Le biorégionalisme est un mouvement d’écologie profonde créé dans les années 1970 par d’anciens Diggers, groupe anarchiste san-franciscain très actif au cours de la décennie précédente (Gaillard 2014). Confidentiel au départ, le courant gagne en popularité jusqu’à intéresser les universitaires et les pouvoirs publics au tournant des années 1990, aux États-Unis comme à l’international (Aberley 1999). Notre pays représente une exception, si l’on exclut un entretien accordé par l’ex-Digger Peter Berg à Alain de Benoist en 2001, avec à la clé une association trompeuse entre biorégionalisme et extrême droite. Les universitaires semblent en effet avoir découvert le mouvement récemment, notamment grâce à la traduction d’une série d’articles d’Alberto Magnaghi regroupés dans l’ouvrage La Biorégion urbaine (2014), dans lesquels les thèses américaines avaient été largement réinterprétées par le fondateur de l’école territorialiste italienne.
Dans Les Territoires du vivant, Mathias Rollot s’appuie pour sa part sur la bibliographie originaire du courant en l’introduisant ou presque en France : des auteurs importants comme Berg, Raymond Dasmann, Kirkpatrick Sale, Judy Goldhaft, jamais traduits jusque-là, sont régulièrement cités. Deuxième intérêt de l’ouvrage, la querelle que l’auteur initie au fil des pages de son Manifeste avec Magnaghi – accusé de ne « voir dans le mot “biorégion” qu’un moyen efficace de reformuler ses théories précédentes sur le “projet local” » (p. 130), alors qu’il s’agit de territoires « vivants », c’est-à-dire définis par leur écosystème au sens large – ou avec les tenants de l’interprétation d’extrême droite se révèle un outil fécond d’exposition au public francophone de ce qui fait selon lui le véritable esprit du biorégionalisme : un éco-anarchisme tout à la fois localiste (sans pour autant tomber dans des travers ethnicistes), holiste (prenant en compte la totalité des éléments contribuant au bien-être ou au déséquilibre de chaque biorégion), proactif (au sens anglo-saxon du terme : agir plutôt que sauvegarder) et utopiste (dans la droite ligne de la contre-culture californienne des sixties dont le courant est issu).
Ce rôle – à bien des égards – inaugural de l’ouvrage ne doit cependant pas cacher les intentions réelles de l’auteur, qui fait dialoguer le modèle de développement dominant (particulièrement en matière d’urbanisme, chap. 1 à 3) avec son anti-modèle biorégionaliste (chap. 4) pour arriver à formuler une synthèse personnelle. L’ouverture finale propose ainsi une relecture des conceptions américaines à la lumière des évolutions contemporaines, notamment l’accélération du processus de dérèglement climatique. Rollot s’appuie d’ailleurs à plusieurs reprises sur des références étrangères au biorégionalisme, au premier plan desquelles figurent les thèses autour de « l’effondrement » (Servigne et Stevens 2015), et ce dès l’introduction.
Biorégionalisme et effondrement
Le constat de départ de l’ouvrage est sans appel : le collapse n’est pas pour demain, mais en cours. Les quelques solutions mainstream avancées jusqu’alors sont inefficaces, voire nuisibles : un exemple paradigmatique, le « capitalisme vert ». Face à cette situation, l’auteur propose un double « travail de déconstruction » et de « reconstruction ontologique » à la lumière d’une triple hypothèse « relativement simple » (p. 8-9) :
1. le biorégionalisme « invite à considérer qu’il ne saurait y avoir de comportement écologique universel unique. Ce qui est adapté au sein d’un certain climat pourrait ne pas l’être ailleurs » ;
2. le courant appelle « à des gouvernances décentralisées et tournées vers les règles géographiques du vivant et des écosystèmes » ; il avance des modèles économiques qui « renversent complètement les pensées capitalistes et libérales globalisées » actuelles ;
3. en matière d’architecture, il entre en opposition frontale avec les normes dominantes « en démontrant la nécessité de tenir en compte de la faune, de la flore, des bassins-versants et des types de sols d’une région donnée pour bâtir ».
En somme, cette alternative encore trop peu connue offrirait la possibilité de saisir « en quoi toutes ces questions appartiennent au même modèle politique : celui-là précisément qui nous a conduit à la catastrophe actuelle, et qu’il est question de fuir au plus vite » (p. 21).
Les exemples de « ce qui est », c’est-à-dire de l’état existant de nos usages majoritaires, se multiplient du premier au troisième chapitre : que l’on prenne l’hyperconnectivité, les junkspaces (bâtiments consommables et jetables comme les centres commerciaux ou les tours de bureau), la possession matérielle d’objets qui finissent « par nous posséder » ; ou encore les gated communities, ces espaces fermés et clôturés au regard extérieur témoignant d’une explosion des inégalités sociales (avec leur lot de conséquences environnementales, p. 109). Tout semble conçu pour accentuer la séparation entre hommes et nature (et, accessoirement, entre nature et culture). Les travaux de Zygmunt Bauman sur la « société moderne liquide », d’Ivan Illich ou encore de divers auteurs anti-industriels ou post-situtationnnistes, mobilisés par Rollot, l’avaient déjà souligné en parallèle, voire avant les biorégionalistes.
L’opportunité biorégionaliste : « ce qui devrait être »
Se pose alors la question de savoir quelle est l’originalité de l’hypothèse portée par le courant américain. Elle représenterait une « opportunité » dans le contexte d’« écocide généralisé », de « souffrance animale quotidienne » et de « perte biodiversitaire et paysagère » (p. 115) que nous traversons – opportunité dont il faudrait se saisir urgemment pour construire des sociétés de « résilience locale » (p. 120) vouées à restaurer une harmonie entre l’homme et le reste de la biosphère.
Le long quatrième chapitre nous guide ainsi à sa découverte : sont présentés tour à tour son histoire (p. 121-134), rapidement évoquée au début de ce compte rendu, ses notions clés (p. 134-153), mais aussi ses angles morts (p. 153-174) pour arriver enfin aux domaines de l’architecture et de l’urbanisme (p. 174-206). Nous apprenons par exemple que les partisans du courant refusent toute division entre l’homme et la nature : l’individu est pleinement intégré au sein des biorégions, au même titre que sa société. C’est à chacun d’en prendre conscience, de maintenir un équilibre écologique, voire de restaurer ce dernier, chacun à sa manière, chacun dans son territoire. C’est tout le sens du concept central de « réhabitation » défendu par Berg et Dassmann. Face aux mésinterprétations qu’une telle proposition pourrait susciter [1], Rollot précise que les biorégionalistes n’entendent nullement créer de nouveaux préceptes moraux à suivre, a fortiori réactionnaires ; ils tentent seulement d’imaginer « un dispositif social capable d’aider l’individu à envisager la durabilité des choix qu’il pourrait faire » (p. 162) vis-à-vis de l’espèce humaine, des autres êtres vivants au sein des biorégions et de la planète en général. Nous comprenons aussi quelles sont les spécificités du mouvement en matière architecturale : prônant l’inventivité, le questionnement et la recherche (individuelle et collective), encourageant la coopération plutôt que la compétition, le biorégionalisme conduit à de nouvelles éthiques des communs [2] qui se déclinent différemment d’un endroit à l’autre, de l’emploi de matériaux locaux à la remise en question de la division ville/campagne. Il en va de même pour les esthétiques, déterminées une fois de plus par les « réhabitants » des biorégions eux-mêmes.
Une exhortation à la réflexion-action
Le lecteur avisé pourra déceler ici et là quelques imprécisions, tels une division historique du courant en trois temps qui mériterait d’être davantage complexifiée, l’absence de fieldwork en dehors de l’exploration bibliographique, ou encore quelques traits d’interprétation très personnels – notamment une focalisation excessive sur l’antispécisme, l’un des engagements affichés de l’auteur, dans l’identification des « cinq caractéristiques fondamentales du biorégionalisme » (à côté de l’antiracisme, de l’antidéterminisme, de l’antinationalisme et de l’anticapitalisme). Cela dit, rappelons que l’ouvrage se veut un manifeste introduisant une pensée et préconisant des solutions (urbanistiques et politiques), sans prétentions de devenir une somme, une exposition plus complète, neutre – et accessoirement réservée à un public savant – qui reste encore à écrire, du moins en langue française. Tout en ouvrant des pistes de recherche en ce sens, Rollot lance le débat : sommes-nous prêts à repenser nos existences, à modifier nos habitudes et nos espaces, pour y inclure le vivant sous toutes ses formes ?
Tel est le sens de l’« ouverture » finale de l’ouvrage. La mise en parallèle de thèses remontant aux années 1970 avec les enjeux écologiques actuels révèle deux urgences qui se posent à tout un chacun : « se former une perception autre du monde, de son sens et de ses valeurs », d’abord (p. 217). « Agir en conséquence » (p. 222), ensuite, par des moyens différents – peu importe que ce soit par une publication, par une représentation théâtrale, au quotidien ou lors d’une action de terrain. « Il ne reste que peu de temps » (p. 229), conclut laconiquement l’auteur. Pourquoi ne pas en investir une petite partie, dès lors, pour se former une opinion – y compris critique – sur un courant si peu connu, mais qui fournit des alternatives concrètes pour le présent et l’avenir ?
Bibliographie
- Aberley, D. 1999. « Interpreting bioregionalism : a story from many voices », in V. McGinnis (dir.), Bioregionalism, Londres-New York : Routledge, p. 13-42.
- Del Percio-Vergnaud, J.-M. 2015. Quête du Graal postmoderne et temps des tribus. Une nouvelle révolution conservatrice, Paris : Matériologiques.
- Gaillard, A. 2014. Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968), Paris : L’Échappée.
- Magnaghi, A. 2014. La Biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Paris : Eterotopia.
- Servigne, P. et Stevens, R. 2015. Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris : Éditions du Seuil.