Dans son article du 26 mai 2022 consacré aux « experts du fait métropolitain », Christophe Parnet critique la pensée, l’action et les interventions d’un ensemble d’universitaires engagés comme consultants auprès de collectivités. Étrangement cité de façon anonyme, alors même que mes travaux sont facilement accessibles au public [1], et membre de la communauté d’experts mise en cause par ce texte, je souhaite revenir ici tant sur mes idées au sujet des reconfigurations territoriales que sur ma posture de chercheur-consultant.
L’expert réformateur, ce complice de l’État
Christophe Parnet soulève la question de la place de la métropolisation dans les transformations actuelles de la société française et dans ses politiques publiques. Mais il commence par l’enchâsser dans ce qui semble vouloir être un dévoilement de l’expertise universitaire complice des réformes métropolitaines de l’État. Vaste sujet qui pourrait conduire à évoquer Michel Rochefort, Jacqueline Beaujeu-Garnier, Roger Brunet, Denise Pumain, Félix Damette, Pierre Veltz, et quelques autres célèbres complices, pour ne parler que de la DATAR, dont ce fut en effet la vocation que de permettre l’interaction entre sciences et gouvernement. Mais contentons-nous de revenir sur la séquence de la création de la métropole d’Aix-Marseille, comme l’auteur y invite d’abord.
Christophe Parnet aurait-il préféré que, dans la bataille marseillaise de 2015-2016 dont l’enjeu était l’instauration d’un véritable pouvoir métropolitain à l’échelle de l’aire urbaine d’Aix-Marseille, il n’y ait eu aucun apport d’expertises face au clientélisme général, sur fond de tutelle mafieuse du département [2], et aux égoïsmes communaux qui l’ont d’ailleurs finalement emporté ? Que reproche-t-il à la Mission pour le projet métropolitain, conduite par Laurent Théry et dirigée par Vincent Fouchier, qui s’est démenée pour tenter de doter cette aire urbaine de près de deux millions d’habitants d’un pouvoir territorial digne de ce nom ? D’avoir recouru à des géographes, des urbanistes, des paysagistes, des économistes, des intellectuels, tous en effet convaincus de l’urgence métropolitaine, comme l’étaient la plupart des universitaires locaux ? D’avoir cru à la nécessité d’une réforme, profondément politique et citoyenne, pour ce territoire métropolitain par essence, « métapolitain », aurait dit François Ascher ? Au demeurant, les apports de cette expertise complice de la réforme métropolitaine sont des plus variés : une lecture du grand paysage métropolisé, une analyse du port comme plateforme d’économie circulaire, une cartographie des systèmes productifs ou fonctionnels à l’échelle de toute l’aire urbaine, un retour sur trente ans de politiques de cohésion sociale et territoriale, et bien d’autres encore, à diverses échelles, qui invalident l’appréciation de Christophe Parnet, selon laquelle les experts en question « contribuent à circonscrire le champ des possibles en matière d’aménagement de l’espace ».
« On peut dès lors s’interroger sur la place des savoirs scientifiques et experts dans l’orientation et la légitimation des politiques de métropolisation », écrit Christophe Parnet. Il faudrait surtout s’interroger sur ceux de ces savoirs qui ont plus récemment alimenté, avec l’appui considérable des médias, la représentation d’une « France périphérique » (Christophe Guilluy), d’une « métropolisation barbare » (Guillaume Faburel), de « territoires ruraux abandonnés » à cause du fait urbain (Pierre Vermeren), et bien d’autres virulences sur la même ligne anti-métropolitaine. On le sait depuis longtemps : l’expertise n’est jamais neutre, malgré la croyance qui l’investit. Aucun expert, aucun « spécialiste », aucun chercheur ou universitaire n’échappe à l’engagement idéologique et aux référentiels qui le balisent sur tous les sujets et selon les époques. Ce faisant, aucun n’échappe aux clivages qui parcourent la société, et celui qui s’est instauré autour du fait métropolitain doit beaucoup aux porte-parole ci-dessus cités.
Christophe Parnet peut estimer que la DATAR a toujours favorisé l’expertise pro-métropolitaine : il s’avère que son article a été immédiatement relayé par le numéro 311 de Veille et Territoire de l’ANCT (pâle héritier de ladite DATAR, qui n’existe plus depuis huit ans), ce qui prouve qu’il ne faut jamais désespérer des services centraux de l’État. C’est surtout faire peu de cas de beaucoup d’autres travaux conduits dès 1963 dans le cadre de l’aménagement du territoire, qui ne s’est jamais cantonné au fait métropolitain : rappelons simplement les politiques des villes moyennes, des petites villes et de leur bassin, des montagnes et des littoraux, des parcs naturels régionaux et nationaux, etc.
Des experts embarqués, des universitaires complices, des intellectuels organiques, chaque monde d’action et chaque partie prenante du jeu (et combat) social ont les leurs. Mais pour l’auteur, les « experts métropolitains » sont homogènes : ils partagent un même « sens commun réformateur ». Ils détournent du combat contre « la production primaire des inégalités socio-spatiales » et pour la conquête de « l’égalité des territoires ».
La métropolisation contre les territoires, tout contre
Depuis vingt ans, les experts en question répètent pourtant que la métropolisation ne se résume pas aux métropoles, surtout au sens institutionnel somme toute assez catastrophique de la loi MAPTAM. Cette dernière a fait beaucoup de mal aux métropoles, qu’elles confortent le plus souvent dans le fonctionnement archaïque de vastes syndicats de communes, empêchant ainsi toute égalité des droits des usagers métropolitain et toute citoyenneté à la nouvelle échelle.
Lorsque le fameux expert réformateur métropolitain que je suis intervient au service de la communauté de communes du Haut-Béarn (d’Oloron-Sainte-Marie au col du Somport), du parc national régional du Haut-Jura (de Saint-Claude à la frontière suisse), dans les campagnes du Loir-et-Cher ou celles du Clunisois, que rencontre-t-il ? Une bonne part de ménages, retraités ou actifs, qui ont quitté une métropole ou une grande ville, pour habiter un territoire de plus faible densité. D’autres que leur trajectoire résidentielle n’a jamais conduit dans ces villes, par choix ou par assignation de fait. D’autres encore qui pratiquent par intermittence à la fois les villes et les campagnes, pour toutes sortes de raisons professionnelles, résidentielles, de formation, etc. Parmi tous : des poches de pauvreté, des poches de prospérité, la société dans toute sa diversité et ses inégalités en somme, tout comme en ville.
Mais l’expert rencontre surtout l’intensité des liens entre tous ces territoires, à travers la mobilité et la circulation des personnes, des revenus, des productions et des valeurs, des ressources, des informations et des compétences. Des liens, des circulations et des interdépendances qui mettent en système les villes grandes et petites, et leurs campagnes. Depuis les années 1990, beaucoup d’observateurs ont convenu d’appeler cette mise en système la métropolisation, ce qui n’implique pas qu’ils en soient devenus les promoteurs ni les adorateurs. La métropolisation est une dynamique de recomposition sociale et spatiale, avec ses effets transformateurs, ses contradictions, ses impacts positifs et négatifs, qui font le champ des politiques publiques à concevoir. Lorsque des fractions de territoire et leurs populations y échappent, on est conduit à constater leur relégation, leur marginalisation, leur décrochage. Lorsque ces mêmes territoires reconstruisent des capacités autonomes de développement et de prospérité, de quoi s’agit-il d’autre que d’une réinsertion dans le système, en général en bonne partie grâce aux apports exogènes de celles et ceux qui pensent s’en éloigner et contribuent ainsi à l’étendre ?
Affirmer que l’horizon contemporain est métropolitain ne signifie précisément pas que seuls les cœurs du système, les métropoles, ont droit de cité. C’est même exactement l’inverse.
Bashing métropolitain et radicalité identitaire
Au-delà de ces rappels, bien connus de tous, il faut expliciter un autre aspect de la controverse, moins souvent mis en avant : sa politisation. Dans l’extrait que l’auteur a choisi de mettre en exergue de son article, j’affirme (en décembre 2015, en conférence métropolitaine marseillaise) que le vote identitaire est un vote anti-métropolitain. Je le confirme, et je précise que le sens de la phrase compte : le vote anti-métropolitain n’est pas nécessairement identitaire. On peut comprendre que toute l’opinion politique anti-métropolitaine ne soit pas à l’aise avec sa composante identitaire, bien réelle. Car tels sont les faits : Marine Le Pen a explicitement fait de la démétropolisation une de ses propositions. Le malaise de Christophe Parnet n’est pas dû à « l’opposition caricaturale sujette à controverse » que je fais entre partisans et opposants de la métropole. Il est dû à la composante trouble de l’opinion anti-métropolitaine qui, depuis 2015, s’est confirmée et accentuée. Le mouvement des Gilets jaunes en a été une démonstration spectaculaire. Jamais en France, l’extrême droite et l’extrême gauche ne s’étaient côtoyées dans les mêmes manifestations. Le populisme anti-métropolitain les a rassemblés. La radicalité anti-urbaine a désormais pris le relais.
J’entends bien que tout le monde ne partage pas cette analyse. La confrontation des opinions et des interprétations doit se poursuivre, de préférence en toute transparence argumentative et sans tentative de discrédit sur la position des uns ou des autres. Celle d’universitaire expert ou consultant agace souvent les pairs académiques, encore plus si cette expertise s’exerce au service des pouvoirs publics, centraux ou locaux. L’essentiel est qu’elle ne perde pas son éthique. Pour ma part, j’y veille scrupuleusement, sur le plan scientifique, éditorial, professionnel et politique.