À l’occasion des scrutins municipaux de 2020, des coalitions électorales construites autour du Parti socialiste et d’Europe Écologie–Les Verts ont conservé ou remporté les mairies de plusieurs villes du haut de la hiérarchie urbaine (Bordeaux, Lyon, Marseille, Strasbourg, Montpellier…). Nombre de journalistes ont alors proposé une lecture de ces victoires en mettant l’accent sur une « vague verte » expliquée en termes de « vote bobo » ; leur analyse n’a rien d’inédit ni de surprenant. Rien d’inédit parce que, depuis le début des années 2000, le terme « bobo » est devenu un sésame médiatique d’autant plus efficace que flou sur ce(ux) qu’il désigne (Authier et al. 2018). Rien de surprenant car il a progressivement pris une dimension péjorative, son invocation étant un moyen commode de délégitimer les causes défendues par ce groupe présumé homogène en termes de valeurs en présentant ses préoccupations et combats politiques supposés (l’écologie, la lutte contre les discriminations, etc.) comme l’apanage d’une nouvelle élite urbaine coupée des réalités du reste de la société. Aux présidentielles de 2022, pour se distinguer de ses concurrents de gauche, le candidat communiste Fabien Roussel s’est ainsi illustré, avec le succès que l’on sait, en déclarant au cours de la campagne que « ça fait longtemps que le PS ne parle plus qu’aux bobos des villes et Mélenchon à la fraction radicalisée des quartiers périphériques. Moi, je parle au peuple » (Le Journal du dimanche, 6 mars 2022), reprenant des éléments de langage mobilisés par des locuteurs de droite et d’extrême droite lors des élections présidentielles antérieures.
C’est parce que l’on réfute la pertinence scientifique de cette catégorie pernicieuse de description du monde social, qui joue trop souvent comme un écran de fumée masquant la diversité des dynamiques sociales et électorales urbaines, que le titre (délibérément accrocheur) de cet article – tiré de notre livre du même nom – est « L’Illusion du vote bobo [1] », mais son sous-titre « Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises », plus académique, reflète mieux son contenu. À la suite d’autres travaux des années 2000 déconstruisant les associations hâtives entre les mondes périurbains et les votes supposés de leurs habitants, il s’attaque à la pièce centrale d’un puzzle sociogéographique plus vaste à un moment du débat public français où, sous l’effet d’un « coup de force géographico-idéologique » (Bréville et Rimbert 2015), la question sociale est de plus en plus pensée au prisme des « fractures » géographiques. À rebours de ces glissements interprétatifs, notre livre propose de faire un pas de côté, pour penser sur d’autres bases analytiques le changement social localisé et ses effets électoraux au cœur des mondes urbains.
Battre en brèche les travaux simplistes les plus visibles médiatiquement
Pour comprendre ces glissements qui ont abouti à la construction d’un récit dominant opposant d’un côté une France des « bobos » vivant dans les centres-villes et de l’autre côté une France des « ploucs » et autres « gilets jaunes » peuplant les mondes périurbains et ruraux, l’introduction de ce livre revient sur la genèse de ce clivage. Elle montre combien il est lié à la forte visibilité récente de quelques géographes ayant érigé les localisations géographiques en « deus ex machina » (Lehingue 2011) de l’explication du vote, aidés en cela par le formidable outil de communication qu’est la cartographie, tout particulièrement en période électorale (Delpirou 2017).
Le premier de ces géographes, le plus familier du grand public (et des journalistes et professionnels de la politique) est Christophe Guilluy, qui oppose les élites urbaines françaises aux habitants de la « France périphérique ». Le second, plus connu dans le monde académique et situé aux antipodes du premier en termes de position institutionnelle comme de schèmes explicatifs mobilisés, est Jacques Lévy, qui s’attache depuis trois décennies à promouvoir ses « gradients d’urbanité » comme clé de lecture omnipotente de la géographie de la France. Sans pouvoir revenir ici sur les différents problèmes que posent les travaux de ces deux auteurs et qui sont discutés dans notre livre, on peut simplement dire que leurs géographies électorales donnent plus à voir leurs propres visions du monde social et politique qu’elles ne relèvent d’analyses de sciences sociales un tant soit peu sérieuses. Leur visibilité médiatique est d’ailleurs inversement proportionnelle au crédit qui leur est accordé dans le monde universitaire, en particulier aux yeux des chercheurs attachés à documenter et à étayer solidement leurs propos sur les mondes urbains.
Contre l’essentialisation des catégories géographiques, notre livre s’emploie, dans une veine voulue au contraire comme très empiriste, à ouvrir un espace de dialogue interdisciplinaire renforcé entre la géographie sociale, la sociologie électorale et la science politique.
Mobiliser des découpages fins de l’espace géographique comme de l’espace social
Il propose pour cela une sociogéographie électorale qui met l’accent sur la dimension spatiale des hiérarchies sociales et leurs effets électoraux dans les grandes villes françaises. Parler de sociogéographie électorale semble donc être la meilleure manière de qualifier simplement l’approche proposée. C’est affirmer le fait de raisonner en termes de dimensions spatiales du monde social mais aussi la volonté de participer au mouvement en cours d’unification des sciences sociales (Ripoll 2018). Dans le champ des études électorales, c’est aussi rappeler que la sociologie électorale a longtemps été, en pratique, une géographie électorale en ce qu’elle s’appuyait presque exclusivement, en l’absence de la technologie sondagière importée en France dans les années 1960, sur les résultats électoraux agrégés à différentes échelles, la distribution géographique de ces résultats étant ensuite croisée avec des variables sociologiques supposées explicatives. Pour cela, l’ouvrage tire sa cohérence méthodologique du recours, facilité depuis une dizaine d’années non sans coûts méthodologiques, aux résultats électoraux agrégés à l’échelle fine des bureaux de votes, qui permettent de plonger le regard au niveau intra-urbain.
Afin d’éclairer sociologiquement les configurations électorales établies au fil des chapitres sur la base de ces résultats électoraux, notre livre s’appuie sur des données issues des recensements de l’INSEE (tranches d’âge, niveaux de diplômes, catégories socioprofessionnelles parfois utilisées dans leur nomenclature en 42 postes, ancienneté de l’ancrage résidentiel, statut d’occupation des logements). Dans le prolongement de réflexions anciennes sur la « fausse neutralité des techniques » (Bourdieu et al. 1973) et parce que le choix des traitements quantitatifs engage implicitement toute une série de présupposées théoriques, le livre privilégie l’usage de différents types d’analyses factorielles et de classifications. Ces techniques de traitement des données permettent, en effet, de décrire le profil des bureaux de vote de manière synthétique et multidimensionnelle, et d’ordonner la réalité en partant simplement des résultats, sans opérer notamment de « classement » des candidats, une opération intellectuelle dont on sait qu’elle présente toujours de grands risques de subjectivité. Couplées à la cartographie, elles permettent de travailler sur l’intrication entre la géographie électorale des quartiers et leur sociologie urbaine.
Proposer des éclairages à plusieurs échelles et des conclusions qui varient dans l’espace
Intitulée « Les orientations électorales des quartiers des grandes villes, entre logiques structurelles et spécificités contextuelles », la première partie de notre livre est animée par la volonté de proposer des conclusions de portée nationale et prolonge des analyses « à chaud » du scrutin présidentiel de 2017 réunies dans un dossier thématique de Métropolitiques où une dizaine de villes avaient été explorées une à une. Centrée sur les villes situées dans la partie haute de la hiérarchie urbaine française, puisque ce sont les 35 villes-centres de plus de 100 000 habitants qui sont étudiées, elle est structurée autour de plusieurs objectifs successifs : dessiner la structure de l’espace électoral des grandes villes et observer ses transformations dans la dernière décennie ; éclairer cet espace électoral par l’espace social qui lui est sous-jacent, produire une typologie nationale puis la cartographier dans l’espace intra-urbain (figure 1) ; monter en généralité via un modèle graphique et le discuter en montrant que les relations entre votes et structures sociales varient selon les villes.
La seconde partie propose de considérer la métropole nantaise comme laboratoire du changement socio-électoral, en ce qu’elle est emblématique de nombre de dynamiques sociologiques qui caractérisent le haut de la hiérarchie urbaine nationale. L’analyse y est conduite à l’échelle des 475 bureaux de vote des 24 communes de Nantes Métropole, ce qui permet d’élargir le périmètre d’analyse limité aux villes-centres dans la première partie et de prendre une importante profondeur historique avec une lecture diachronique sur la période 1974‑2020. Ce changement d’échelle et de pas de temps a permis de poser d’autres objectifs : décrire des configurations électorales en mouvement puis les articuler avec la sociologie évolutive des quartiers et de leurs aménagements ; montrer à cette occasion ce que produit un travail de désagrégation des groupes socioprofessionnels sur les corrélations électorales ; explorer les réalignements électoraux contemporains (figure 2).
Enfin, la conclusion s’intéresse aux relations entre votes et structures sociales localisées et à leur évolution, mais en y portant un regard plus global qui permet de dialoguer plus directement avec la sociologie électorale et la science politique. Ce regard permet d’apporter, depuis la géographie, une contribution à une controverse interne au champ des études électorales qui porte sur le supposé affaiblissement de la relation entre position socioprofessionnelle et préférences électorales, relation trop souvent résumée hâtivement en termes de « vote de classe » alors même que cette expression relève, au-delà des enjeux méthodologiques (loin d’être neutres sur le travail interprétatif) et des flottements sémantiques (Gougou 2017), plus du mot d’ordre politique que du concept scientifique. Les ultimes constats empiriques proposés montrent justement que, loin de certains discours savants et médiatiques (jamais tout à fait désintéressés politiquement) célébrant la fin du « vote de classe », il se pourrait bien que « les classes ne soient pas mortes, mais aient été enterrées vivantes » (Lehingue 2011).
En savoir plus :
- Rivière, J. 2022. L’Illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Bibliographie
- Amable, B. et Palombarini, S. 2018. L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris : Raisons d’agir.
- Authier, J.-Y., Collet, A., Giraud, C., Rivière, J. et Tissot, S. (dir.). 2018. Les Bobos n’existent pas, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- Bréville, B. et Rimbert, P. 2015. « Une gauche assise à la droite du peuple. De Terra Nova à Christophe Guilluy, recompositions idéologiques autour des fractures territoriales », Le Monde diplomatique, mars, p. 8‑9.
- Bourdieu, P., Chamboredon, J.‑C. et Passeron, J.‑C. 1973. Le Métier de sociologue, Paris : Mouton.
- Delpirou, A. 2017. « L’élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie », Géoconfluences, 30 mai.
- Gougou, F., 2017. « Classe, religion et vote », in N. Mayer et Y. Déloye (dir.), Analyses électorales, Bruxelles : Bruylant, p. 175‑220.
- Lehingue, P. 2011. Le Vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, Paris : La Découverte.
- Ripoll, F. 2018. Sur la dimension spatiale des rapports sociaux : inégalités, dominations, mobilisations, habilitation à diriger des recherches, université Paris-Est–Créteil–Val-de-Marne.