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Pourquoi construire de nouveaux logements sociaux dans les villes en décroissance ?

Alors que leurs territoires sont en déclin démographique, de nombreux organismes de logement social continuent à construire. Marie Mondain explique ce paradoxe en pointant le rôle des politiques nationales du logement et des réformes récentes du secteur HLM.

« Même si on a 1 500 logements de trop, quand on démolit, il faut qu’on puisse reconstruire […]. Il faut qu’on reconstitue sinon on va bousiller nos équilibres d’exploitation. » L’impératif de reconstruction, formulé par ce directeur d’un organisme de logement social, a de quoi surprendre : situé dans le bocage normand, ce bailleur gère un parc implanté dans des villes petites et moyennes confrontées à un déclin démographique durable, 9 % de son patrimoine est vacant [1] et les ménages en attente d’un logement social dans ce secteur sont peu nombreux. Pourtant, cette posture n’est pas isolée : (re)construire reste la norme pour les bailleurs comme pour les collectivités, y compris dans les territoires en décroissance. Comment l’expliquer ?

Plusieurs travaux ont mis en avant la persistance d’un « dogme de la croissance » (Schatz 2010) chez les élus locaux et les praticiens. La croissance, démographique, économique, constitutive des modèles de développement actuels, serait considérée comme la situation normale et par conséquent recherchée (Olsen 2013). Plutôt qu’une approche par les cultures professionnelles et politiques, cet article propose d’envisager le maintien de la production de logements sociaux comme une conséquence de la structuration des politiques nationales du logement. L’attachement des acteurs locaux à la production HLM, c’est-à-dire à la mise sur le marché de logements sociaux supplémentaires, s’explique par le rôle qu’elle joue dans les politiques urbaines locales et dans les stratégies de développement des bailleurs. Or, ces dernières sont largement tributaires de politiques nationales dont les objectifs – accompagner la croissance économique par la croissance urbaine, résorber la pénurie de logements abordables –, et par conséquent les instruments d’action publique, sont en décalage avec les enjeux des villes en décroissance (Béal et al. 2016). Les acteurs locaux composent alors avec les outils disponibles, qu’ils adaptent tant bien que mal à leur contexte particulier (Bernt et al. 2014).

Une enquête menée auprès des organismes HLM et collectivités locales de quatre villes normandes en décroissance [2] montre en effet que la persistance de la production de logements sociaux s’explique aussi par les ressources que procurent les politiques nationales et les contraintes qu’elles exercent localement. Plus particulièrement, l’enquête témoigne de la prise en compte par les acteurs locaux du renforcement des contraintes budgétaires sur l’action publique, qui a des conséquences différentes mais convergentes pour les collectivités locales (Adisson et al. 2020) et les organismes HLM (Gimat et Halbert 2018 ; Santilli 2020). Pour les collectivités locales, la production de logements sociaux pallie pour partie le retrait des financements d’État et le manque d’investissements privés. Pour les organismes HLM, elle s’inscrit dans des stratégies de développement du patrimoine censées assurer leur stabilité financière.

La production de logements sociaux au service des politiques urbaines locales

Dans les quatre villes enquêtées, le nombre de logements sociaux a peu diminué, voire a augmenté depuis le début des années 2000, malgré d’importants programmes de démolition (figure 1). Ces villes sont pourtant exemptées de l’obligation de produire de nouveaux logements sociaux, soit en raison d’un parc social suffisamment développé, soit en raison d’une faible demande. Le surdimensionnement des opérations de reconstruction financées lors du premier programme national de rénovation urbaine ne suffit pas à expliquer cette tendance. La persistance de la production neuve HLM ne s’explique pas non plus par un déni de ses possibles effets déstabilisateurs sur le marché immobilier. Comme l’explique un élu en charge de l’urbanisme, la crainte de la vacance ou d’une baisse des prix immobiliers est omniprésente dans les discours des élus et personnels des collectivités locales : « Moi, ce genre de question, je me les pose tout le temps. […] Est-ce qu’on doit sortir une opération en 2019, est-ce qu’elle ne va pas être vampirisée par une autre ? »

Figure 1. Nombre de logements locatifs sociaux et taux de vacance par année et aire urbaine

Le nombre de logements locatifs sociaux est reconstitué par ajout chaque année des logements mis en service et retrait des logements démolis ou vendus.
Sources : Répertoire du parc locatif social (RPLS), 2017 ; Système d’informations pour le suivi des aides aux logements (SISAL), 2018 ; Direction départementale des territoires de l’Orne (DDT 61) ; Communauté d’agglomération havraise (CODAH) ; Fichier des logements à la commune (Filocom), 2017.

Dans ces villes, la production d’une offre supplémentaire n’est plus tant justifiée comme un moyen de fournir une offre de logements abordables que par ses effets d’entraînement sur la production immobilière privée. Une fois encore, il ne s’agit pas nécessairement de construire plus de logements privés mais de mettre sur le marché une offre neuve ou rénovée considérée comme attractive pour les classes moyennes et supérieures qui délaissent les quartiers centraux au profit du périurbain (Miot 2012). La promotion immobilière privée participe aussi plus largement au changement d’image de la ville par la requalification d’espaces à vocation industrielle et le déploiement d’une offre d’habitat renouvelée (Rousseau 2008).

Au Havre, la construction de logements sociaux est valorisée comme un moyen d’attirer la promotion privée avec le recours au mécanisme de la VEFA (vente en état futur d’achèvement), qui permet la construction de programmes immobiliers par des promoteurs privés dont une partie est vendue à des organismes HLM. Ce dispositif permet alors de réduire le risque pour la promotion privée en garantissant la vente d’une partie des logements à un organisme HLM. Comme le résume une élue en charge du logement : « Un programme privé a besoin d’adossement. La majeure partie ont besoin de logement social parce que sinon ils n’arrivent pas à sortir leur programme… C’est la loi du marché. » Si, sur le plan national, l’État a encouragé l’usage de la VEFA-HLM pour accélérer la construction de logements sociaux et déconcentrer le parc social (Jourdheuil 2017), au Havre, le recours à la VEFA est mis en avant comme une condition de la réalisation d’opérations immobilières privées.

Dans les marchés les plus dévalorisés de l’Orne, les opérations en VEFA sont rares. Les collectivités locales mobilisent toutefois les capacités de maîtrise d’ouvrage et d’investissement des organismes HLM pour pallier l’absence de promoteurs privés. Comme l’explique cette responsable du service urbanisme, ce sont parfois les seuls investisseurs pour les opérations de renouvellement urbain : « Quelque part, dans les territoires détendus, qui est-ce qu’on a comme investisseurs ? Les organismes logeurs sont les seuls à pouvoir nous faire de l’immeuble collectif ou semi-collectif, […], de la maison de ville. »

Dans ces villes caractérisées par une offre déjà abondante de logements abordables, la production de logements sociaux reste un outil valorisé des politiques urbaines, mobilisé pour servir d’autres objectifs : sécuriser la promotion privée, assurer la requalification des quartiers centraux, etc. Les collectivités locales restent en même temps attentives aux effets non souhaités d’une surproduction de logements sociaux sur la vacance résidentielle et la mixité sociale.

Augmenter le nombre de logements sociaux, un implicite des évolutions du financement du secteur HLM

Du côté du secteur HLM, les réformes en cours incitent les organismes HLM à compenser la diminution des financements d’État par leur regroupement, supposé réduire les frais de gestion, et par l’augmentation des revenus issus de leurs activités : augmentation des recettes locatives, diversification vers des activités plus profitables et cession du patrimoine (Gimat et Halbert 2018).

Ces évolutions nationales participent localement au renforcement des objectifs de développement, c’est-à-dire à l’augmentation du nombre de logements gérés, qui constitue l’un des gages de la stabilité financière à long terme à travers l’augmentation du montant des loyers collectés. Le développement du patrimoine est aussi perçu comme un moyen de préserver l’autonomie des organismes HLM dans un contexte de concentration du secteur. Il s’agit, pour les plus petits, de dépasser le seuil minimal de logements en deçà duquel la mise en groupe est obligatoire et, plus globalement, de préparer la négociation des regroupements à venir, comme l’explique un responsable d’une agence locale : « Il s’agit d’une politique volontariste pour être au-dessus des 12 000 ou 15 000 logements. […] C’est important, car il faut se positionner en champion régional pour être leader dans le cadre de la fusion prévue. »

Bien que l’incitation à se développer s’exerce sur tous les organismes HLM implantés dans les villes en décroissance, ceux-ci mettent en place des stratégies variées, entre une augmentation générale des objectifs de développement, la recherche de nouvelles zones de développement ou la limitation du développement à la compensation du parc démoli. De nombreux éléments participent à différencier les stratégies de développement des bailleurs, au premier rang desquels le poids des acteurs locaux dans la gouvernance et le périmètre d’intervention – local, régional, national – de l’organisation [3].

En complément de ces injonctions nationales au développement, les organismes HLM font aussi part de difficultés à organiser la diminution de leurs activités engendrée par une baisse du nombre de logements gérés. Ainsi, même les organismes HLM ornais aux objectifs de développement les plus faibles ne s’engagent pas à une diminution de leur parc mais à son maintien, à travers une reconstitution partielle du nombre de logements démolis. La diminution du nombre de logements gérés, à nombre de salariés constant, correspondrait à une perte de rentabilité pouvant être perçue comme une mauvaise gestion. Ce faisant, les organismes HLM privilégient une réduction très progressive du personnel, qui s’opère au gré des départs de salariés ensuite non remplacés.

Peu d’alternatives à la construction neuve pour développer le parc locatif ?

Les alternatives pour accroître le patrimoine d’un organisme HLM sans augmenter l’offre de logements sur le territoire demeurent limitées et sont souvent considérées comme trop coûteuses par les bailleurs. Le développement par rachat du patrimoine d’autres bailleurs est certes une possibilité : il a nourri la croissance des bailleurs ornais tout au long des années 2000, entre l’achat du parc des bailleurs nationaux, l’acquisition de logements auprès d’organismes HLM voisins en difficulté financière et l’intégration des SEM municipales. Ces transferts de propriétés représentent ainsi de 10 à 14 % du patrimoine actuel des bailleurs en 2018 [4]. Ces possibilités de croissance externe s’amenuisent toutefois au fur à mesure de la concentration du secteur HLM.

L’acquisition-amélioration de logements constitue un autre moyen d’augmenter le patrimoine géré sans accroître l’offre de logements. Néanmoins, les bailleurs enquêtés n’y recourent pas davantage qu’ailleurs. Entre 2012 et 2017, 14 % des demandes d’autorisation de logements sociaux dans les villes en décroissance concernaient des logements acquis-améliorés, un taux similaire à la moyenne nationale [5]. Les bailleurs mettent en avant les difficultés posées par ces opérations. Elles comportent un risque financier élevé en raison de leur difficile standardisation. La forme urbaine, celle d’un habitat ancien de centre-ville, est aussi estimée en décalage avec les attentes supposées des ménages : faible luminosité, absence de jardin, etc. La conduite de ces opérations exige enfin des compétences techniques dont les organismes HLM ne disposent pas toujours. À cet égard, le déploiement du programme Action cœur de ville, notamment le concours financier d’Action logement, crée toutefois de nouvelles opportunités financières pour ces opérations.

Pour les organismes HLM des villes en décroissance, la construction neuve constitue donc malgré tout un levier privilégié du développement. Certains bailleurs cherchent toutefois à limiter l’augmentation du parc locatif social, par exemple, en construisant un patrimoine différent des logements sociaux familiaux. Ils multiplient les opérations destinées à des publics dits « spécifiques » : gens du voyage sédentarisés, jeunes en apprentissage, gendarmes, saisonniers, internes en médecine ou personnes en situation de handicap. Ces programmes sont souvent associés à la production d’équipements publics pour le compte des collectivités locales, à l’exemple de locaux pour les assistantes maternelles ou de maisons de santé.

La production neuve est aussi présentée comme un moyen de lutter contre la vacance. Elle permet de développer une offre qui fait défaut dans le patrimoine existant, avec la construction de logements de petite superficie (T1, T2) ou de pavillons. Certains organismes tirent parti des différences de répartition du patrimoine déqualifié entre bailleurs : en fonction des politiques passées, les organismes HLM détiennent une part plus ou moins importante de ce patrimoine aujourd’hui déprécié (bâti de médiocre qualité, formes urbaines ou localisation stigmatisées, etc.). Dans ces marchés dévalorisés, la production de logements sociaux neufs favorise la vacance du parc existant. L’augmentation de la vacance ne concerne toutefois pas nécessairement l’organisme HLM qui construit, mais plutôt ceux qui disposent du patrimoine le plus déqualifié. Cette décorrélation entre mise sur le marché d’une offre nouvelle et hausse de la vacance explique aussi le maintien de stratégies de construction dans ces marchés. C’est par exemple la stratégie mise en œuvre par un bailleur qui s’implante au Havre, alors que les dirigeants ont connaissance de la faible demande de logements : « Vous allez me dire que c’est égoïste mais nous n’avons que 182 logements et surtout du neuf, nous ne sommes pas concernés. On n’a pas de soucis à louer. »

La faible diminution, voire l’augmentation du nombre de logements sociaux malgré d’importants programmes de démolitions témoigne ainsi du maintien d’une production de logements sociaux dans les villes en décroissance. Plutôt qu’un « dogme » aveugle de la croissance, cette prépondérance témoigne du rôle toujours central de la production de logements sociaux dans les politiques urbaines françaises, y compris dans ces territoires. Le développement du parc locatif social renvoie aussi aux transformations structurelles du secteur HLM en contexte d’austérité. Ces évolutions entraînent des injonctions à la croissance patrimoniale et à la lucrativité, faisant du développement du parc locatif social, dans les villes en décroissance comme ailleurs, l’un des gages de la stabilité financière à long terme des organismes HLM.

Pour saisir pleinement les effets de l’évolution du secteur HLM sur ces territoires en décroissance, il faudrait analyser aussi le déploiement depuis 2016 de dispositifs spécifiques aux marchés dévalorisés, comme le programme Action cœur de ville ou le financement de la démolition en zones détendues, et leur capacité à faire de la rénovation des logements un instrument central des politiques urbaines.

Bibliographie

  • Adisson, F., Drozdz, M., Halbert, L., Lasserre-Bigorry, V. et Navarre, F. 2020. L’Investissement public local face au resserrement de la contrainte budgétaire  : une approche par la diversité des configurations budgétaires du bloc local (2010-2017), Rapport, Banque des territoires et Instituts pour la recherche de la Caisse des dépôts.
  • Béal, V., Fol, S. et Rousseau, M. 2016. « De quoi le “smart shrinkage” est-il le nom  ? Les ambiguïtés des politiques de décroissance planifiée dans les villes américaines », Géographie, économie, société, n° 18, p. 211-234.
  • Bernt, M., Haase, A., Großmann, K., Cocks, M., Couch, C., Cortese, C. et Krzysztofik, R. 2014. « How does(n’t) urban shrinkage get onto the Agenda ? Experiences from Leipzig, Liverpool, Genoa and Bytom : Urban shrinkage on European policy agendas », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 38, n° 5, p. 1749‑1766.
  • Gimat, M. et Halbert, L. 2018. « Le logement social contraint à la rentabilité », Métropolitiques.
  • Jourdheuil, A.-L. 2017. « Le logement social produit par les promoteurs immobiliers privés. L’émergence d’une coopération déséquilibrée entre bailleurs sociaux et promoteurs », Métropoles, n° 20.
  • Miot, Y. 2012. « Face à la décroissance urbaine, l’attractivité résidentielle  ? Le cas des villes de tradition industrielle de Mulhouse, Roubaix et Saint-Étienne », thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, Université Lille 1.
  • Olsen, A. K. 2013. « Shrinking cities : Fuzzy concept or useful framework ? », Berkeley Planning Journal, vol. 26, n° 1.
  • Rousseau, M. 2008. « “Bringing politics back in” : la gentrification comme politique de développement urbain ? Autour des "villes perdantes" », Espaces et sociétés, n° 132‑133, p. 75‑90.
  • Santilli, V. 2020. « Mises en crise et (re)mises en ordre des circuits de financement du logement social en France et en Italie  : les conceptions du social de 1947 à 2018 », thèse de doctorat en sociologie, EHESS, Paris.
  • Schatz, L. K. 2010. « What helps or hinders the adoption of “good planning” principles in shrinking cities ? A comparison of recent planning exercises in Sudbury, Ontario and Youngstown, Ohio », thesis requirement for the degree of Doctor of Philosophy in Planning, University of Waterloo, Canada.

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Pour citer cet article :

Marie Mondain, « Pourquoi construire de nouveaux logements sociaux dans les villes en décroissance ? », Métropolitiques, 10 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Pourquoi-construire-de-nouveaux-logements-sociaux-dans-les-villes-en.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1894

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