Alors que la campagne pour la présidentielle 2012 bat son plein, une publication récente vient renouveler l’analyse des mobilisations électorales. Paris en campagne présente les résultats d’une enquête collective, menée par onze politistes, autour des élections municipales de 2008 dans les 10e et 16e arrondissements parisiens. L’ouvrage s’inscrit dans une série d’évolutions contemporaines de la science politique et, en son sein, de la sociologie électorale. Au-delà des spécialistes de ces disciplines, il intéressera l’ensemble des lecteurs et lectrices désireuses d’analyses contextualisées du jeu politique, qui, loin des modélisations surplombantes, apportent des éléments de compréhension du fonctionnement pratique de la démocratie représentative, des liens concrets entre citoyens, partis et représentants. La démarche permet, en effet, de saisir le moment de la campagne à la fois comme événement singulier, porteur d’incertitude, et comme « révélateur des logiques et des pratiques politiques (et sociales) ordinaires » (p. 26).
Genre et participation : variations locales
D’abord, les auteurs prennent le parti d’étudier la campagne pour elle-même, et non pour ses seuls effets sur les résultats électoraux comme c’est classiquement le cas. La question des effets des campagnes – telles qu’elles se déroulent dans les médias de masse – sur les comportements électoraux est centrale dans la sociologie électorale de la seconde moitié du XXe siècle. Mais cette approche des campagnes présente l’inconvénient majeur d’occulter ce qui est pourtant un résultat solide de la discipline : le manque d’intérêt des citoyens pour le jeu politique. Paris en campagne fait, au contraire, le choix de s’intéresser à ce que la campagne fait à ceux qui la font, c’est-à-dire aux partis politiques, à leurs candidats, leurs militants, etc. – dont l’intérêt pour la campagne est, en revanche, avéré.
Les auteurs ne laissent pas, pour autant, de côté les abstentionnistes de 2008 : Éric Agrikoliansky et Sandrine Lévêque produisent des analyses fines de la démobilisation électorale en confrontant listes d’émargement et caractéristiques socio-économiques des arrondissements, proposant ainsi notamment une revisite stimulante du « gender gap » (c’est-à-dire des écarts de participation électorale entre hommes et femmes [1]). Les données recueillies montrent que les hommes se sont autant abstenus que les femmes, en moyenne. Mais si l’on distingue les deux arrondissements étudiés, alors on constate que dans le 16e arrondissement les femmes ont davantage voté que les hommes, tandis que c’est l’inverse dans le 10e. La composition socio-professionnelle des arrondissements fournit des pistes d’analyse de ce résultat : la plus forte présence de femmes « inactives » (au foyer) dans le 16e arrondissement correspond, dans ce cas, à une insertion particulièrement intense dans les réseaux sociaux locaux (autour des activités parascolaires et paroissiales) ; de plus, dans ces milieux bourgeois, ce sont elles qui entretiennent les relations sociales de la famille et, parmi elles, les relations d’allégeance à l’élu local. A contrario, dans le 10e arrondissement, les femmes sont plus nombreuses à être « actives », et le sont vraisemblablement souvent hors de l’arrondissement, donc moins prises dans des réseaux locaux incitant à la participation.
Une contextualisation des mobilisations électorales
C’est, en effet, le deuxième grand trait distinctif de cet ouvrage que de produire des analyses contextualisées, s’inscrivant ainsi dans un tournant qualitatif de la sociologie électorale, française et internationale. Il s’agit de « redonner une place centrale à l’observation rapprochée des contextes locaux et sociaux où se déroulent concrètement les pratiques de mobilisation électorale et dans lesquels se forgent et se fixent des préférences politiques (p. 11) ». Et cela quel que soit le type de données mobilisées : à partir de sondages « sortie des urnes » réalisés par les auteurs, Éric Agrikoliansky met ainsi en relation transformations sociales et formes de politisation dans chaque arrondissement, proposant notamment une analyse très fine de la catégorie « bobos » censée s’incarner en particulier dans les habitants du 10e arrondissement. Plus globalement, un contraste se fait jour entre des électeurs du 16e mobilisés sur un registre presque privé, de fidélité à ses croyances et de proximité personnelle à l’élu, et des électeurs du 10e plus hétérogènes socialement, qui investissent bien plus fortement les étiquettes et conflits partisans.
Cette attention à l’enracinement social des pratiques politiques justifie le recours aux outils analytiques de l’ethnographie, entendue moins comme une technique d’enquête (l’observation) que comme une manière de « porter un regard oblique sur les pratiques politiques et [d’]en scruter les marges ». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’appréhension d’une campagne électorale comme « fait politique total » : les dimensions les plus intéressantes de la campagne ne sont pas les plus évidentes (les thèmes de campagne ou les résultats électoraux) mais plutôt tout ce qui se joue dans des pratiques concrètes « péripolitiques » – rencontres et discussions dans l’espace public, par exemple.
La campagne des partis : entre contraintes locales et nationales
L’ouvrage centre donc l’attention sur « ce que la campagne fait aux partis politiques » : au lieu de considérer ces derniers comme des acteurs rationnels qui ne font rien d’autre que de mettre en œuvre une stratégie pour recueillir le maximum de voix, il s’agit de prendre en compte la contrainte qu’est la campagne (son rythme, les aspects de son déroulement prévus par la loi) et les usages et opportunités d’actions qu’elle génère en retour. L’analyse intègre toujours les spécificités de chaque parti, mais aussi les spécificités de chacune de ses implantations locales : l’accent mis sur trois « cas » approfondis (le PS 10e, le PS 16e et l’UMP 16e) permet cette double comparaison. Ces cas mettent aussi en évidence les enjeux de campagnes pourtant « gagnées d’avance » : alors que le PS dans le 10e et l’UMP dans le 16e sont assurés de l’emporter, la campagne n’est pas, pour eux, une simple formalité, l’UMP du 16e devant faire face à des dissidences, le PS du 10e à la succession du député-maire sortant. Et ces enjeux soulignent, en retour, la porosité des territoires, à travers les interventions de l’Élysée ou de la mairie de Paris.
La dernière partie de l’ouvrage analyse des « identités en campagne » : les auteures soulignent en particulier la fermeture de l’opportunité qu’avait pu constituer l’adoption de la loi sur la parité aux élections municipales de 2001. L’éviction massive, aux élections de 2008, des femmes élues en 2001 montre la persistance des inégalités. Elle souligne aussi la contingence et la volatilité des ressources un temps attribuées aux femmes dans le contexte de la première application de la parité (la présomption de « concrétude » ou de plus grande proximité avec la population). À nouveau, l’ouvrage présente l’intérêt majeur – et rare – de voir varier « féminités » et « masculinités » selon les contextes sociaux et politiques dans lesquelles elles se déploient : Catherine Achin et Sandrine Lévêque montrent qu’« être une femme en politique dans le 10e et dans le 16e n’a ni le même poids, ni le même coût » (p. 140). Dans un contexte où les relations sociales prédominent sur l’ordre politique, les candidates du 16e valorisent leur « féminité » et leur ancrage territorial comme gage de légitimité politique, tandis que dans le 10e arrondissement, ce sont les logiques partisanes, donc les ressources proprement politiques des femmes politiques, qui priment sur leurs caractéristiques sexuelles ou leur implantation locale.
La mobilisation d’attributs identitaires ou de ressources personnelles dans la compétition politique dépend, en effet, fortement du marché politique local considéré. Lors de la dernière élection présidentielle de 2007, la présence de Ségolène Royal au second tour face à Nicolas Sarkozy a exacerbé les usages de la masculinité et de la féminité dans la campagne. 2012 marque-t-il, de ce point de vue, un retour à la normâle ?