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La maison des philosophes

Les philosophes rendent-ils le monde plus habitable ? Et avec quels concepts ? Dans sa Théorie des maisons, Benoît Goetz revient sur la façon dont les grandes figures de la philosophie moderne et contemporaine définissent la relation de l’homme à l’espace. Une invitation au dialogue entre architecture et philosophie.

Recensé : Benoît Goetz. 2011. Théorie des maisons. L’habitation, la surprise. Paris : Verdier

Théorie des maisons de Benoît Goetz est une réflexion philosophique sur l’habiter. Si ce thème a déjà donné lieu à de très nombreuses publications (Paquot, Younès), rappelant la relation spécifique qui relie l’homme à l’espace, le texte proposé ici présente plusieurs singularités notables.

On remarquera tout d’abord qu’à la différence de nombreux auteurs B. Goetz ne fait pas de la pensée de Martin Heidegger l’alpha et l’oméga de la philosophie de l’habiter, dont dérivent pourtant quelques grandes conceptualisations contemporaines de l’espace humanisé : le « génie du lieu » de l’historien de l’architecture Christian Norberg-Schulz, l’« écoumène » du géographe Augustin Berque ou les « sphères » du philosophe Peter Sloterdijk. Tout en reconnaissant l’héritage heideggerien, Goetz s’en éloigne sensiblement, attirant l’attention sur les limites d’une conception proxémique du lieu ou, pour le dire autrement, d’une métaphysique de l’ancrage fondée sur l’idée de fixité, d’appartenance et d’enracinement. Reprenant à Martin Buber la notion de « maison », il montre que celle-ci ne désigne ni le logis ni la demeure mais « une manière d’habiter le monde par la pensée ». De façon significative, B. Goetz privilégie ici les philosophes issus du judaïsme pour qui la reconnaissance de l’autre et l’appel du désert priment sur l’affirmation d’un « chez soi ». L’errance, le nomadisme ou la déterritorialisation ne constituent pas des modes de vie atopiques, sans feu ni lieu, mais des manières d’habiter le monde de façon non oppressive. Le lecteur y trouvera certainement matière à méditer : au moment où le projet d’une Maison de l’histoire de France, censée abriter l’identité de notre nation, soulève tant d’inquiétudes, il est bon de se rappeler que nous avons tous été, d’une manière ou d’une autre, au désert, exposé et vulnérable, avant de partager un lieu d’accueil.

Cette lecture, assez inédite, où l’habiter se décline en termes de jeux, de surprise, de passage, de porosité, d’hospitalité et d’exposition à un dehors conduit B. Goetz à établir des filiations inattendues entre des philosophes : entre Deleuze et Levinas ou entre Platon et Benjamin. Ses analyses sont d’autant plus intéressantes qu’elles s’appuient, dans certains cas, sur des textes négligés. Par exemple, la pensée de Benjamin n’est pas envisagée à partir de ses textes bien connus sur Paris ou Berlin mais à partir de son petit essai sur Naples ainsi que d’éléments de sa correspondance avec Brecht qui n’avaient jamais fait l’objet de commentaire. B. Goetz porte ainsi un regard neuf et nuancé sur un philosophe opposé aux nostalgies de l’habiter et, plus encore, aux formes de la domination sociale dont la maison est porteuse.

Il est enfin à noter que B. Goetz ne considère pas exclusivement l’habiter comme un mode d’être mais l’aborde à partir de la catégorie de l’action et, plus spécifiquement, à partir du concept de « geste ». Les pages consacrées à l’architecture comme geste chez Wittgenstein affranchissent l’analyse philosophique d’un certain essentialisme pour s’ouvrir à la diversité des pratiques habitantes. Sans franchir tout à fait le pas, B. Goetz offre au lecteur la possibilité de dresser un pont entre la phénoménologie et le pragmatisme et, plus encore, entre la philosophie et les sciences sociales.

Instaurer le dialogue

Le livre suscite toutefois certaines réserves. D’abord, on peut regretter le caractère parfois succinct de certaines analyses. Ainsi, la section consacrée à Deleuze présente des considérations trop générales pour satisfaire un lecteur averti et ne permet pas de comprendre l’usage que des architectes comme Bernard Cache, Greg Lynn ou David Chipperfield font aujourd’hui de ses concepts. De même, on aurait aimé voir restitués dans leur profondeur historique et théorique les projets qui ont uni Derrida à Bernard Tschumi et Peter Eisenman, notamment autour des Folies du parc de la Villette et du livre Chora L Works, ainsi qu’une analyse de l’influence de la déconstruction chez certaines figures majeures de l’architecture contemporaines comme Frank Gehry, Daniel Libeskind, Rem Koolhaas ou Zaha Hadid.

D’autre part, le titre de l’ouvrage est quelque peu trompeur. En effet, loin de proposer une véritable théorie, le texte se présente avant tout comme une réflexion philosophique qui emprunte la forme de l’exégèse. Bien que la réflexion témoigne d’une véritable unité thématique, il n’y a pas, à proprement parler, de progressivité du raisonnement. Les chapitres constituant l’ouvrage sont relativement autonomes et peuvent être lus séparément. Ainsi, les chapitres II et IV mentionnant explicitement le développement d’une théorie – de la maison et du geste – sont en réalité des commentaires de textes ne permettant pas d’aboutir à une connaissance spéculative de l’habiter.

C’est dommage, car le concept de maison, précisément, est l’un de ceux qui, à la croisée de la philosophie, de l’architecture et de l’art, a fait l’objet des interrogations les plus vives. Au milieu des années 1930, Walter Benjamin notait déjà que le logement moderne était devenu un espace dans lequel il était devenu impossible de laisser des traces de soi. L’historienne de l’architecture Beatriz Colomina a confirmé cette analyse en montrant comment s’était opérée, de Loos à Le Corbusier, une « publicisation du privé », exhibant l’habitant aux regards des autres – cela même que des artistes comme Dan Graham ou Gordon Matta-Clarke mettront en scène avec une rare violence. La maison, comme demeure ou foyer, refuge ou enceinte de la subjectivité, correspond à une conception de l’habiter aujourd’hui en crise et qui demande à être théoriquement refondé.

Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité du propos et il faut mettre au crédit de l’auteur un souci de clarté qui répond efficacement à une demande philosophique adressé par un public de plus en plus soucieux des grandes questions architecturales. À un moment où la tradition phénoménologique s’épuise à force de s’être repliée sur elle-même on ne peut que se réjouir de voir l’un de ses représentants s’ouvrir à d’autres courants de pensée de façon nouvelle et stimulante. Il ne fait nul doute que le dialogue qui s’instaure ici est riche d’articulations et de différends philosophiques qui contribueront à une meilleure compréhension de l’habiter.

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En savoir plus

  • Benjamin, Walter. 1997. Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris : Éditions du Cerf.
  • Berque, Augustin. 2009. Écoumène : une introduction à l’étude des milieux humains, Paris : Belin.
  • Cache, Bernard. 1997. Terre meuble, Paris : HYX.
  • Colomina, Beatriz. 1998. La publicité du privé : de Loos à Le Corbusier, Paris : HYX
  • Heidegger, Martin. 1980. « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences, Paris : Tel Gallimard.
  • Kipnis, Jeffrey et Leeser, Thomas. 1997. Chora L Works : Jacques Derrida and Peter Eisenman, New York : Monacelli Press.
  • Norberg-Schulz, Christian. 1997. Genius loci : paysage, ambiance, architecture, Bruxelles : Mardaga.
  • Paquot, Thierry. 2005. Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Paris : Europan.
  • Paquot, Thierry, Lussault, Michel et Younès, Chris (dir.). 2007. Habiter, le propre de l’humain. Ville, territoire et philosophie, Paris : La Découverte.
  • Sloterdijk, Peter. 2011. Sphères I, II, III, Paris : Fayard/Pluriel.

Pour citer cet article :

Philippe Simay, « La maison des philosophes », Métropolitiques, 21 octobre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/La-maison-des-philosophes.html

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