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Photo : Daniel Tafjord/Unsplash
Terrains

La dégradation des relations entre les habitants des quartiers pauvres et la police se lit aussi dans les chiffres

À l’heure d’importantes mobilisations contre les violences policières, Laurent Mucchielli montre que les chiffres de la délinquance témoignent de la dégradation des relations entre habitants et police, et du durcissement des politiques sécuritaires dans les banlieues populaires.

Dès le début du confinement, on a assisté à la multiplication des « incidents » relatés par la presse et les réseaux sociaux concernant les contrôles de police occasionnés par la surveillance du respect des règles de confinement. À lire ces articles de presse, il est tentant pour certains de croire en substance qu’une fois de plus, ces « sauvageons » de banlieues prouvent qu’ils ne respectent rien. C’est évidemment ce que l’extrême droite et la fachosphère s’empressent de crier [1]. C’est malheureusement aussi ce que disent une partie des policiers [2], dont certains partagent clairement ces idées politiques [3]. Mais c’est aussi ce que beaucoup de commentateurs du débat public disent implicitement en relayant, même de façon neutre, ce qui est souvent dénommé « incidents en banlieues » (Le Parisien, 22 avril 2020). Ce faisant, ils accréditent l’idée qu’il s’agirait là d’une spécificité de ces quartiers et de leurs habitants. Or, rien n’est plus contestable. Qu’ils soient simplement naïfs ou politiquement intéressés, ces commentaires sont aveugles à trois autres séries de faits.

1) Les conditions de vie d’une famille nombreuse (voire très nombreuse) dans une tour HLM de vingt étages ne sont pas du tout les mêmes que celles d’un couple parisien avec ses un ou deux enfants ayant chacun leur chambre, leur ordinateur et leur smartphone. Le rapport au travail et au salaire du travail est également radicalement différent, entre un cadre supérieur pouvant se confiner en télétravail et travailler par visioconférences et des employés de service ou des petits commerçants pour qui la cessation temporaire d’activité est une catastrophe économique ; 2) Des libertés prises avec les règles du confinement s’observent également dans les quartiers des villes et des villages où habitent des membres des classes moyennes et des classes supérieures. Mais cela ne fait guère l’objet d’articles de presse [4] ; 3) La façon de faire la police n’est pas la même dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et dans le reste du territoire.

Sans négliger l’importance des points 1 et 2 [5], nous allons plutôt produire ici quelques données qui nourrissent la réflexion sur le troisième. En analysant les statistiques de police et de gendarmerie dans plusieurs dizaines de communes d’Île-de-France, nous avons, en effet, constaté d’abord que ces chiffres (qui résultent de l’enregistrement des procès-verbaux pour crimes et délits) diffèrent totalement selon les territoires, ensuite que ces différences procèdent non pas simplement de dissemblances en matière de comportements parmi les populations des quartiers populaires, mais repose aussi sur les façons de faire de la police.

L’activité différenciée de la police selon les territoires

À l’occasion d’une étude commanditée par une collectivité territoriale, un petit cabinet d’étude avait sollicité il y a quelques mois notre expertise sur les statistiques de police et de gendarmerie. Les données statistiques en question nous ont été communiquées sous réserve d’un engagement de confidentialité, on ne citera donc pas les noms des communes concernées, ni même celui du département. On peut juste indiquer qu’on est ici dans la région Île-de-France, dans des territoires où se situent à quelques kilomètres de distance, d’une part des zones résidentielles périurbaines, voire rurales, constituées de villages et de petites villes habités principalement par des membres des classes sociales supérieures, d’autre part des villes moyennes abritant d’importants « quartiers prioritaires de la politique de la ville » où résident les classes sociales les plus défavorisées (les « cités de banlieues » dans le langage médiatique). Certains de ces quartiers ont une réputation nationale, ayant notamment été le théâtre d’émeutes à plusieurs reprises au cours des quarante dernières années (Bachmann et Leguennec 1996 ; Kokoreff 2008 ; Mucchielli 2010).

La différenciation spatiale de l’activité policière peut être mise en évidence en observant les différences entre deux communes de ce territoire. La première (« commune A ») est une petite ville d’un peu plus de 6 000 habitants, située en zone de gendarmerie, qui n’a pas de réputation particulière et abrite une population globalement aisée. La seconde (« commune B ») est une ville moyenne de plus de 30 000 habitants, qui compte plusieurs grands quartiers très pauvres, dont trois sont réputés particulièrement « sensibles ». Au total, près de 40 % de sa population communale réside dans les quartiers prioritaires.

Dans le tableau qui suit, nous avons cumulé les enregistrements d’infractions sur deux années (2017 et 2018) et les avons ventilés selon leurs principales catégories (dans le détail, il en existe une centaine). Les chiffres bruts sont évidemment très différents, on s’attachera donc plutôt à regarder les pourcentages pour voir apparaître les différences entre les deux communes.

Figure 1. Infractions constatées en 2017-2018 dans les communes A (zone gendarmerie) et B (zone police)

Source : ministère de l’Intérieur, Direction départementale de la sécurité publique (DDSP).
Notes de lecture :
* CBV = coups et violences volontaires (non mortels)
** VAMA = vol à main armée (arme à feu)
*** on regroupe ici les menaces, chantages, atteintes à la dignité et à la personnalité.

Dans la commune A, on constate que l’ensemble des vols et des cambriolages constitue le cœur de la délinquance enregistrée. On remarque cependant aussi un nombre élevé de procédures pour vols à l’étalage, escroqueries et abus de confiance, falsifications et usages de chèques ou de cartes de crédit volés ainsi que pour travail clandestin et emplois d’étrangers sans titre de séjour ou autorisation de travail. Le commandant de la brigade de gendarmerie (interviewé) l’explique par la présence sur la commune d’une grande zone d’activité économique (qui génère beaucoup de vols à l’étalage, d’escroqueries et de fraudes sur les moyens de paiement) et par le croisement de deux autoroutes qui offrent autant de possibilités de fuites pour les auteurs des vols. Les gendarmes procèdent donc en permanence à des contrôles aux entrées et sorties des bretelles d’autoroute. Et c’est à ces occasions qu’ils découvrent des situations de travail clandestin, de même que des usages ou possessions de stupéfiants.

Dans la commune B, les homicides ainsi que les braquages à main armée sont autant absents (un homicide en deux ans, une affaire privée) que les vols avec violence y restent limités comparativement à d’autres communes proches. On trouve cependant presque trois fois plus de « coups et blessures volontaires », différence que le commissaire de police (interviewé) explique principalement par la problématique des bagarres entre groupes d’adolescents affiliés à des quartiers rivaux. La police enregistre en revanche proportionnellement beaucoup moins de vols simples, de cambriolages et de vols dans et sur les voitures. Enfin, et c’est là l’essentiel, il apparaît dans ces statistiques un ensemble d’infractions qui sont quasiment absentes côté gendarmerie alors qu’elles sont centrales côté police. Ce sont d’une part des destructions-dégradations ainsi que des incendies volontaires qui témoignent notamment de l’hostilité envers les institutions publiques d’une partie de la population. D’autre part, le nombre incroyablement élevé des procédures faites pour simples usages de stupéfiants (et non trafics), ainsi que pour outrages et rébellions (et dans une moindre mesure pour ports d’armes prohibées, découvertes lors des fouilles à corps), témoignent de la grande dureté des contrôles opérés par les policiers (Boucher, Belqasmi et Marlière 2013 ; Gauthier et Jobard 2018) [6]. L’ensemble forme un groupe d’infractions typiquement liées aux quartiers précarisés en forte tension et où les relations avec la police sont extrêmement dégradées (c’est « une poudrière qui peut s’embraser à tout moment », nous dit le commissaire). En 2017, on a atteint ici un sommet. Cette année-là, le sous-total constitué par l’addition de seulement cinq sous-ensembles d’infractions (destructions-dégradations, incendies volontaires, usages de stupéfiants, outrages et rébellions, ports d’armes prohibées) représente à lui seul 43 % du total des infractions enregistrées dans toute l’année sur l’ensemble de la ville. C’est presque cinq fois plus que dans la commune gérée par la gendarmerie (où on se situe autour de 9 %).

En d’autres termes, dans ce territoire typique des « cités sensibles » qui défrayent la chronique depuis la fin des années 1970, la vie des habitants, leurs relations aux institutions et le comportement de ces institutions à leur égard sont tellement dégradés, que presque la moitié de l’activité procédurale de la police consiste en fin de compte à enregistrer les conséquences de cette dégradation. C’est là un « serpent de mer » de la politique publique de sécurité en France (Monjardet 1996 ; Mouhanna 2011) comme en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord (Brodeur 2003 ; Reiner 2010 ; Jobard et Maillard 2015). Loin d’avoir abouti à des réformes profondes permettant de développer le Community policing, les intenses débats des années 1980 et 1990 ont été enterrés avec l’expérience avortée de la « police de proximité ». Depuis, l’on assiste au contraire à un durcissement croissant du contrôle policier des quartiers populaires, parallèle d’ailleurs à celui du maintien de l’ordre, ainsi que la répression des manifestations contre la « loi travail » en 2016 puis du mouvement des gilets jaunes en 2018-2019 l’a abondamment montré (Mucchielli 2020).

Bibliographie

  • Bachmann, C. et Leguennec, N. 1996. Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville, Paris : Albin Michel.
  • Boucher, M., Belqasmi, M. et Marlière, E. 2013. Casquettes contre képis. Enquête sur la police de rue et les usages de la force dans les quartiers populaires, Paris : L’Harmattan.
  • Brodeur, J.-P. 2003. Les Visages de la police. Pratiques et perceptions, Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
  • Gauthier, J. et Jobard, F. 2018. Police. Questions sensibles, Paris : Presses universitaires de France.
  • Jobard, F. et Maillard de, J. 2015. Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris : Armand Colin.
  • Kokoreff, M. 2008. Sociologie des émeutes, Paris : Payot.
  • Monjardet, D. 1996. Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris : La Découverte.
  • Mouhanna, C. 2011. La Police contre les citoyens, Nîmes : Champ social.
  • Mucchielli, L. 2010. « Pour une sociologie politique des émeutes urbaines en France », in J.-L. Olive, L. Mucchielli et D. Gaband (dir.), État d’émeutes, État d’exception : retour à la question centrale des périphéries, Perpignan : Presses de l’Université de Perpignan, p. 127-174.
  • Mucchielli, L. 2020. « Peut-on parler de dérive sécuritaire de l’État ? », in S. Paugam (dir.), 50 questions de sociologie, Paris : Presses universitaires de France (sous presse).
  • Reiner, R. 2010. The Politics of the Police, Oxford : Oxford University Press.

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Pour citer cet article :

Laurent Mucchielli, « La dégradation des relations entre les habitants des quartiers pauvres et la police se lit aussi dans les chiffres », Métropolitiques, 17 juin 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-degradation-des-relations-entre-les-habitants-des-quartiers-pauvres-et-la.html

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