Si vous passez du temps en banlieue parisienne, vous remarquerez partout (à l’exception des quartiers les plus riches) des grues, des chantiers de construction et des panneaux d’affichage signalant l’un des projets de redéveloppement métropolitain les plus ambitieux en Europe : le Grand Paris. Cet énorme programme de redéveloppement de l’agglomération parisienne lancé par l’ancien président Nicolas Sarkozy en 2007 inclut notamment le Grand Paris Express, un projet destiné à étendre le réseau de transports entre Paris et sa banlieue ; des projets de rénovation et de développement immobilier ; la construction de bureaux et de bâtiments commerciaux ; ainsi que la création d’une nouvelle structure de gouvernance régionale (Gilli et Offner 2009).
Alors que les divisions sociales et raciales qui structurent la société française suscitent un intérêt croissant à l’étranger, il est impossible de séparer l’avalanche d’investissements réalisés dans le cadre du Grand Paris de la longue histoire de l’intervention de l’État dans des zones urbaines stigmatisées et souvent qualifiées de « ghettos ». Cette stigmatisation de la banlieue a des conséquences non seulement sur l’agglomération parisienne, mais aussi sur les périphéries de nombreuses villes françaises [1].
Dans la société médiatique qui est la nôtre, la production d’images assistées par ordinateur permet de visualiser ce à quoi ressemblera la « nouvelle » banlieue en faisant figurer de fausses personnes sur des rendus architecturaux (ces images de synthèse qui révèlent l’aspect fini des projets immobiliers en cours). Ces panneaux d’affichage exposent la façon dont les architectes, les promoteurs ou les responsables publics perçoivent le futur. Il est frappant de constater que les personnes figurant dans ces représentations du futur ne ressemblent en rien aux personnes vivant en réalité sur ces territoires. Dans la masse des récits qui se développent autour des espaces racisés, la stigmatisation s’accompagne souvent du blanchiment (whitewashing) ou de l’effacement.
© Alex Schafran.
Étudier les représentations
Chercheurs et observateurs critiques s’intéressent depuis quelque temps à ces rendus architecturaux. Ils ont tout d’abord étudié les stratégies marketing développées par les promoteurs pour vendre des logements et se focalisent aujourd’hui plutôt sur la numérisation croissante de l’espace public (Rose et al. 2014 ; Kaika 2011). Ces rendus sont sources de controverses lorsqu’ils invisibilisent certaines communautés en les effaçant purement et simplement du paysage (Pfeiffer 2006). Parfois, l’absurdité des situations générées par ces rendus ne passe pas inaperçue et suscite même un intérêt narquois sur la blogosphère ainsi que chez certains artistes de rue.
Mais la question la plus problématique concerne qui est représenté. Diana Budds a critiqué le « classisme sournois » (sneaky classism) des rendus architecturaux, en particulier dans des villes globales de plus en plus polarisées comme San Francisco ou Londres.
Mais dans l’agglomération parisienne, ce biais dans la représentation des résidents semble tout à fait assumé et il ne concerne pas seulement la classe, mais également un sujet supposément tabou dans la République : la race [2]. J’ai commencé à récolter des données sur les rendus en banlieue parisienne en 2011. Entre 2012 et 2014, j’ai pris 421 photographies de 64 rendus différents repérés sur un ensemble de territoires constituant un échantillon représentatif de l’Île-de-France [3]. Certaines d’entre elles ont été prises sur des territoires caractérisés par une très grande diversité culturelle où les immigrés sont majoritaires, d’autres dans des quartiers plus mixtes ou plus homogènement blancs. Les chantiers photographiés incluaient des projets de rénovation ou de remplacement de logements HLM financés par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), des lotissements pavillonnaires (souvent des partenariats public-privé), des petits travaux sur la voie publique et d’importants projets de transports en commun.
Chaque personne apparaissant sur les rendus ainsi photographiés a été codée en fonction de plusieurs critères permettant d’identifier des caractéristiques démographiques [4]. Sur les 960 personnes figurant sur les rendus :
- 51 (5,3 %) étaient non blanches, 42 n’ont pas pu être identifiées et 867 étaient clairement blanches. Parmi les 51 personnes non blanches, 32 ont été codées comme « noires ». À titre de comparaison, 102 personnes étaient blondes.
- 2 individus portaient des vêtements traditionnels (ethnic dress) clairement identifiables.
- Moins de 2 % des personnes représentées étaient des jeunes ou des adolescents et 2,6 % étaient visiblement des seniors. Un nombre à peu près similaire de personnes étaient représentées avec une poussette (2 %).
- 2 personnes étaient visiblement handicapées.
- Aucune des femmes représentées ne portait un voile.
À Bordeaux, le constat est le même, bien que les efforts de redéveloppement soient focalisés sur des quartiers excentrés de la ville plutôt que sur sa banlieue. Je vis à Bacalan, un ancien quartier industriel du nord de la ville qui a longtemps été marginalisé et qui connaît aujourd’hui un regain de vitalité grâce à la construction de centaines de nouveaux logements. Si beaucoup de mes nouveaux voisins ressemblent effectivement aux personnes représentées sur les rendus, les nouvelles constructions ont attiré une importante population noire dans un quartier traditionnellement peuplé d’individus d’origine espagnole, nord-africaine, rom ou issus de la classe ouvrière française. Cette nouvelle diversité n’est pas restituée dans les rendus, qui dépeignent une image systématiquement plus blanche et typiquement plus bourgeoise que la réalité du quartier.
© Alex Schafran.
Avec toute l’attention politique et académique apportée aux questions de représentation, d’intégration et de participation en banlieue et dans l’espace urbain en général, comment expliquer qu’un éventail aussi large d’imaginaires ne laisse qu’aussi peu de place aux non-blancs ?
Pour en savoir plus, j’ai invité trois collègues disposant d’une expertise dans ce domaine afin qu’ils interprètent mes données : Yohann Le Moigne [5], un chercheur français spécialiste des relations raciales en Californie, Theresa Enright, une chercheuse canadienne auteure de The Making of Grand Paris, et Giorgia Aiello, une chercheuse italienne en communication visuelle et spécialiste des banques d’images.
Yohann Le Moigne : La nation française s’est en partie construite autour d’un idéal universaliste aveugle à la couleur (color-blind) (De Rudder et al. 2000). Par conséquent, la race est considérée par beaucoup de Français comme quelque chose n’ayant aucune importance et les Français blancs ne sont souvent pas conscients de leur blanchité et des privilèges qu’ils en retirent (Laurent et Leclère 2013). Dans ce contexte, la blanchité, qui n’est rien d’autre qu’un particularisme du groupe dominant, est élevée au rang de caractéristique universelle, si bien qu’il n’est pas problématique de ne faire figurer que des Blancs sur des rendus architecturaux (le blanc, c’est la neutralité, l’absence de couleur). Ceux qui s’en plaignent ou qui le remarquent sont, au mieux, considérés comme des « communautaristes » (étant entendu que ne faire figurer que des Blancs ne relève pas du communautarisme, puisque le blanc, c’est l’universel) et au pire comme des racialistes ou des « racistes anti-Blancs ».
Par ailleurs, la banlieue est racisée en France (Wacquant 2008 ; Fassin 2012 ; Fassin et Fassin 2006 ; Lapeyronnie et Courtois 2008). Peu importe si elle est en réalité un ensemble à la fois socialement et démographiquement hétérogène, il existe des représentations négatives bien ancrées dans les mentalités françaises autour de ces territoires et de leurs habitants. Lorsqu’on parle de « banlieue », la plupart des gens pensent « Arabes et Noirs », et ce type de représentations a également une prolongation sociale (Laurent et Leclère 2013) : un quartier composé en majorité de Blancs sera plus enviable aux yeux d’une majorité de Français qu’un quartier essentiellement composé de minorités, qu’on assimile inconsciemment à la pauvreté, à la délinquance et à toute une série de pathologies sociales, et de plus en plus à un rejet de la communauté nationale (« ils ne veulent pas s’intégrer ») dans une sorte de matérialisation du clash des civilisations prophétisé par Samuel Huntington.
Se pose également la question de la spécificité de la banlieue parisienne et du rôle de ce territoire qui accueille de très nombreux projets (publics et privés) de redéveloppement.
Theresa Enright : Ces rendus architecturaux, qu’ils émanent de l’État ou d’entreprises privées, donnent à voir les transformations à l’œuvre dans le Grand Paris. Le fantasme urbain post-industriel qu’ils décrivent est composé de campus de recherche high-tech, de quartiers financiers d’élite, d’énormes enceintes sportives, de centres commerciaux haut de gamme, de complexes d’appartements de luxe, d’espaces verts manucurés, de complexes de loisirs extravagants, de constructions immaculées le long des berges, de lieux culturels branchés et uniques, et d’infrastructures intelligentes. En tant qu’outils marketing, les rendus sont avant tout utilisés pour changer l’image des banlieues et accroître la profitabilité de l’espace métropolitain. Ils fournissent, en d’autres termes, une projection spéculative d’un futur désiré qui pourra être rentabilisé dans le cadre d’un marché immobilier financiarisé.
Comme dans les travaux haussmanniens sous le Second Empire ou les restructurations de la banlieue après la Seconde Guerre mondiale, il y a une logique coloniale claire dans les projets contemporains : ils réorganisent les territoires et les populations de banlieue parisienne au sein d’une économie politique racialisée de dépossession et d’exploitation. Ces visions élitistes et « blanchisées » (whitewashed) reflètent les représentations dominantes de ce que sont une « bonne » ville et un « bon » citoyen. Mais dans la mesure où elles revalorisent et reconstituent des espaces et des sujets, elles créent également de nouvelles trajectoires discriminatoires. Dans le régime esthétisé de la ville globale utopique, il n’y a pas de place pour la diversité réelle de la banlieue.
Du point de vue de l’urbanisme critique, nous savons que le développement ne se produit pas en vase clos. Les idées concernant les politiques à mettre en place voyagent, mais c’est aussi le cas des pratiques architecturales les plus banales.
Giorgia Aiello : En plus d’être ancrée dans la politique racialisée des banlieues françaises et dans les logiques ambitieuses de l’urbanisme contemporain, cette imagerie fait également partie d’une économie visuelle bien plus vaste. Les personnages en 2D et en 3D qui peuplent les rendus architecturaux (qu’on appelle également « render ghosts ») sont des images préproduites vendues en ligne. Des panneaux d’affichages aux sites internet, notre environnement visuel ambiant est très largement constitué d’images issues de banques d’images globales. Les render ghosts sont conçus de façon à avoir l’apparence la plus commune qui soit et ainsi représenter des « types » de personnes malléables qui peuvent être utilisés dans différents contextes et répondre à différents objectifs. Ils sont de plus en plus vendus par lots et sur abonnement, ce qui leur fait perdre leur spécificité et leur caractère unique. De plus, les banques d’images sont souvent élaborées par des photographes indépendants qui vivent la plupart du temps dans de grandes et onéreuses métropoles occidentales comme Londres ou New York. Ces photographes, qui sont généralement des hommes blancs, mettent activement à profit leurs réseaux personnels (famille, amis et modèles locaux) afin de produire un catalogue d’images en dépensant le moins d’argent possible. En fin de compte, et pour des raisons à la fois culturelles et économiques, la dimension générique de ces images (lorsqu’elles figurent sur des rendus) incite toujours à assimiler la blanchité à la richesse et à des styles de consommation très appréciés. Dans cette conception de ce qu’est un monde désirable, le (rare) cosmopolitisme affiché sur ces rendus n’est rien d’autre qu’un verni de diversité.
L’ironie veut que le fantasme racial promu en banlieue parisienne comme dans le Bordeaux redéveloppé ne correspondra au futur d’aucun de ces deux territoires. Mais l’effacement continue et il s’agit, à bien des égards, d’un corollaire de l’aveuglement à la couleur (color-blindness) mentionné par Le Moigne. La sociologue française Marie-Hélène Bacqué a, comme d’autres chercheurs en France, plaidé en faveur d’une levée de l’interdiction de la collecte des données sur la race et l’ethnicité, afin que l’État français cesse d’aborder les problèmes en banlieue sans jamais affronter les faits les plus élémentaires (basic facts). Un pas encore plus simple dans cette direction serait de commencer à représenter la nouvelle France dans toute sa diversité, celle qui constitue à la fois son présent et son futur. Les cabinets d’architectes, les promoteurs et les pouvoirs publics doivent cesser de blanchir le futur qu’ils imaginent afin que la société française puisse enfin accepter ce à quoi ses villes ressemblent déjà aujourd’hui.
Bibliographie
- De Rudder, V., Poiret, C. et Vourc’h, F. 2000. L’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris : Presses universitaires de France.
- Fassin, D. (dir.). 2012. Les Nouvelles Frontières de la société française, Paris : La Découverte.
- Fassin, D. et Fassin, É. (dir.). 2006. De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris : La Découverte.
- Gilli, F. et Offner, J.-M. 2009. Paris, métropole hors les murs. Aménager et gouverner un Grand Paris, Paris : Presses de Sciences Po.
- Kaika, M. 2011. « Autistic architecture : the fall of the icon and the rise of the serial object of architecture », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 29, n° 6, p. 968-992.
- Kirkness, P. 2014. « The cités strike back : restive responses to territorial taint in the French banlieues », Environment and Planning A, vol. 46, n° 6, p. 1281-1296.
- Lapeyronnie, D. et Courtois, L. 2008. Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris : Robert Laffont.
- Laurent, S. et Leclère, T. 2013. De quelle couleur sont les Blancs ? Des « petits Blancs » des colonies au racisme « anti-Blancs », Paris : La Découverte.
- Pfeiffer, D. 2006. « Displacement through discourse : implementing and contesting public housing redevelopment in Cabrini Green », Urban Anthropology and Studies of Cultural Systems and World Economic Development, p. 39-74.
- Rose, G., Degen, M. et Melhuish, C. 2014. « Networks, interfaces, and computer-generated images : learning from digital visualisations of urban redevelopment projects », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 32, n° 3, p. 386-403.
- Wacquant, L. 2008. Urban Outcasts : A Comparative Sociology of Advanced Marginality, Cambridge : Polity Press.