L’expression « crise des réfugiés » ou « crise des migrants », qui s’est rapidement imposée dans les discours politiques et médiatiques depuis 2015, a largement été remise en cause par des chercheurs spécialistes du sujet : certains dénoncent le caractère prévisible de la situation (Blanchard et Rodier 2016), quand d’autres préfèrent parler de « crise des politiques migratoires » (Bontemps et Makaremi 2018), de « crise de l’accueil » ou encore de « crise des solidarités européennes » (Beauchemin 2016). Pour autant, cet usage du terme de « crise » est-il justifié au regard des chiffres de l’immigration en France ? Peut-on observer une augmentation conséquente non seulement des demandes d’asile mais, surtout, de l’attribution du statut de réfugié ? Et qui sont les autres étrangers et étrangères qui obtiennent un premier titre de séjour ?
Différentes sources peuvent être mobilisées pour étudier les chiffres de l’immigration en France : des sources administratives (comme celles du ministère de l’Intérieur, de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ou de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA)), ou des sources issues du recensement de la population dont les statistiques sont produites par l’INSEE. Cet article s’appuie sur trois sources administratives : les rapports d’activité de l’OFII, les rapports au Parlement sur Les Étrangers en France [1] et les Essentiel de l’immigration produits par le Département des statistiques, des études et de la documentation du ministère de l’Intérieur. Il vise, dans la continuité d’autres travaux (Cornuau et Dunezat 2008 ; d’Albis et Boubtane 2015), à analyser la politique de l’immigration récente à travers les motifs d’admission au séjour, et à la mettre en perspective avec la situation en vigueur depuis le début des années 2000. Un tel angle permet en effet de déconstruire ce que l’usage de l’expression « crise migratoire » suggère, c’est-à-dire l’arrivée massive et récente de personnes exilées exerçant une « pression migratoire ».
De ce point de vue, l’évolution du nombre de « Contrat d’accueil et d’intégration » (CAI, voir Encadré 1) permet de relativiser ce que l’actualité médiatique laisse supposer. Pilier de la politique migratoire en France depuis le début des années 2000, expérimenté localement à partir de 2003 et géré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), ce dispositif, destiné aux étrangers et étrangères primo-arrivants, fut généralisé sur l’ensemble du territoire par la loi du 24 juillet 2006. En 2007, le nombre de contrats signés atteignait 101 217. En 2017, soit dix ans plus tard, ce nombre avait à peine augmenté et concernait 103 184 personnes (OFII 2018) [2].
Le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) est destiné aux étrangers et étrangères originaires de « pays tiers [3] » qui obtiennent un premier titre de séjour en France et qui « souhaite[nt] s’installer durablement sur le territoire français ». Il concerne les conjoint·e·s de Français, les personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, les réfugié·e·s et leurs familles, ainsi que les salarié·e·s ayant un contrat de travail de longue durée [4]. Alors que le CAI s’adresse en principe aux « primo-arrivants », il est signé en réalité par les personnes qui obtiennent un premier titre de séjour, c’est pourquoi il concerne également les personnes régularisées. Les signataires du CAI doivent suivre une journée de formation civique et, selon leur situation, une formation linguistique, une journée d’information sur « la vie en France » et un bilan de compétences professionnelles. Depuis la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, le Contrat d’accueil et d’intégration est devenu Contrat d’intégration républicaine (CIR). La formation « Vivre en France » et le bilan de compétences professionnelles sont supprimés. Les formations civique ainsi que linguistique sont maintenues [5].
Ainsi, malgré une focalisation médiatique et politique sur la « crise migratoire », dont la figure du « migrant de Calais » ‒ c’est-à-dire de personnes en recherche d’asile et bloquées à la frontière franco-britannique ‒ est devenue le symbole, la France semble connaître une immigration stable et souvent invisibilisée.
Dans un premier temps, nous examinerons la période récemment qualifiée de « crise migratoire » à l’aune des évolutions des demandes d’asile en France. Nous reviendrons, dans un second temps, sur l’évolution depuis 2007 du nombre de personnes obtenant un premier titre de séjour ainsi que sur les catégories administratives dont elles relèvent, qui font finalement apparaître une immigration relativement stable sur le plan numérique et dont le motif d’obtention d’un titre de séjour demeure principalement familial.
La « crise migratoire », quelle crise ?
Si la demande d’asile culmine une première fois en 1992 avec l’accueil de nombreux demandeurs issus de l’ex-Yougoslavie, fuyant la guerre commencée en 1991 (672 000 demandes dans l’Union européenne à 15), elle atteint 627 000 demandes en 2014 puis le « nombre record » de 1,2 million en 2015 (Eurostat 2016).
Nous examinerons les chiffres de l’asile en France à partir de 2014, afin de mettre en perspective les évolutions depuis l’année 2015, qui semble constituer une borne chronologique. Contrairement à d’autres pays européens, la France n’a pas connu d’augmentation massive des demandes d’asile : tandis qu’en Italie, le nombre de primo-demandeurs d’asile a augmenté de 64 000 en 2014 à 126 000 en 2017, et qu’en Allemagne il est passé de 202 700 en 2014 à 198 300 en 2017, en faisant un bond en 2015 pour atteindre 441 800 personnes [6], en France (figure 1), en 2014, 59 313 personnes ont déposé une première demande d’asile contre 93 230 en 2017. Les premières demandes ont ainsi augmenté de 30,8 % entre 2014 et 2015, de 7,8 %, entre 2015 et 2016, puis de 15,3 % entre 2016 et 2017 [7].
Source : « L’essentiel de l’immigration », Les Demandes d’asile, n° 2019-35, juin 2019.
Nonobstant la « crise migratoire » invoquée, le taux d’octroi du statut de réfugié reste très faible. En 2016, le statut de réfugié a été délivré à 26 499 personnes (dont 9 667 protections subsidiaires [8]) et le taux de reconnaissance − qui prend en compte les décisions rendues en deuxième instance par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) − s’est élevé à 37,6 % [9]. En 2017, le statut de réfugié a été délivré à 31 964 personnes. Le taux de protection s’élève à 27 % en première instance à l’OFPRA pour finalement s’établir à 36 % en prenant en compte les décisions de la CNDA [10], soit un peu plus d’un tiers des demandes. Ces moyennes connaissent par ailleurs de fortes variations en fonction de la nationalité des demandeurs. En 2017, les ressortissants du Sri Lanka, de la République démocratique du Congo et de la Russie sont les plus nombreux à obtenir le statut de réfugié. Quant à la protection subsidiaire, elle est principalement accordée aux Afghans, Syriens, Albanais et Maliens (OFPRA 2018).
Les étrangers obtenant un premier titre de séjour en France : une immigration stable et invisible
Les titres de séjour attribués aux signataires « primo-arrivants » du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) devenu contrat d’intégration républicaine (CIR), sont révélateurs du type d’immigration qui prévaut actuellement en France. L’OFII, qui gère le dispositif, classe le nombre de signataires selon différents motifs : familial, économique, asile, et autres [11]. L’analyse de l’évolution de ces chiffres depuis 2007 montre que le motif familial reste prédominant malgré la « crise de l’asile ».
En 2007, le motif lié à l’asile ne représente que 7 % de l’ensemble des signataires du CAI contre 8 % pour le motif lié au travail et 78 % pour le motif familial, dont presque la moitié (47 %) concerne des conjoint·e·s de Français (Secrétariat général du comité interministériel de contrôle de l’immigration 2008). En 2015, le motif familial reste de loin le plus important puisqu’il représente 68 % contre 13 % pour le motif lié à l’asile et 8 % pour le motif économique (OFII 2016). Le motif familial se décline lui-même en différentes sous-catégories : regroupement familial, conjoints de français, parents d’enfant français, liens personnels et familiaux, membres de familles de réfugiés [12]. Les plus nombreux sont de nouveau les conjoint·e·s de Français (38 077). Ils représentent 50,5 % du motif familial [13]. En somme, les signataires du CAI sont majoritairement arrivés en France ou y ont obtenu un titre de séjour pour des raisons familiales et sont, pour une grande partie d’entre eux, conjoint·e·s de Français.
En 2017, même si le motif lié à l’« asile » a augmenté, puisqu’il atteint 26,9 %, le motif familial – qui représente 59 % de l’ensemble des signataires – reste prédominant (OFII 2018).
La comparaison des nationalités des signataires du CAI entre 2007 et 2017 est également révélatrice de la part centrale de cette immigration ordinaire même si, rappelons-le, le dispositif ne concerne pas les personnes issues de l’Union européenne. En 2007 (figure 3), 43,1 % des signataires du CAI sont originaires du Maghreb, puis de Turquie (6,3 %). Les personnes venant d’Afrique subsaharienne, notamment du Cameroun, des deux Congo, de Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal représentent quant à elles 14,8 % des signataires ; les personnes originaires de Russie et des pays issus de l’ex-URSS forment 4,4 % du total et les Chinois 3,2 % (Secrétariat général du comité interministériel de contrôle de l’immigration 2008).
En 2017 (figure 4), les plus nombreux continuent d’être les personnes originaires des pays du Maghreb – Maroc, Algérie, Tunisie – puisqu’elles représentaient 29,5 % des signataires [14]. Viennent ensuite les Afghans (5,4 %), les Soudanais (4,1 %) et les Syriens (4 %), ce qui est clairement un effet de la politique de démantèlement des campements à Calais et à Paris et du placement dans les Centres d’accueil et d’orientation (Babels 2018 ; Gourdeau 2018a). Ainsi, les ressortissants d’Afghanistan sont passés du dix-huitième au quatrième rang des signataires du contrat, et les Soudanais du quinzième au cinquième. Arrivent ensuite les Turcs, les Sénégalais, les Ivoiriens, les ressortissants de la République démocratique du Congo, les Chinois, les Maliens, les Russes qui, comme en 2007, constituent les nationalités de provenance ordinaire de l’immigration en France (OFII 2018).
Si le nombre de réfugiés progresse parmi les signataires du Contrat d’intégration républicaine, la focalisation médiatique, politique, scientifique et même militante sur les « migrants », les « exilés » ou encore les « réfugiés » (catégorie qui implique d’avoir obtenu l’asile, ce qui est loin d’être majoritairement le cas) comporte plusieurs angles morts, comme celui d’invisibiliser les sans-papiers (Plein droit 2018). Elle aboutit également à laisser dans l’ombre une immigration dont le motif d’obtention d’un titre de séjour est souvent familial et qui constitue l’ordinaire et l’essentiel quantitativement des migrations contemporaines vers la France [15], même si les catégories sont poreuses et bien souvent les déboutés du droit d’asile, après plusieurs années de vie en France, cherchent à obtenir un titre de séjour pour d’autres motifs [16]. Une immigration loin de la « pression migratoire » invoquée par le gouvernement pour justifier sa politique de « non-accueil », qui rend singulièrement visibles – parce qu’errants dans l’espace public et non hébergés le plus souvent – les demandeurs d’asile et migrants en transit.
Bibliographie
- d’Albis, H. et Boubtane, E. 2015. « Caractérisation des flux migratoires en France à partir des statistiques de délivrance de titres de séjour (1998-2013) », Population, n° 70, p. 487-523.
- Babels. 2018. Entre accueil et rejet. Ce que les villes font aux migrants, Lyon : Le Passager clandestin.
- Beauchemin, C. 2016. « “Crise des migrants”. Décoder les chiffres », in C. Beauchemin et M. Ichou (dir.), Au-delà de la crise des migrants : décentrer le regard, Paris : Éditions Karthala, p. 15-32.
- Blanchard, E. et Rodier, C. 2016. « “Crise migratoire” : ce que cachent les mots », Plein droit, n° 111, p. 3-6.
- Bontemps, V. et Makaremi, C. (entretien réalisé par M. Poinsot). 2018. « Les réalités migratoires au prisme de la ville », Hommes et migrations, n° 1323, p. 31-37.
- Cornuau, F. et Dunezat, X. 2008. « L’immigration en France : concepts, contours et politiques », Espace, populations, sociétés, n° 2, p. 331-352.
- Eurostat. 2016. Demandes d’asile dans les États membres de l’UE. Nombre record de plus de 1,2 million primo-demandeurs d’asile enregistrés en 2015, 4 mars.
- Gourdeau, C. 2018a. Des communes d’accueil pour les personnes migrantes. Expériences de collaboration entre mairies et collectifs citoyens en Normandie et en Bretagne.
- Gourdeau, C. 2018b. « “Le CAI, c’est bien pour les autres”. L’injonction à l’intégration du point de vue des signataires du contrat d’accueil et d’intégration », Politiques de communication, n° 11, p. 73-101.
- Math, A. et Spire, A. 2014. « Précarisation : la preuve par les chiffres », Plein droit, n° 102, p. 34-38.
- Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). 2018. Rapport d’activité 2017.
- Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). 2016. Les chiffres 2015.
- Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). 2018. Rapport d’activité 2017.
- Plein droit. 2018. « Les sans-papiers sont devenus invisibles », Que sont les sans-papiers devenus ?, n° 119, p. 3-4.
- Secrétariat général du comité interministériel de contrôle de l’immigration. 2008. Rapport au parlement : les orientations de la politique de l’immigration. Cinquième rapport établi en application de l’article L.311-10 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, Paris : La Documentation française.
- Valluy, J. 2008. « Du retournement de l’asile (1948-2008) à la xénophobie de gouvernement : construction d’un objet d’étude », Cultures et conflits, n° 69, p. 81-111.