L’ouvrage de Mathias Rollot s’ouvre par un constat : la catastrophe écologique et sociale a déjà eu lieu. Il pose ensuite une question : « Pourquoi vouloir encore parler d’“architecture’’, alors que les défis actuels sont avant tout d’ordres sociétaux, climatiques, politiques ? » (p. 23). L’auteur montre que les enjeux posés par la catastrophe écologique et l’architecture sont indissociables pour peu qu’on les ramène au cadre dont elles procèdent – et, on le devine, avec lequel elles doivent rompre : « le paradigme industrialo-capitaliste moderne » (p. 21). L’architecture moderne, née avec la révolution industrielle au XIXe siècle, procède de ce paradigme. Mieux, elle peut être considérée comme paradigmatique au sens où elle est définie par les ruptures formelles et matérielles qu’elle opère avec les singularités historiques, culturelles, écologiques des lieux où elle s’inscrit – on pense à l’usage généralisé du béton – mais aussi à l’uniformisation fonctionnelle des espaces qu’elle produit. L’auteur range ainsi dans le paradigme « moderne » des constructions aussi hétérogènes que les Nouvelles Halles de Paris (p. 76) et les pavillons standardisés livrés clés sur porte en périphérie urbaine. Cette architecture du nulle part (p. 61) est non seulement polluante mais aussi destructrice des écosystèmes (p. 76).
Si l’architecture est peut-être l’une des manifestations de la catastrophe, l’hypothèse biorégionale pourrait être un moyen de réinventer, avec nos manières d’aménager et d’habiter les territoires, nos relations aux vivants humains et non humains qui les peuplent.
La catastrophe à l’œuvre
On sait, au moins depuis Henri Lefebvre (1968), que les rapports de domination du système industrialo-capitaliste moderne s’exercent d’abord à travers des aménagements spécifiques. Selon cette perspective critique, l’enclavement des grands ensembles de logement social des banlieues françaises pourrait être un moyen spatial, voire architectural, d’isoler des pans entiers de la population dont ce système n’a plus besoin – ce que Mathias Rollot appelle « les restes vivants » (p. 72), comme les plus pauvres. L’auteur identifie une autre forme d’aliénation opérant à même ces aménagements : ceux-ci vident la ville de tout ce qu’elle comporte de vivant, comme les plantes, les animaux ou les espaces plus sauvages – parfois pour les remobiliser après coup, mais comme des éléments utilitaires, dans le cas des arbres notamment. Les aménageurs fabriquent des milieux de vie de plus en plus artificialisés, voire de « nouveaux milieux de vie spectaculaires », c’est-à-dire entièrement réorganisés autour des marchandises (p. 66). La ville désertique (p. 55) interdit de facto les relations créatives entre les humains et un territoire vivant pour les rediriger vers des modes de consommation standardisés, plus faciles à gouverner. Ce n’est donc pas une ville vide, mais, à l’image du centre commercial, elle est réduite à un ensemble de fonctions déterminées qui suspendent la possibilité pour les usagers de faire des lieux dans lesquels ils circulent autre chose que ce que ces lieux font d’eux (p. 69).
Dans ce cadre, l’architecture ne concourt pas seulement à la catastrophe. Elle en est à la fois l’expression et l’instrument. Les bâtiments sont « construits là comme ils auraient été construits ailleurs, grâce à une architecture industrielle toute puissante, autonome, suffisante, arrogante, voire insultante » (p. 61). On ne sait plus d’où viennent les matériaux, comment ils sont prélevés, quel impact ils ont sur l’environnement dont ils sont extraits. De sorte que certains pourront prétendre construire « durablement » ici en saccageant en fait des territoires plus lointains dont ils ignorent à peu près tout. La double caractéristique de cette architecture du « nulle part » est, d’une part, de déterritorialiser l’architecture en même temps que ceux qui l’occupent et, de l’autre, comme en témoigne la promotion d’une architecture « durable » ou « intelligente », de renforcer la normalisation et le contrôle des vivants sous couvert d’optimiser nos manières de consommer.
Révolutionner l’architecture : l’hypothèse biorégionale
L’architecture peut cependant être autre chose qu’un pan de la catastrophe. Elle peut devenir une arme contre la destruction de ce monde et des vivants qui l’habitent, voire un art permettant de recomposer des mondes vivants, c’est-à-dire appropriables par les vivants humains et non humains. Ces mondes sont le plus souvent associés aux sociétés traditionnelles non européennes, comme celle des Achuars étudiée par Philippe Descola (2005) ou celles des natifs amérindiens auxquels se réfèrent souvent les premiers biorégionalistes, comme Kirkpatrick Sale (2020). Leur caractéristique est de brouiller les frontières entre les espaces humanisés et les espaces naturels. Ces frontières entre humains et « nature » sont, à l’inverse, constitutives des sociétés modernes. Redéfinir les pratiques architecturales depuis la ville moderne n’est donc possible qu’à une condition : en réorienter le sens.
C’est tout l’intérêt de l’hypothèse biorégionale soutenue par l’auteur. Si le biorégionalisme est de plus en plus connu – grâce, entre autres [1], aux travaux et aux efforts de Mathias Rollot lui-même – l’originalité du livre est de montrer que la notion de biorégion est, dans le champ des pratiques architecturales, un moyen pour réinventer (p. 127) nos manières de faire territoire :
Parler de « biorégion », c’est dire l’importance de mœurs humaines contextuelles ; c’est affirmer la nécessité de penser l’intrication de l’animal, du végétal et du minéral telle qu’elle se présente à un endroit et à un moment donné de la « nature » et de la « culture », de sorte que la distinction entre ces deux notions n’ait plus véritablement d’importance (p. 92).
Développer une perspective biorégionale impose alors de prêter attention « aux synergies écosystémiques particulières », au territoire singulier sur lequel on pose les pieds, à son climat, aux vivants qui l’habitent afin de penser des « stratégies d’habitation et d’installation humaines » (p. 93). Concrètement, cela signifie que l’on pourrait construire avec les ressources disponibles sur place, comme la terre, le bois ou la pierre, pour que ces constructions soient bénéfiques aux vivants qui peuplent les milieux environnants – la terre, au contraire du verre, permet à des végétaux, à des insectes ou à des oiseaux de tisser leurs mondes. Il s’agit alors « d’envisager nos installations comme de véritables milieux de vie partagés par plusieurs espèces (faunes et flores, insectes, champignons, bactéries…) et potentiellement capables de former des écosystèmes domestiques vivifiants » (p. 132). C’est vers cela que tend par exemple le travail de l’architecte londonienne Sarah Wigglesworth dans le cas de l’extension de la Mellor Primary School à Marple Bridge en créant, à partir de matériaux réemployés, une façade hospitalière pour les vivants non humains (p. 144). Si Rollot évite de réduire les vivants à leurs aspects utilitaires, il reste qu’une architecture hospitalière favorise la liberté de ses habitants à travers les relations que pourront nouer entre eux les vivants qui l’habitent – les chauves-souris sont par exemple parmi les plus grandes consommatrices de moustiques.
Pour composer avec les vivants humains et non humains, l’architecte biorégionaliste doit apprendre à connaître son territoire, en un sens nouveau : il faut pouvoir saisir les rythmes des vivants, leurs parcours, leurs interactions afin de pouvoir penser, sinon des alliances, en tout cas des manières fécondes de cohabiter. Une chauve-souris ne niche pas n’importe où. Elle a besoin d’un accès au grenier ou à une cavité, de certains lieux pour se nourrir. Dans la perspective biorégionale, il s’agit de se demander comment « inventer des murs faits d’une terre toujours hospitalière pour d’autres espèces ? » (p. 134), ce « que devrait être l’architecture humaine du point de vue du loup, de la taupe ou de la chauve-souris ? » (p. 142) ou encore « où et comment s’installerait une architecture dans le sol du point de vue de l’insecte ? » (p. 143).
L’architecture située suppose donc de nouvelles cartes donnant à voir, à penser, à comprendre les mondes propres des vivants non humains – le plus souvent invisibles, comme le rappelle l’auteur en reprenant l’exemple de Stephen Jay Gould d’un arbre dont le monde se déploie aussi bien au-dessus du sol qu’en dessous avec son gigantesque tissu racinaire (p. 106). Il s’agit ensuite de faire avec les ressources à disposition, comme la terre ou le bois en réfléchissant, d’un côté, à la façon dont leur prélèvement à un endroit peut le rendre intéressant pour des vivants non humains – les forêts peuvent être gérées en futaie, le prélèvement de terre peut favoriser le développement d’une zone humide – et, de l’autre, à la manière d’assembler ces ressources dans une construction afin de favoriser un enchevêtrement des mondes humains et non humains.
À l’architecture industrielle, polluante et déshumanisée (p. 55) du « nulle part » (p. 61), Rollot oppose donc une architecture vivante et située. Replacée dans un paradigme biorégional, l’architecture est définie comme « l’art de penser et d’organiser les relations entre humain et non-humain en un point géographique donné » (p. 45). Cela ne signifie pas qu’il faille créer de nouvelles réserves visant à préserver les espèces végétales ou animales à côté de villes de plus en plus technologisées, mais qu’il importe de prêter attention aux possibilités qui s’offrent, en situation, de co-construire des mondes vivants partagés ou, en un mot, interspécifiques.
Dans le sillage de Descola, Rollot invite à « défaire la fracture naturaliste » en proposant « une architecture écocentrée, biocentrée, zoocentrée ou mésocentrée », reposant sur « une multitude d’échanges et de constructions symbiotiques » (p. 134).
Un nouveau paradigme architectural
Si l’on peut reprocher aux pensées biorégionalistes certains accents conservateurs lorsqu’il est question d’un retour à des régions naturelles bien définies ou à des savoir-faire et des traditions consistantes que l’on pourrait opposer aux affres de la vie moderne, Rollot invite à expérimenter de nouvelles façons de faire territoire plutôt qu’à exhumer des formes anciennes. Ce que le système industrialo-capitaliste a détruit, ce ne sont pas seulement les vivants non humains, comme s’ils avaient été retirés du jeu, mais aussi leurs mondes, c’est-à-dire les bassins-versants et les sols, par exemple, qui définissaient jusque-là les biorégions. La proposition la plus radicale de Rollot est d’affirmer qu’il n’y a pas de biorégion donnée à retrouver mais des territoires à inventer avec tous les vivants, des alliances à expérimenter, y compris avec ceux que le système industrialo-capitaliste a contraints au déplacement et/ou à l’isolement – ceux que le vocabulaire naturaliste appelle des nuisibles.
Certes, une telle architecture située n’est encore qu’un horizon, mais le livre a le mérite d’appréhender ensemble les questions écologiques et politiques en invitant à faire advenir « une rencontre complète avec le vivant sous toutes ses formes (le non-humain, l’énergique, la mort), dans le cadre de processus de conception capables de décentrer nos regards » (p. 142) tout autant qu’à donner aux êtres vivants des moyens de se réapproprier une architecture dont ils sont dépossédés. On pourrait regretter qu’il n’y ait pas, dans le livre, davantage d’exemples concrets de cette architecture. Ce serait oublier que le paradigme moderne domine encore de façon écrasante – y compris dans les écoles d’architecture. Si les multiples références mobilisées, depuis les travaux de Patrick Bouchain jusqu’à ceux de Sarah Wigglesworth, ne constituent pas un contre-paradigme que l’on pourrait opposer au premier, ce sont autant d’exceptions à partir desquelles il est possible de commencer à penser autrement nos façons de faire de l’architecture. C’est en ce sens que Les Territoires du vivant contribue à mettre en place les fondements d’un nouveau paradigme pour la discipline, celui d’une architecture vivante et située.
Bibliographie
- Descola, P. 2005. Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard.
- Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Anthropos.
- Sale, K. 2020. L’Art d’habiter la terre. La vision biorégionale, Marseille : Wildproject.