Le flux croissant d’immigrants étrangers dans la capitale italienne a entraîné une série de phénomènes originaux que le Laboratorio Arti Civiche [1] et le Dipartimento di Studi Urbani de l’université Roma Tre a choisi d’étudier. Pour cela, il a mené plusieurs recherches-actions dans ce qu’il appelle la « pidgin city » [2], quartiers de squats d’immigrants, envisagés dans leurs relations avec les quartiers consolidés de Rome. Pour comprendre la pidgin city, les chercheurs ont adopté un mode de travail original, reposant sur des actions participatives qui reprennent le principe du langage pidgin : décentrement du regard, cheminement hésitant, acceptation de l’erreur.
Ces observations participantes montrent que les pratiques informelles des occupants illégaux des espaces abandonnés de Rome sont à l’origine de changements beaucoup plus profonds que la simple rénovation physique des espaces. La diversité culturelle des occupants, leurs formes d’appropriation et le développement de leurs activités régénèrent les quartiers, par le développement de nouvelles relations de voisinage dans des parties de la ville constituée où elles n’existaient plus. Elles sont essentielles pour comprendre la réalité sociale de la métropole plurielle et rebelle du XXIe siècle.
Un réseau d’espaces publics insoumis
Les occupations d’immeubles par des familles du monde entier ont débuté il y a plus de dix ans, lorsque les collectifs de lutte pour le droit au logement, tels Action diritti in movimento, Coordinamento di Lotta per la Casa et Blochi Precari Metropolitani ont intégré des familles migrantes en situation de grande précarité. Ces collectifs regroupaient à l’origine des militants qui, dans les années 1970, ont entrepris les premières luttes pour le droit au logement. Suite à celles-ci, les familles italiennes qui occupaient des logements informels ont été relogées dans des grands ensembles à loyer modéré comme El Corviale, Morandi ou Serpentone, enclaves édifiées en périphérie romaine selon les principes du mouvement moderne.
Dans les années 1990, l’arrivée de migrants précaires constitue un nouveau défi pour ces collectifs : nombre de familles s’établissent de manière informelle sous les ponts et les viaducs autoroutiers. Certaines personnes, ayant perdu leur travail, basculent brutalement dans la pauvreté et l’absence d’aide publique au logement rend leur avenir très incertain. Une nouvelle génération de militants organise alors la transformation d’édifices vacants en logements. Aujourd’hui, beaucoup de migrants ont intégré ces collectifs et militent pour leurs propres droits, tout en participant directement à la production de l’espace urbain.
La méthode qu’ils ont mise en place consiste en un recensement des espaces abandonnés : biens confisqués à la mafia, espaces inoccupés suite à la spéculation foncière, patrimoine public vacant. Dans un deuxième temps, une étude systématique des sites permet d’identifier ceux qui sont les mieux adaptés à un usage résidentiel. Les mouvements de lutte pour le droit au logement franchissent une étape dans les années 2000, en obtenant que la ville de Rome leur cède des immeubles et que certains propriétaires privés s’engagent à ne pas déloger les occupants. Bien que les collectifs ne soient pas reconnus officiellement par le conseil municipal de Rome, des rencontres sont organisées une ou deux fois par an avec la municipalité. À l’issue des négociations, celle-ci accorde en général des autorisations d’occupation pour trois ou quatre ans.
Aujourd’hui, les sites occupés sont devenus des lieux métissés dans lesquels sont expérimentées différentes formes de vie communautaire et multiculturelle, reposant sur des règles spécifiques qui régissent le vivre ensemble. Trois phases peuvent être identifiées dans la constitution de ces lieux de vie. La première comprend les premières années d’occupation, au cours desquelles la communauté, dont la taille varie entre 15 et 120 familles, se crée et lutte contre les expulsions. La deuxième phase, qui transforme ces implantations en véritables lieux de renouvellement urbain, débute après trois ans d’occupation, lorsque la reconnaissance de son statut conduit la communauté à entreprendre diverses activités publiques dans des espaces proches du site occupé. Au cours de la dernière phase, les membres de la communauté prennent un rôle de plus en plus actif dans les transformations de leur quartier et de leur ville.
Les occupations informelles comme alternatives aux inégalités sociales et à la ségrégation urbaine
La plupart des immeubles occupés illégalement sont situés dans des lieux centraux ou dans les quartiers anciens de la ville de Rome. Il s’agit d’une intéressante alternative à la ségrégation urbaine des classes défavorisées, très souvent expulsées à la périphérie de la ville. Le tissu urbain consolidé, grâce aux services qu’il concentre, favorise en effet les échanges entre groupes distincts.
L’inscription dans la ville des identités individuelles est façonnée par les relations qui s’établissent dans la vie quotidienne (Garcia Canclini 2005). Ainsi, lorsque les enfants sont scolarisés, les mères discutent-elles entre elles sur les marchés et les pères dans les cafés. Ces dynamiques sociales contribuent à l’émergence, dans les espaces publics, de nouvelles configurations identitaires collectives, « polyphoniques » (Canevacci 1997) et aux idiomes variés. Les migrants ont également la capacité de transformer la ville en développant des activités inattendues. Il y a beaucoup d’espaces vides à Rome, des lieux qui ont été abandonnés suite aux évolutions des modes de vie urbains occidentaux. Les migrants donnent de nouveaux usages à ces espaces oubliés, qu’il s’agisse de la transformation d’un espace vert abandonné en un parc où les péruviens vont pique-niquer le dimanche, ou celle d’un édifice inutilisé en un salon de thé marocain (Pissano 2011). Des parkings sont transformés en marchés temporaires improvisés, où l’on trouve des produits traditionnels à des prix bon marché, arrivant directement en autocar de l’étranger, par exemple d’Europe de l’Est. C’est ainsi que la transformation informelle des espaces revivifie les lieux publics, les transports urbains, et génère de nouveaux commerces ethniques destinés à cette nouvelle ville.
Metropoliz, une ancienne usine occupée
Au cours des deux dernières années, le Laboratorio de Arte Cívica s’est intéressé à une friche industrielle située le long d’une des voies de communication les plus importantes de Rome, la Via Prestestina, au cœur d’un quartier marqué par un important héritage ouvrier. L’usine a été occupée par le mouvement Blochi Precari Metropolitani [3] en 2009. Après deux ans, les 90 familles le constituant ont obtenu un droit de résidence, ce qui représente un grand succès politique. Ainsi est né sur ce site un idiome et un espace pidgin où coexistent des personnes venant du Pérou, de Saint-Domingue, du Maroc, de Tunisie, d’Érythrée, du Soudan, d’Ukraine, de Pologne, de Roumanie et d’Italie, ainsi que 100 Roms originaires de Roumanie, qui ont refusé de s’installer dans les Pueblos de la Solidaridad y Centros de Agregación Rom [4] de la municipalité romaine.
Sur cette friche industrielle, chacun a construit son logement en respectant les rues existantes, ce qui donne à l’ensemble l’allure d’un véritable quartier. Beaucoup des groupes présents ont cherché à recréer leurs espaces habituels de socialisation et leur ont donné des noms issus de leurs cultures d’origine. Il en est ainsi de la Casbah, où les familles marocaines se sont installées, ou de la place Pérou. La « ville rom ou gitane », comme la dénomment ses occupants, est installée à l’intérieur d’un grand hangar entouré d’un terrain où sont rassemblés des matériaux à recycler. Le travail des Roms est similaire à celui des biffins d’Amérique latine, où la collecte s’effectue le matin et le tri l’après midi. On voit alors les femmes aider leurs maris à récupérer le cuivre et d’autres matériaux. Aux extrémités du site se trouvent les Italiens ne pouvant plus payer leurs loyers. Leurs logements sont des répliques des appartements romains actuels. Ce sont eux qui souffrent le plus de leur situation de squatteurs, notamment les enfants, souvent rejetés par leurs anciens camarades de classe. L’intégration au quartier se fait toutefois petit à petit et les enfants trouvent, à l’intérieur de la friche, de nouveaux camarades de jeux.
Le défi : une réactivation urbaine, culturelle et sociale qui laisse place à l’imprévu
En raison de sa physionomie singulière, Metropoliz a été investie par différents projets artistiques. Le tournage d’un film, Space Metropoliz [5], lui a donné une certaine visibilité. Des artistes de grande renommée sont venus y réaliser diverses installations et performances [6]. Toutes ces activités ont entraîné le développement d’une économie alternative locale. Metropoliz n’est toutefois pas un cas unique à Rome. De nombreux autres espaces sont occupés, dont les caractéristiques sont diverses (Sebastianelli 2009), mais qui offrent tous aux citadins des espaces publics où s’opère une véritable réactivation urbaine, sociale et culturelle.
Avec les occupations de sites, la ville se densifie et travaille à l’intégration interculturelle, donnant la possibilité aux populations de s’auto-organiser et de se réinventer, loin des pratiques établies. Du point de vue de la planification, ces expériences contribuent au développement de programmes alternatifs à une croissance urbaine fondée sur la spéculation immobilière et entraînant un étalement urbain qui s’opère au détriment de l’Agro Romano [7]. Le fait que l’université ait choisi d’appuyer ces mouvements est un véritable engagement politique de sa part, visant à agir contre la ségrégation spatiale et les inégalités sociales croissantes, en s’associant à la bataille pour le droit à la ville, au logement, aux services urbains et à la mixité culturelle ; c’est une manière d’exercer sa propre citoyenneté.
- Photographie aérienne de l’usine occupée Metropoliz © Andrea Valentini
Cet article a été traduit de l’espagnol par Agnès Sander. La version originale de ce texte se trouve ici.
Bibliographie
- Canevacci, Massimo. 1997. La città polifonica, saggio sull’antropologia della comunicazione urbana, Roma : SEAM.
- Careri, Francesco et Goni Mazzitelli, Adriana. 2012. « Dalla torre di Babele a Pidgin City », in Cancellieri et Scandurra (dir.), Tracce urbane, alla ricerca della Città, Rome : Franco Angeli Editore.
- García Canclini, Néstor. 2005. La antropologia urbana en México, Mexico : Ed. Fondo de Cultura.
- Pissano, Margherita. 2011. « Ri-abitare la città. Sottrazione, re-invenzione, auto-organizzazione », in Cellamare (dir.), Progettualità dell’agire urbano. Processi e pratiche urbane, Rome : Carocci.
- Sebastianelli, Sofia. 2009. « Le occupazioni a scopo abitativo. Pratica quotidiana del diritto all’abitare », Rivista lo squaderno, nº 14, décembre.