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Terrains

L’ordinaire de la migration de mariage

Érosion de la citoyenneté et accession sélective à la nation

Si les unions entre des ressortissant·es des pays du Nord et des étranger·e·s sont fréquentes, leurs mariages se heurtent à la suspicion des services de l’État. Cet article analyse les logiques de cette immixtion dans l’intime et ses effets sur la vie conjugale.

Lorsqu’elle m’explique sa rencontre avec l’administration de l’immigration, Anita affirme qu’elle n’aurait jamais dû dire la vérité à la police belge. Pour cette trentenaire belge flamande, tout a basculé quand, au policier qui l’interrogeait au sujet de sa demande de mariage, elle a précisé vouloir se marier aussi pour régulariser la situation administrative de Murad, son partenaire, un ressortissant marocain de son âge.

L’institutionnalisation de leur union semblait encore une option viable pour obtenir son droit au séjour, condition nécessaire pour envisager et construire une vie de couple. « Le fait de vivre avec une personne qui n’a pas de papiers alourdit la vie quotidienne et empêche les projets d’avenir, ces projets dont le policier qui m’interrogeait aurait bien voulu connaître les détails afin de s’assurer que nous étions un “bon” couple », dit Anita (Bruxelles, 24 juillet 2015). D’abord, le policier la met en garde contre Murad : elle, une jeune femme blanche, indépendante et professionnellement accomplie, risquerait de perdre ses libertés avec un « homme arabe ». Puis, Anita continue : « Cette attitude “protectrice” a laissé la place aux accusations et à la suspicion, il m’a demandé si j’étais payée pour ce mariage ! »

Murad, interrogé également, semble moins choqué. Son parcours de migration lui a fait accumuler un capital d’expérience bureaucratique [1] : « Je connais leurs modalités et j’ai l’habitude de ne pas être totalement cru par les agents. » Une semaine après l’interrogatoire, à l’aube, la police vient pourtant le chercher au domicile d’Anita, où le couple réside, en région flamande. Sur Murad, qui est en situation administrative irrégulière, pèse un ordre de quitter le territoire belge jamais exécuté, que l’administration de l’immigration exhume en traitant la demande de mariage du couple. Murad, menotté, est conduit au centre de rétention. Anita lui rend visite tous les jours et leur combat juridique commence.

Ainsi écrit-elle au roi, à l’Office des étrangers (l’administration fédérale belge qui statue sur le séjour) et au consulat du Maroc pour demander de ne pas délivrer le laissez-passer pour rapatrier Murad. Elle contacte la presse pour raconter son histoire. Cela ne suffit pas. Murad est expulsé vers le Maroc. Sur les conseils d’un avocat, le couple accepte l’expulsion pour se marier là-bas. Anita partira sur le même vol que Murad. Le couple parviendra à se marier au Maroc. Toutefois, le mariage n’assure pas un titre de séjour à Murad, et la loi belge demande des conditions – notamment de revenu – strictes à Anita, pour qu’il puisse la rejoindre en Belgique et s’assurer une présence légale sur le territoire. La bataille du couple avec la bureaucratie migratoire n’est pas encore gagnée. D’autres procédures et rencontres administratives l’attendent – regroupement familial, maintien du titre de séjour pour cinq ans, demande de nationalité belge – avant de pouvoir vivre régulièrement ensemble et se libérer du regard envahissant de la bureaucratie migratoire.

Les politiques migratoires se fondent sur une discrimination légalisée par l’État-nation entre les citoyens nationaux et les étrangers (Sayad 1999). Or, en partant de l’histoire d’Anita et Murad, cet article montre comment les politiques migratoires adressées aux couples binationaux brouillent les contours de cette discrimination, et affectent également les droits de citoyens européens. La mise en œuvre de ces politiques transforme le quotidien des partenaires extra-européens, tout comme celui des nationaux. En s’immisçant dans leur intimité, elle complique l’accession à la nation des premiers et érode les droits au respect de la vie privée et familiale, et au mariage des seconds, voire plus largement leurs sentiments d’appartenance et leur confiance dans l’État dont ils et elles sont citoyens.

Notre propos est le fruit d’une recherche comparative, portant sur les expériences administratives des couples binationaux au sein du dispositif d’immigration et sur le rôle des intermédiaires du droit (acteurs associatifs et avocats). Elle a été conduite en France, en Italie et en Belgique [2]. Le matériel empirique mobilisé ici concerne le terrain belge ; cependant, le cas exemplaire de Murad et Anita illustre des observations valables dans les autres contextes nationaux [3].

Ce que les dispositions législatives font aux couples binationaux

Dans la plupart des États européens, jusqu’à l’après-Seconde Guerre mondiale et parfois aux années 1970, l’acquisition ou la perte de la nationalité en raison du mariage suivent des dynamiques genrées et patriarcales, les femmes étant dépendantes du statut de leurs maris (Guerry 2016 ; de Hart 2015 ; Weil 2005). Cette discrimination disparaît progressivement des dispositions légales, en faveur d’une protection accrue de la vie privée et familiale des individus, notamment des citoyens. Inscrite parmi les droits de l’homme et les droits constitutionnels, la vie privée de ces derniers n’a, pour autant, pas été épargnée lors des réformes restrictives du droit des étranger·e·s des années 1990 (Dauvergne 2008). De fait, la maîtrise de la venue et de l’installation des conjoint·e·s étrangers de ressortissant·e·s nationaux a acquis une place prépondérante dans les politiques européennes dès la moitié des années 1990, pour s’exacerber pendant les années 2000.

Des logiques de protection et de contrôle, voire des « politiques de la pitié et du risque » (Aradau 2004), coexistent et, tout comme dans le cadre de l’asile, incitent les couples à « se justifier » aux yeux de ceux qui sont théoriquement chargés de leur conférer un statut et de reconnaître leurs droits (Noiriel 1991). De fait, ces politiques s’inscrivent dans un contexte socio-institutionnel où le soupçon de détournement des procédures pèse sur les demandes d’accès au séjour (Spire 2005) et se traduit par une recherche inquisitrice de la vérité par les administrations.

Parmi les principaux motifs d’acquisition d’un titre de séjour et de la nationalité, la migration de mariage est perçue comme une faille dans la gestion migratoire et un risque pour le supposé « vrai » mariage binational. Concrètement, des réformes législatives, d’une part, s’attachent à lutter contre les « unions de complaisance » – considérées comme conclues dans le seul but de permettre l’accès au séjour – et, d’autre part, visent les unions forcées et arrangées – qui ne trouveraient pas leur place dans des pays prônant l’égalité entre les sexes (Farris 2012). Ces mesures sont présentées aussi comme un moyen de lutter contre le « repli identitaire » des immigré·e·s établis, qui serait alimenté par des unions conclues entre des nationaux naturalisés, ou d’origine étrangère, et des ressortissant·e·s de leur pays d’origine ou de celui de leurs parents. Tout en étant binationales, ces unions seraient marquées par une homogamie ethnico-culturelle de fond et risqueraient d’alimenter des niches identitaires perturbant une certaine vision de la communauté nationale et de l’intégration (Bonjour et Block 2016). Cette dernière entendue, de fait, dans les discours politiques et publics comme une assimilation au groupe majoritaire.

Malgré l’ambition d’une convergence européenne en matière de réglementation de la migration familiale au début des années 2000, les applications législatives nationales s’avèrent diverses. Les États membres, qui ont le dernier mot sur l’octroi du droit au séjour et de la nationalité, détiennent une marge de manœuvre leur permettant d’établir les conditions que les partenaires doivent remplir pour se marier et vivre légalement sur leur territoire. Par exemple, après avoir été soumise à des contrôles administratifs et policiers de la véracité de sa vie de couple, Anita découvrira – une fois son mariage avec Murad conclu – que la Belgique exige d’elle des conditions spécifiques, afin que son mari puisse obtenir un titre de séjour. Bien que Belge, son choix d’épouser un ressortissant d’un pays non européen l’oblige à apporter la preuve d’un logement adéquat et de revenus stables et réguliers (au moins équivalent à 120 % du montant du revenu d’intégration sociale [4], c’est-à-dire environ 1 250 euros par mois en 2019). De plus, Anita doit continuer à satisfaire ces conditions pendant cinq ans, durant lesquels – en dépit de leur mariage – la régularité du séjour de Murad est suspendue à la fois à la stabilité financière d’Anita et au maintien de la vie conjugale commune. Ce faisant, la Belgique – comme d’autres pays tels que Danemark, Norvège, Hollande – a inscrit dans ses lois la détérioration du statut des citoyens en couple avec des étrangers. En effet, Anita, comme tout autre citoyen·ne belge qui désire ouvrir un droit au séjour à son conjoint non européen, doit faire montre des mêmes conditions que celles exigées des migrant·e·s étrangers résidant en Belgique qui sollicitent un regroupement familial avec leur conjoint·e étranger. Aucun traitement de faveur n’est réservé aux citoyens belges dans un couple binational. Ailleurs, en France et en Italie par exemple, par contraste, un·e citoyen·ne ne doit pas prouver des conditions de revenus et de logement pour que son conjoint·e ait droit au séjour. Au regard de la loi, un·e citoyen·ne français et italien qui souhaite se marier avec un·e étranger·e détient encore des privilèges mais, surtout en France, dans le quotidien des démarches administratives, il ou elle subit également des traitements réservés aux étrangers qui s’apparentent à des formes de « suspicions a priori » (par exemple : entretien en vue du mariage, contrôles au domicile, présence aux rendez-vous de son partenaire à la préfecture, production de preuves de vie commune) (Odasso 2021, 2020a et 2020b).

Ce que les pratiques administratives font aux membres des couples binationaux

En deçà et au-delà des dispositions législatives, la suspicion qui entoure les unions binationales se manifeste davantage dans les interactions entre couples et agents des administrations de l’immigration, avec des conséquences spécifiques pour chaque membre du couple, selon son sexe, origine, âge et classe sociale.

D’abord, tant en Belgique qu’en France par exemple, lors de la demande de mariage ou de cohabitation légale, les officiers de l’état civil vérifient la véracité des intentions matrimoniales et familiales du couple [5]. Dans ces pays, la loi d’immigration est entrée dans le Code civil. Comme le cas d’Anita et Murad le montre, l’évaluation des unions s’effectue par le biais de « technologies de l’amour » (d’Aoust 2013), c’est-à-dire sur la base de récits de la relation qu’en font les membres du couple, soumis à de véritables interrogatoires par l’administration et, si nécessaire, par la police et sur la base des preuves matérielles qu’ils doivent fournir pour objectiver l’authenticité de leur relation affective. Ces preuves ne se limitent pas aux certificats administratifs, mais comprennent des documents privés (par exemple, des échanges de mails, conversations via Skype, photos, billets d’avion, témoignages d’amis) (Odasso 2021).

La solidité du projet amoureux du couple, son passé et ses projections, seront des indicateurs d’une relation considérée comme « moderne » et, dès lors, socialement adéquate et acceptable. Cette évaluation morale de couples est pourtant imprégnée également d’indicateurs plus classiques du contrôle migratoire.

Comme dans le cas de Mohammed, en Belgique (tout comme en France et en Italie [6]), l’État s’attaque davantage aux partenaires étranger·e·s en séjour irrégulier ou à court terme (par exemple : statut étudiant), suspecté·e·s de vouloir se marier uniquement pour accéder au séjour de longue durée et aux bénéfices qui en découlent. À la différence d’âge et la connaissance réciproque entre conjoints, entre autres indices de suspicion, s’ajoutent des stéréotypes genrés et ethniques. Notre terrain a ainsi montré qu’un homme migrant, d’autant plus s’il est noir ou arabe, voire supposément musulman, est vu par les dispositifs d’immigration comme un potentiel danger pour la sécurité nationale et ses citoyens. Comme Anita le remarque, l’État joue un double rôle – paternaliste et punitif – vis-à-vis de ces derniers. Une conception biologisante des rôles familiaux féminins et masculins prolifère dans les narrations des rencontres bureaucratiques (Odasso 2020a, 2020b et 2018). Sur les femmes nationales, potentielles reproductrices de la nation, l’État exerce davantage son contrôle (Yuval Davis 1997). Les partenaires nationaux disqualifié·e·s par le dispositif d’immigration font ainsi figure d’« initié·e·s [7] », dans le sens où ils font l’expérience de ce qu’est être étranger et prennent conscience des effets socio-juridiques de ce statut marginal (Odasso 2016). Anita reste de facto une citoyenne belge (par exemple, elle n’est pas passible d’éloignement). Néanmoins, accusée par son pays, elle nourrit un sentiment de désaffiliation et de méfiance croissante envers ses institutions.

Ce que les couples binationaux font au dispositif migratoire

Les membres des couples binationaux se retrouvent dans une position subalterne – respectivement d’installation et de citoyenneté –, dominés par un État qui réifie et impose des conceptions normatives sur les manières de « faire famille ». Toutefois, la familiarisation et la compréhension des dispositions législatives et des mécanismes bureaucratico-institutionnels à l’œuvre au guichet leur permettent de développer une certaine capacité de réaction. Souvent à l’aide d’intermédiaires associatifs et professionnels ayant des compétences juridiques et un savoir-faire pratique à propos des procédures, les partenaires se socialisent au droit et à son usage. Ils et elles trouvent de petits arrangements pour s’en sortir, s’adaptent aux normes et aux pratiques administratives locales, les « habitent » (Mahmood 2011) ou, plus rarement, choisissent d’y désobéir. Ils et elles apprennent à investir le potentiel de liens affectifs et se construisent comme des « ayants droit » ; revendiquent, ainsi, dans l’ordinaire de rencontres avec la bureaucratie migratoire, le respect de la liberté de leur choix affectif et familial (Odasso 2020a).

Les partenaires nationaux sont plus à l’aise dans ces démarches et fondent la légitimité de leur droit à conduire la vie affective qu’ils et elles désirent sur leur statut de citoyen·ne·s. Au contraire, les partenaires étrangers restent souvent plus en retrait (Odasso 2020b), comme le raconte Mor (Malien, en couple avec Anne), « nous avons eu des attitudes différentes face à cette expérience [enquête de police en vue de conclure une cohabitation légale en Belgique]. J’étais soucieux pour moi, mais aussi pour elle, pour son travail, ses enfants, sa vie. Je parlais le moins possible face aux agents ». Ou encore Ahmed (Marocain, en couple avec Léa) : « Quand ils nous ont refusé le dossier de regroupement familial, je me suis renseigné auprès d’associations, de l’aide juridictionnelle et d’amis, puis j’ai toujours contrôlé à nouveau moi-même ce que la loi dit et ce qui se passe, j’ai une certaine expérience avec les administrations belges de l’immigration… » Cet accès aux intermédiaires du droit reste par ailleurs inégal socialement. Il dépend fortement du capital social et des expériences biographiques des deux partenaires (par exemple, les compétences préalables en droit des étrangers, la connaissance du réseau d’acteurs impliqué localement).

L’expérience d’Anita le confirme. Après des mois de visites en rétention, elle partage le vol d’expulsion de Murad vers le Maroc. Ce geste, particulièrement apprécié par l’administration qui, ensuite, reconnaîtra son mariage, suggère que certains couples parviennent à « jouer le jeu de l’amour » demandé par l’État. De fait, les couples s’emparent de ses critères, y compris de sa vision romantique de la relation conjugale (Maskens 2013), et se les approprient de manière à réussir leurs projets administratif et affectif, rendus en quelque sorte indissociables par l’encadrement normatif de l’État.

Mériter et préserver sa place au sein de la nation

Sous des formes différentes, chaque État européen gouverne et définit les contours de la communauté nationale en contrôlant les liens intimes de ses propres citoyen·ne·s et les conditions de leur conjugalité. Ce procédé, qui s’apparente à la surveillance de la sexualité et de l’intimité en place à l’époque coloniale (Stoler 2013), suggère que l’entreprise de contrôle des corps et l’inexorable construction des appartenances sont encore d’actualité dans la gestion de l’immigration (Van Walsum 2008 ; de Hart 2014). De nos jours, l’État et ses représentant·e·s choisissent qui mérite l’accession à la nation et la préservation de ses attaches familiales. Or, si les droits en matière de migration familiale sont variables (en fonction de la nationalité, du niveau de revenus, de la taille du logement, du degré d’intégration ou des membres de la famille qui arrivent (Block 2015), la gestion de couples binationaux produit des disparités ultérieures, notamment parmi les ressortissant·e·s nationaux. Ces derniers tendent à devenir des citoyen·ne·s de seconde zone, en raison de leurs choix affectifs de mise en couple avec un·e étrangèr·e, dont ils et elles doivent se justifier et qui tend à leur attirer la suspicion des services de l’État.

Le traitement des unions binationales brièvement dressé ici doit être lu dans le contexte plus large de la pénalisation de l’immigration et de sa sélection. Les couples, bouleversés par la précarité administrative, se voient contraints d’entrer dans le dispositif d’immigration pour envisager de vivre légalement sur le territoire européen. Dans cette conjoncture faite d’asymétries de pouvoir, de sexisme et de racisme institutionnel, la rencontre de certains intermédiaires du droit et alliés leur permet de développer certaines compétences et de s’arranger avec le droit, ou de se conformer aux attentes bureaucratiques pour s’en sortir.

Au-delà de la dichotomie soumission/résistance, ces couples fonctionnent ainsi comme des « régulateurs de l’action publique », en lien avec un ensemble d’acteurs sociaux à la croisée des politiques et des parcours migratoires.

Bibliographie

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  • Yuval Davis, N. 1997. Gender and Nation, Londres : Sage.
  • Weil, P. 2005. « Le statut de la femme en droit de la nationalité : une égalité tardive », in R. Kastoryano (dir.), Les Codes de la différence. Race, origine, religion. France, Allemagne, États-Unis, Paris : Presses de Sciences Po, p. 123-143.

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Pour citer cet article :

Laura Odasso, « L’ordinaire de la migration de mariage. Érosion de la citoyenneté et accession sélective à la nation », Métropolitiques, 29 mars 2021. URL : https://metropolitiques.eu/L-ordinaire-de-la-migration-de-mariage.html

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