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La coopération des professionnels HLM à l’épreuve de la rénovation urbaine

La coopération entre les professionnels de la gestion HLM et de la maîtrise d’ouvrage est un enjeu ancien pour les bailleurs sociaux. Amandine Mille montre comment la mise en œuvre des projets de rénovation urbaine reproduit davantage qu’elle n’abolit les asymétries de pouvoir entre ces professionnels.

Contrairement à la plupart des promoteurs immobiliers privés, les organismes de logement social français ont historiquement fondé leur identité et une conception de leur mission autour de deux activités : la construction et la gestion de logements sociaux. La construction a longtemps constitué l’activité principale et légitime des bailleurs sociaux, dont la vocation est d’accroître l’offre de logements abordables et de développer leur présence sur les territoires. La gestion, quant à elle, est une notion polysémique au sein des organismes HLM, qui renvoie à des activités et des professions diverses : par exemple, la gestion locative des contrats des locataires, le recouvrement des loyers, l’accompagnement social, la commercialisation des logements, la gestion sociale et urbaine, ou encore la gestion de proximité sur laquelle porte plus spécifiquement cet article.

Depuis les années 1980, l’obsolescence progressive du parc existant et la diminution des rythmes de construction contribuent à conférer à l’activité de gestion une importance croissante. Une première évolution notable est la délocalisation des services gestionnaires au plus près des quartiers d’habitat social par les organismes HLM les plus importants (via la création à l’échelle communale ou départementale des agences de gestion ou agences de proximité). Cette décentralisation a toutefois produit un phénomène non anticipé par les bailleurs, à savoir « une véritable dichotomie » entre les services de gestion et ceux de la maîtrise d’ouvrage (Bretesché 2005 ; Demoulin 2014). Le décloisonnement de ces services constitue depuis un enjeu pour les organismes. Cela se traduit essentiellement par une intégration du personnel de gestion dès les phases amont, c’est-à-dire dès la conception, des opérations urbaines (Lefeuvre et Lelévrier 2003).

L’intégration en amont des différents professionnels de la gestion, qui agissent généralement en aval de la construction, est une préoccupation ancienne, remise sur le devant de la scène au début des années 2000 avec le Programme national pour la rénovation urbaine (PNRU). Elle est motivée par deux objectifs principaux : d’une part, anticiper la gestion future des immeubles et des quartiers (notamment pour pérenniser les investissements réalisés et réduire les coûts de gestion) et, d’autre part, répondre à de nouvelles demandes des habitants et des pouvoirs publics (services à l’habitat, sécurisation des espaces, maîtrise de l’évolution du peuplement, etc.). Pour certains bailleurs sociaux, ces objectifs impliquent de réinterroger et de faire évoluer les pratiques professionnelles traditionnelles pour tendre vers davantage de coopération et de transversalité entre les deux extrémités de la chaîne de production des logements (la maîtrise d’ouvrage et la gestion de proximité).

Comment la mise en œuvre des projets de rénovation urbaine affecte-t-elle la division du travail et les modes de coopération entre les professionnels de la maîtrise d’ouvrage et les gestionnaires de proximité au sein des organismes HLM ? Dans quelle mesure cela contribue-t-il à atténuer ou, au contraire, à reconduire la hiérarchie professionnelle et symbolique entre ces deux corps de métiers majeurs de l’administration du logement social ?

La division du travail au sein des organismes de logement social

Pour répondre à ces questions, l’article s’appuie sur une enquête fondée sur le suivi de projets, des observations (de réunions, de visites de site, et des pratiques professionnelles), des entretiens et des interactions moins formalisées avec des acteurs du logement social, ainsi que sur l’analyse de l’organisation interne d’une grande entreprise sociale pour l’habitat (ESH) qui gère environ 140 000 logements sociaux en Île-de-France.

Au sein de l’organisme étudié, les équipes de proximité (aussi désignées dans cet article par l’appellation « gestionnaires de proximité ») sont composées des gardiens d’immeubles supervisés par des chefs de secteur et des responsables de site, dont les bureaux sont respectivement localisés au sein des quartiers administrés pour les deux premiers et dans des agences de gestion départementales pour les derniers. L’équipe formée par un chef de secteur et des gardiens s’occupe de l’entretien courant (réparation et remplacement des équipements), du nettoyage des parties communes des immeubles et de leurs abords, de la gestion des déchets ménagers, et des tâches administratives nécessaires au bon fonctionnement des immeubles (commande et suivi des interventions effectuées par des prestataires, états des lieux…).

Dans le cadre du PNRU, les chefs de projet membres des services de maîtrise d’ouvrage doivent associer des représentants des services de gestion (directeur·trice d’agence, responsables de la commercialisation et du renouvellement urbain, gestionnaires de proximité) au cours de plusieurs étapes, par opposition à la division traditionnelle du travail d’administration du logement social qui sépare et séquence l’intervention de ces deux catégories de professionnels. Ces étapes visent à recueillir les avis des gestionnaires sur les choix architecturaux et des matériaux, les typologies des logements, la réorganisation des accès et des circulations, les usages, le stationnement, la gestion future du site (à compter de la phase chantier) et sa sécurisation, ainsi que l’aménagement des espaces extérieurs et des parties communes (en particulier les halls et les locaux à vélos, poussettes, ordures ménagères et encombrants). Les projets de rénovation urbaine peuvent ainsi être lus comme un nouveau laboratoire au sein duquel la coopération entre chefs de projet et gestionnaires est mise à l’épreuve. Dans le cas du bailleur étudié, cette recherche de transversalité s’inscrit dans un processus de changement organisationnel continu et progressif. Pour autant, l’intégration des gestionnaires de proximité en particulier ne va pas de soi et entraîne des résistances internes au sein des organismes.

Résistances et reproduction d’une asymétrie professionnelle

La manière dont se déroulent les relations entre les chefs de projet et les gestionnaires de proximité pendant les temps dédiés à la coopération pose question. Cette coopération « à marche forcée » participe en effet de la reproduction d’une hiérarchie professionnelle entre ces acteurs dans les nouvelles « scènes d’action collective » (Friedberg 1997) que représentent les projets de rénovation urbaine. On observe encore aujourd’hui un rapport de force déséquilibré entre ces deux catégories de professionnels. Les gardiens d’immeubles, plus encore que leurs supérieurs hiérarchiques, semblent appartenir à « un monde à part » (Marchal 2006, p. 93). Ils conservent une position dominée, en particulier dans les processus de décision, qui va de pair avec leur recrutement social (notamment en tant que personnel souvent plus âgé et moins diplômé), la parcellisation de leurs tâches, l’incertitude et l’imprécision de leurs missions, ou encore un sentiment d’impuissance (Maury 2001) et un manque de reconnaissance (Ughetto 2014). Leurs activités demeurent associées à des fonctions peu qualifiées et à des tâches routinières, en particulier par les autres salariés des organismes HLM.

L’implication des gestionnaires de proximité en amont des projets de rénovation urbaine fait également naître des résistances, voire des conflits. Au moins trois types de résistances peuvent être identifiés.

La première forme de résistance est liée à la divergence des contraintes et des priorités qui s’imposent aux acteurs. Les chefs de projet doivent composer avec de fortes contraintes liées aux délais et aux coûts des opérations. Les gestionnaires de proximité priorisent les modalités et les coûts futurs de la gestion des réalisations. Ils ne partagent donc pas les mêmes intérêts, ni le même langage. Ainsi, la notion de « sécurité » peut, par exemple, avoir une résonance différente entre un professionnel de la maîtrise d’ouvrage et un professionnel de la gestion de proximité. Lorsque les gestionnaires remettent en cause un élément du projet pouvant entraîner à terme des difficultés de gestion (comme la localisation et les conditions d’accès au local à ordures ménagères, les matériaux utilisés, la reconfiguration de la trame viaire), la prise en compte de cet avis par les chefs de projet peut impliquer une redéfinition du planning vécue par ces derniers comme une perte de temps et/ou un coût supplémentaire. Le temps imparti au projet rend donc contraignante l’intégration des gestionnaires dans le montage opérationnel. Pour cela, certaines étapes de leur intervention peuvent être évacuées ou la marge de manœuvre qui leur est laissée peut être très limitée.

La deuxième forme de résistance identifiée prend forme autour des compétences des gardiens et des chefs de secteur, que certains chefs de projet et responsables de site considèrent inadaptées au processus de production de logements. En effet, certaines discussions sur les opérations urbaines nécessitent des compétences, comme la lecture de plans, que les gestionnaires ne maîtrisent pas toujours. Cela représente un obstacle à leur intégration dans le processus qui est souvent relevé par les chefs de projet et les responsables de site. Ces derniers sont libres d’associer ou non le chef de secteur et le(s) gardien(s) du futur programme aux réflexions. Un responsable de site interrogé choisit de ne pas le faire et met en doute les compétences et le rôle professionnel du gardien, qu’il limite aux tâches ménagères : « Le gardien est là pour être garant de la propreté et du bon entretien de l’immeuble. On ne lui demande pas de s’y connaître en matière d’architecture ou de réorganisation » [1].

Enfin, une dernière forme de résistance renvoie au fait que les gestionnaires de proximité et les chefs de projet sont en désaccord sur l’expertise que les premiers sont en mesure d’apporter aux échanges sur les projets urbains. À titre d’exemple, la visite du logement-témoin, étape obligatoire avant la livraison d’un immeuble, peut devenir « une mascarade » quand « la validation a été faite avant » en l’absence des gestionnaires, « parce qu’il fallait avancer » [2]. Plus encore, quand les équipes de proximité sont associées à cette étape, certains professionnels de la maîtrise d’ouvrage considèrent qu’il s’agit essentiellement de les « informer » sur « la couleur des moquettes, la configuration [des logements], les prises électriques, les implantations dans des cuisines », comme le déclare un responsable d’un service de maîtrise d’ouvrage. Pourtant, des gestionnaires de proximité estiment être en capacité de faire des remarques sur des aspects « plus urbains », sur lesquels ils rencontrent des difficultés pour exprimer un avis, d’autant plus si celui-ci risque de remettre en cause tout ou partie d’un projet. Il s’agit notamment des questions liées aux accès à la résidence, au stationnement, à l’organisation générale de l’espace, ou encore aux usages potentiels ou attendus. Autant de sujets sur lesquels ils estiment avoir développé des connaissances en raison de leur expérience du terrain, acquise grâce à leur présence quotidienne. Des connaissances « que n’ont pas du tout les chefs de projet » aux yeux de certains gestionnaires.

Une faible intégration des gestionnaires de proximité qui interpelle

Comment interpréter ces résistances face à la coopération ? L’intégration des professionnels de la gestion de proximité aux processus de décision sur les projets de rénovation urbaine peut être vécue par les chefs de projet comme une forme d’interférence au sein de leur « territoire d’activité » (Demazière et Jouvenet 2016, p. 20). Ces derniers adoptent ainsi ce qui s’apparente à une posture de défense vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme relevant de leur territoire professionnel. Dès lors, comment expliquer le maintien de la transversalité entre ces acteurs en dépit des conflits et des résistances qu’elle suscite ? S’agit-il essentiellement d’une politique d’affichage des organismes HLM visant, par le haut, à renforcer l’image de proximité des projets urbains ? D’après notre enquête, cette transversalité est revendiquée et portée par le bas, par les gestionnaires eux-mêmes, à la fois en quête d’une reconnaissance de leur expertise et conscients des implications que leur faible intégration pourrait avoir sur la gestion des espaces résidentiels transformés, c’est-à-dire des immeubles et abords dont le bailleur est à la fois le propriétaire et le gestionnaire.

Là où la coopération appelle une complémentarité et une reconnaissance des expertises, les gestionnaires de proximité, en premier lieu les gardiens, estiment être maintenus en dehors des processus de décision qui auront nécessairement des incidences sur leurs conditions de travail et l’évolution du cadre de vie des habitants. La prise de décisions sans concertation avec les gestionnaires de proximité risque pourtant d’empêcher la résorption de problèmes anciens, voire conduire à l’émergence de nouvelles difficultés à l’issue d’un projet urbain. Ces problèmes sont, par exemple, liés aux usages, à la configuration des parties communes, aux accès et aux circulations à l’intérieur d’un espace résidentiel, ou encore à l’entretien des immeubles et à la qualité des espaces extérieurs.

Dans le cas du bailleur social étudié, des projets de gestion ont été initiés par des professionnels issus d’un service de gestion ou développement social(e) et urbain(e) sur des espaces résidentiels ayant bénéficié d’un projet de rénovation urbaine et au sein desquels des dysfonctionnements perdurent. Ces projets de gestion, auxquels sont associés les gestionnaires de proximité, visent à créer de nouvelles arènes de discussion et de décision sur la transformation et la gestion des espaces résidentiels, en réaction au déficit de coopération dans le cadre des projets de rénovation urbaine.

Bibliographie

  • Bretesché, S. 2005. Les Bailleurs sociaux face à la question sociale : effervescence rationalisatrice et rapport moral au locataire, thèse en sociologie, université de Grenoble‑2 Pierre-Mendès-France.
  • Demazière, D. et Jouvenet, M. (dir.). 2016. Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, Paris : Éditions de l’EHESS.
  • Demoulin, J. 2014. La Participation des locataires : un instrument de gestion dans les organismes HLM, thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
  • Friedberg, E. 1997. Le Pouvoir et la Règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris : Seuil.
  • Lefeuvre M.-P. et Lelévrier, C. 2003. « Gestion de site, gestion de patrimoine », in M. Segaud, J. Brun et J.‑C. Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris : Armand Colin, p. 203‑207.
  • Marchal, H. 2006. Le Petit Monde des gardiens-concierges. Un métier au cœur de la vie HLM, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques sociales ».
  • Maury, Y. 2001. Les HLM. L’État-providence vu d’en bas, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques politiques ».
  • Mille, A. 2015. Le Bailleur social en France : un monde professionnel en mutation, mémoire de master, Institut français d’urbanisme, université Paris-Est Marne-la-Vallée.
  • Ughetto, P. 2014. « Les organisations et leur récit des temps d’hier. De la stratégie au travail », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 8, n° 1, p. 71‑95.

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Pour citer cet article :

Amandine Mille, « La coopération des professionnels HLM à l’épreuve de la rénovation urbaine », Métropolitiques, 30 janvier 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-cooperation-des-professionnels-HLM-a-l-epreuve-de-la-renovation-urbaine.html

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