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Istanbul, vitrine du technonationalisme électoral de l’AKP

En Turquie, le président Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat en mai 2023. Revenant sur la dernière campagne électorale à Istanbul, Yohanan Benhaïm montre comment le « technonationalisme » et son déploiement dans l’espace urbain sont devenus un outil électoral pour l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir.

En Turquie, malgré la crise économique et le tremblement de terre de février 2023, les élections des 14 et 28 mai 2023 ont vu la coalition du Peuple (Cumhur Ittifakı) conserver sa majorité au parlement et le président Erdoğan réélu pour un troisième mandat. Comment expliquer une telle longévité politique ? Il apparaît qu’une nouvelle fois, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement), parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, a su tirer parti de sa capacité à forger des coalitions électorales victorieuses (Benhaïm, Massicard et Toumarkine 2022), à limiter les conflits internes et, surtout, à mobiliser et redistribuer les ressources étatiques pour consolider son ancrage électoral (Kalaycıoğlu 2010 ; Dorronsoro et Gourisse 2013 ; Çeviker Gürakar 2016).

Au-delà de ces grilles d’analyse, il faut aussi prendre en considération l’adhésion d’une partie du pays à un discours politique porté par le camp au pouvoir [1]. Cette victoire électorale entérine le succès de la stratégie de campagne de l’AKP. Inscrite dans le sillon d’un discours déjà rodé sur la « nouvelle Turquie » (« Yeni Türkiye ») et « le siècle de la Turquie » (« Türkiye’nin Yüzyılı »), cette stratégie a tout particulièrement valorisé cette fois-ci un récit national célébrant l’indépendance (« Tam bağımsız Türkiye ») et la puissance du pays (« Güçlü Türkiye »), rendu notamment possible par le progrès technologique. Dans le cadre de ce discours technonationaliste promouvant le développement de capacités d’innovation à l’échelle nationale en vue de garantir autonomie stratégique et autosuffisance technique (Reich 1987), l’industrie de défense tient une place centrale. Son essor devient synonyme à la fois de puissance militaire, d’indépendance vis-à-vis des puissances occidentales et de preuve du développement du pays (Corte-Real Pinto 2019 ; Soyaltin-Colella et Demiryol 2023), malgré un quotidien marqué par la crise économique.

Avec quelque 11,3 millions d’électeurs, soit 17,7 % du corps électoral du pays, Istanbul a un poids non négligeable sur les résultats électoraux à l’échelle nationale. Alors que la mairie métropolitaine a été remportée par l’opposition lors des élections municipales de 2019, la campagne y a été marquée par une forte mobilisation des moyens étatiques pour cibler le cœur de l’électorat de l’AKP. L’analyse des images et des événements déployés dans l’espace urbain pendant cette campagne permet d’actualiser la réflexion sur la place du technonationalisme dans les mobilisations électorales en Turquie (Corte-Real Pinto 2019). Si de nombreuses autres villes sont concernées, le symbole politique que représente Istanbul, son site propice aux démonstrations militaires et son poids démographique en font un lieu d’observation privilégié de la manière dont le technonationalisme constitue le point de convergence de différents thèmes récurrents dans la propagande électorale du parti au pouvoir, notamment depuis 2016 : projection dans l’avenir, modernité technologique, culte de la puissance et nationalisme belliciste [2].

Quand l’industrie de défense nationale s’affiche dans la ville

Au cours du mois qui a précédé la date du scrutin, l’AKP a fait du développement technologique, notamment dans le domaine militaire, l’un des thèmes forts de sa campagne. Cet accent mis sur des réalisations concrètes du pouvoir s’inscrit dans le prolongement de stratégies précédentes du parti présidentiel, qui avait ainsi pour slogan en 2015 : « Eux parlent, l’AKP le fait » (« Onlar konuşur, AKP yapar »). Cela permet, d’une part, de vanter le bilan des deux décennies de pouvoir de l’AKP, alors que l’élection de mai 2023 a été érigée par le pouvoir en référendum pour ou contre le régime actuel, et, d’autre part, de projeter l’électorat dans un avenir de technologie et de puissance qui occulte l’actualité des difficultés économiques du pays.

La métropole d’Istanbul est ainsi devenue, le temps d’un mois, une vitrine grandeur nature de l’industrie de défense turque. Sur certaines affiches (figure 1), la devise de Mustafa Kemal Atatürk est opportunément réappropriée par le pouvoir en place : « L’avenir est dans les cieux » (« Istikbal Göklerdedir »), sous-entendant une continuité assumée entre le fondateur de la République et le président actuel. Celui-ci apparaît comme son héritier paradoxal, le surlignage en rouge du nom du premier en bas de la citation faisant chromatiquement écho à la veste du second à droite de l’affiche. L’ensemble des documents de campagne mobilise à répétition cette image du président candidat Recep Tayyip Erdoğan apposant sa signature sur le drone Kızılelma de l’entreprise aéronautique Baykar, le marquant ainsi du sceau présidentiel dans un acte de bénédiction des appareils et de revendication de la politique d’autonomisation de l’industrie de défense du pays (figures 1 et 2).

Figure 1. « L’avenir est dans les cieux »

Affiche de l’AKP représentant les derniers modèles de l’industrie de défense dans l’aviation ; à droite, le président Erdoğan. Boulevard Barbaros, quartier de Balmumcu, arrondissement de Beşiktaş, Istanbul (mai 2023).
Photo de l’auteur.

Figure 2. « Le bon impact dans l’industrie de défense »

Brochure électorale de l’AKP distribuée place Barbaros à Beşiktaş, Istanbul (avril 2023). Photo de l’auteur.

Ailleurs, la promotion de l’industrie de défense s’inscrit dans la continuité de l’idéologie développementaliste de l’AKP, qui place notamment l’urbain au cœur de son projet politique (Pérouse 2017). Les nouveaux fleurons du secteur de l’aérospatial turc rejoignent ainsi les autres figures de ce « siècle de la Turquie » que l’AKP dit avoir déjà commencé : mégaprojets (Morvan 2013 ; Flyvbjerg 2014) et projets technologiques innovants en particulier. Sur les affiches de l’AKP (figure 3), le drone Akıncı côtoie ainsi le satellite, l’avion de chasse de cinquième génération TF-X Kaan ou la voiture électrique TOGG, mais aussi des équipements phares de la métropole d’Istanbul : le train Marmaray, l’hôpital géant Şehir Hastanesi de Başakşehir, le nouvel aéroport et le troisième pont du Bosphore. Un même parallélisme entre mégaprojets urbains et puissance militaire est à l’œuvre dans d’autres supports de communication, comme ce cahier de coloriage destiné aux plus jeunes et distribué par les équipes du parti présidentiel pendant la campagne à Istanbul (figure 4). Les produits de l’industrie de défense turque y sont hissés au rang de monument national, au même titre que le nouvel aéroport d’Istanbul, Sainte-Sophie récemment reconvertie en mosquée, la gigantesque tour de la radio à Çamlıca ou la nouvelle mosquée de Taksim. Ils viennent peupler l’imaginaire politique diffusé auprès des plus jeunes générations, avec pour décor principal la métropole d’Istanbul.

Figure 3. « Istanbul est prête. Le siècle de la Turquie commence »

Stand de campagne de l’AKP, place Barbaros, Beşiktaş, Istanbul (avril 2023). Photo de l’auteur.

Figure 4. Carnet de coloriage distribué par le parti AKP à Üsküdar, Istanbul

À gauche, la mosquée monumentale Çamlıca inaugurée en 2019 dans l’arrondissement d’Üsküdar ; à droite, le drone Bayraktar Akıncı, mis en service en 2021 par l’entreprise Baykar. Photo de l’auteur.

La mise en spectacle d’un technonationalisme militarisé dans l’espace urbain

Indice supplémentaire d’une stratégie de campagne de l’AKP ciblant l’ensemble de la cellule familiale, à partir de la mi-avril et jusqu’à l’entre-deux-tours de la présidentielle, c’est aussi dans l’espace urbain que petit·es et grand·es ont pu admirer en famille les dernières réalisations de l’industrie de défense turque au cours de différents événements et journées portes ouvertes. Cette mobilisation des ressources publiques et des moyens étatiques à des fins partisanes a ainsi contribué à la promotion du bilan de l’AKP au pouvoir par le spectacle. Ces différents événements constituent autant d’immersions dans le nouveau récit national que propose la coalition présidentielle aux électeur·rices : technonationalisme, autonomie stratégique et militarisme s’entremêlent dans cet univers où la technologie (la plupart du temps militarisée) est définie comme garante du futur du pays.

Du 17 au 30 avril 2023, c’est sur les quais de Sarayburnu, au cœur de la péninsule historique et juste à côté du palais de Topkapı (rive européenne), que le mini porte-avions TCG-Anadolu (L400) était amarré et ouvert aux visites des habitant·es de la métropole venus en nombre pour l’occasion (figure 5). Du fait de son site, Istanbul est, depuis longtemps, un lieu privilégié d’exposition de la marine turque. Rarement cependant elle n’a été aussi accessible au public. L’accès, strictement réglementé, interdit aux visiteur·ses étrangers, a permis à quelque 140 000 Stambouliotes de visiter le navire, selon les chiffres du ministère de la Défense [3], malgré les critiques du candidat de l’opposition kémaliste Kemal Kılıçdaroğlu dénonçant « un bateau de l’armée transformé en autobus de campagne électorale de l’AKP [4] ».

Figure 5. Le porte-avions TCG-Anadolu sur la Corne d’Or (mai 2023)

Photo de l’auteur.

Quelques jours plus tard, du 10 au 19 mai 2023, c’est sur les quais d’Üsküdar (rive asiatique) que le ministère de la Défense dresse une immense tente rouge afin de faire découvrir aux visiteur·ses la production « nationale et locale » (« milli ve yerli ») de l’industrie de défense et d’armement, au cours d’une exposition dans ce « centre d’exposition digitale » intitulé « La puissance du siècle – La technologie de la bravoure » (« Yüzyıllın Gücü – Cesaretin Teknolojisi »). Entre maquettes des missiles de l’entreprise Roketsan et modèles réduits des drones Bayraktar, des bateaux de guerre ou du char Altay, les Stambouliotes ont pu se promener, en famille ou entre ami·es, dans un long couloir où était projeté par vidéomapping un paysage où se déployaient l’ensemble de ces productions nationales, avant de poser avec des membres des forces armées.

Mais c’est sans doute le festival Teknofest qui a le plus marqué cette campagne électorale à Istanbul. La sixième édition de ce « festival de l’aviation, de l’espace et de la technologie » s’est tenue du 27 avril au 1er mai 2023, sur le tarmac de l’ancien aéroport Atatürk. L’événement est coorganisé par le ministère de l’Industrie et de la technologie et la Fondation de l’Équipe Technologie Turquie (Türkiye Teknoloji Takımı Vakfı ou T3 Vakfı), créée en 2016 dans le but de promouvoir l’initiation aux technologies et l’entreprenariat auprès de la jeunesse du pays via l’organisation d’événements et de compétitions, et le mécénat auprès de start-ups. Le Teknofest est un salon de l’aéronautique, familial, gratuit et ouvert au public, où sont exposés de très nombreux appareils militaires qui font aussi des démonstrations tout au long de la journée, entre les tentes des partenaires industriels de l’événement et celles où se déroulent les compétitions. Composées d’étudiant·es de l’école primaire au doctorat, ces dernières s’inscrivent dans différentes catégories : moteurs d’avion, design d’hélicoptère, véhicule électrique, atterrissage vertical pour fusée, drone aérien ou marin, etc. L’édition de mai 2023 a été particulièrement populaire, avec plus de 2,5 millions de visiteur·ses. Le Teknofest allie ainsi spectacle et expériences pédagogiques visant à sensibiliser les visiteur·ses à la technologie, mais surtout à ce qu’ils s’enorgueillissent des derniers nés de la production nationale et se les approprient par l’immersion, la prise de selfies et la consommation de produits dérivés (figures 6 et 7).

Figures 6 et 7. Festival Teknofest à Istanbul, le 29 avril 2023

Scènes en famille près de la scène principale, où un spectacle pour enfants est proposé en face du drone Bayraktar Akıncı de l’entreprise Baykar.

Des adolescents et des enfants posent devant le drone Bayraktar TB2 de l’entreprise Baykar.
Photos de l’auteur.

Quel impact sur les résultats des élections ?

L’affichage et la mise en spectacle du technonationalisme, avec une concentration dans l’espace et dans le temps, mettent en évidence la volonté du parti au pouvoir de toucher le plus d’électeurs et d’électrices potentiels possible. En effet, si l’autonomisation de l’industrie de défense nationale n’est pas une thématique nouvelle pour l’AKP, cet intense déploiement s’est fait durant le dernier mois de la campagne, dans des espaces centraux de la mégapole stambouliote bien desservis par les transports publics, en vue de favoriser une plus grande visibilité et, pour les trois événements, la venue d’un maximum de visiteur·ses de quartiers plus éloignés. La promotion du technonationalisme, ici militarisé, se conjugue à un récit politique sur l’espace urbain lui-même, saturé d’une modernité technologique synonyme de puissance.

Aux présidentielles, le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu a remporté la majorité des scrutins face à Recep Tayyip Erdoğan dans la métropole. Cependant, l’AKP est resté majoritaire aux élections législatives dans les circonscriptions d’Istanbul, confirmant l’hypothèse de Jean-François Pérouse (2019), qui indiquait que les basculements de certains arrondissements au profit de l’opposition kémaliste aux municipales de juin 2019 ne représentaient pas des pertes définitives pour l’AKP – et encore moins pour toutes les élections.

Force est de constater qu’il est très difficile aujourd’hui d’évaluer la part qu’a eue la mobilisation de cette thématique dans la victoire du camp au pouvoir aux élections législatives et présidentielles de mai 2023. Nous pouvons cependant formuler l’hypothèse que les critiques de l’opposition concernant la mobilisation des moyens étatiques dans ces événements, ou la dénonciation du favoritisme dont bénéficie l’entreprise du gendre du président Selçuk Bayraktar, ont pu avoir un effet repoussoir pour une partie de l’électorat charmée par les sirènes du technonationalisme.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Yohanan Benhaïm, « Istanbul, vitrine du technonationalisme électoral de l’AKP », Métropolitiques, 16 novembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Istanbul-vitrine-du-technonationalisme-electoral-de-l-AKP.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1971

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