fluctuations, qu’il considère comme une mémoire indispensable pour penser le devenir des Contrats. Il cite les « Quartiers d’initiatives » (p. 68) comme l’illustration d’une administration avançant à tâtons, qui peine à trouver son mode opératoire. Les « Quartiers d’initiatives » ont été créés dans la précipitation après les nouvelles violences urbaines du 7 novembre 1997 et face à un constat : les petites interventions des Contrats de quartier disséminés aux quatre coins de Bruxelles « faisaient largement primer la brique sur l’humain ». Sans cadre légal préalable, « l’administration régionale va devoir se doter de ses propres références ». Les Quartiers d’initiatives complètent les Contrats de quartier en favorisant les expérimentations de nouvelles pratiques de participation. Les habitants y seront donc inclus dès le début du processus de projet (enfin, pour le moment).
Au fil du temps la « machine se perfectionne ». Aujourd’hui, cette « prolifique politique de rénovation urbaine » est considérée à Bruxelles comme « un véritable champ [3] » (p. 81). Son caractère « machiniste et machinal » (p. 100) montre des habitudes de pensée (des croyances, des évidences) ou des habitudes d’action/pratiques (des routines, des automatismes) (p. 117). Autour de cet outil, un réseau dense d’acteurs s’est créé, on parle de « l’écosystème Contrat de quartier » : un « système d’acteurs qui vit pour cette politique et de cette politique » (p. 203). Après vingt-cinq ans, le Contrat de quartier a tout de même subi des changements. On peut citer le tournant « post-participatif » amorcé par la mise en place des « Contrats de rénovation urbaine » en même temps qu’un changement d’échelle, un rétrécissement des modes de gouvernance et du processus de prise de décision, limité aux acteurs officiels et experts (p. 193).
Une pluralité de positions
Au-delà de l’étude chronologique, le récit suit de près chaque acteur. Il analyse leurs paroles, leurs attitudes et leurs positions respectives. Les discours politiques foisonnent « d’images-visuelles ou métaphoriques », ils superposent les images d’une « dualisation socio-spatiale » à celle d’une « ville mosaïque que l’on tente de rapiécer ». « La tache sombre », « la fracture urbaine », « la mosaïque bruxelloise » ou encore « la cellule d’intervention » sont autant de termes qui ont été « institutionnalisés dans les dispositifs, plans et cartes dont s’est dotée la Région » (p. 52). La pensée cellulaire bruxelloise comme seul cadre logique de revitalisation urbaine (p. 54) a fait le succès des Contrats de quartier, mais deviendra aussi leur limite (p. 180) [4]. Cette action par périmètre, plus évidente à mettre en place pour l’action publique bruxelloise, ne permet d’agir sur des points ou des axes qui supposent d’établir une coopération complexe entre les acteurs sectoriels.
Mathieu Berger invite les décideurs à questionner la pertinence de cet imaginaire. Il analyse les rapports de pouvoir entre la Région et les communes grâce à des archives institutionnelles (chap. 11), comme un courrier ministériel adressé à une commune bénéficiaire en 2010. Il légende finement ce document afin d’identifier les « discours directifs » de la ministre composés de « consignes, demandes, préceptes et recommandation » (p. 153) envers une commune qui doit « jouer le jeu ».
En s’appuyant sur une ethnographie des prises de parole dans des espaces de démocratie technique, l’auteur met en perspective les rhétoriques entre positions expertes (spécialistes de la ville et professionnels de la politique) et profanes (citoyens ordinaires et non spécialistes). À travers l’exemple significatif de la commission locale de « l’ascenseur CLDI [5]-Ixelles », il montre comment « experts urbanistes et habitants non spécialistes peuvent faire valoir des façons de voir et des rhétoriques spécifiques à leur “position” [6] » (p. 95). Les participants citoyens, en improvisant avec les moyens du bord, développent « un agir tactique », à la différence des experts urbanistes qui disposent d’un « temps de préparation et de la marge de manœuvre pour déployer leur attirail discursif » (p. 100). Malgré leur « étroite fenêtre d’expression », « la rhétorique profane peut être redoutable [7] ».
Dans des entretiens et ateliers avec des chefs de projet des Contrats de quartier, l’auteur met en avant des récits d’agents de terrain qui sont le « visage à l’action des contrats » (p. 149) et participent, vent debout, au fonctionnement complexe de cette machine de revitalisation urbaine. L’ouvrage met en lumière leur engagement et leur persévérance face à de multiples pressions venant du politique (communal et régional), de l’administration, des citoyens et des associations de quartier (p. 150) : ils doivent gérer des « objectifs en tension ». Les chefs de projet sont donc les garants de la procédure démocratique permettant à des opérations délicates de voir le jour (p. 151).
Le sens de l’outil
La fin de l’ouvrage s’interroge sur « le sens d’une action au long cours comme le Contrat de quartier ». Cet exercice diffère d’une traditionnelle évaluation de politique publique. Au-delà de simples propositions d’ajustements, l’auteur remet en question le sens de cet instrument et l’ambiguïté de sa pérennité (p. 200). Après vingt-cinq ans et « 80 programmes de revitalisation urbaine recouvrant la quasi-intégralité de l’espace d’intervention prioritaire » (p. 201), le pari est-il réussi ? Le Contrat de quartier, cet « outil providentiel » (p. 202), a-t-il résolu les problèmes urbains initiaux : « pauvreté urbaine, exclusions des populations immigrées, désœuvrement et turbulence de la jeunesse » (p. 201) ? S’il y a certes eu des avancées, cette politique publique n’a pas pour autant résolu ces problèmes chroniques. L’auteur se questionne sur la pertinence de la rénovation urbaine comme réponse à apporter aux problèmes socio-économiques bruxellois. La « brique », visible pour les élus et les médias, tend à étouffer l’objectif initial des Contrat de quartier : les habitants.
Ainsi, cette « synthèse du divers et de l’hétérogène [8] » (p. 211) permet de saisir de nombreux détails et ambiguïtés relatifs à la création, à la mise en place et au devenir d’une politique urbaine. Chaque chapitre apporte une brique supplémentaire au débat sur les politiques de la Ville à Bruxelles. En sachant comment la ville se forme et les enjeux politiques qui s’y déploient, le regard s’aiguise. Ce petit manuel d’éducation populaire incite à se saisir des documents sources et des paroles et à faire l’analyse critique de toute politique urbaine.
Le Contrat de quartier – La « machine de revitalisation urbaine » composée d’images institutionnelles, d’un écosystème d’acteurs, de positions profanes et expertes et de rapports de pouvoir entre la Région et les communes.
© Malou Allagnat.