Troisième volet de la trilogie de l’auteur explorant le rôle social de l’Homo faber [1], Bâtir et habiter s’attache à un acteur particulier de la fabrique de la ville, le constructeur d’espace qu’est l’urbaniste. Reprenant un certain nombre d’analyses développées dans ses ouvrages précédents, Les Tyrannies de l’intimité (1979), La Ville à vue d’œil (1992) ou encore La Chair et la pierre (2002), Richard Sennett les articule ici à un ensemble de propositions concrètes sur la manière ou plutôt les manières de faire la ville. Le grand mérite de cet ouvrage est de dépasser le stade du simple constat désabusé sur des aménagements urbains hasardeux et le devenir problématique des villes, pour se risquer à présenter « les moyens qui pourraient rapprocher la cité de la ville » (p. 227). Dans cette perspective, Sennett interroge le rôle de l’urbaniste à la lumière de la distinction bien connue entre la ville (forme spatiale éminemment matérielle) et la cité (les manières de vivre la ville et de la pratiquer, soit un ensemble d’usages et de représentations collectives). En reprenant de manière tronquée le célèbre titre de l’essai de 1951 de Martin Heidegger, « Bâtir Habiter Penser », philosophe qu’il critique par ailleurs vertement, Sennett souligne la tension qui travaille la tâche de l’urbaniste : il doit construire un espace qui puisse être habité. La ville qu’il façonne ne doit ni prétendre modeler de manière autoritaire la cité, ni se contenter de s’adapter à elle, mais la favoriser. Selon Sennett, l’urbaniste ne doit donc ni contraindre en prétendant détenir la vérité, faute de quoi, il nie la cité, ni adopter une attitude de laisser-faire en renonçant à sa compétence, abstention irresponsable et incompatible avec les besoins actuels de logement, de scolarisation ou encore de transports. Il plaide ainsi pour une troisième voie qui n’a rien de tiède : un « urbanisme proactif », mais au service de la cité.
Un urbanisme modeste
L’auteur illustre sa conception de l’urbanisme de manière concrète, proposant des pistes pour une planification bien pensée. Il distingue différents dispositifs spatiaux et réfléchit à leur mise en œuvre avec les habitants. Cet urbanisme ouvert, ressaisi dans une « éthique de la modestie », se donne les moyens de dépasser les grandes énonciations de principe. Il cherche à répondre à la question que Jane Jacobs, chantre de l’urbanisme informel, n’a pas manqué de lui poser et avec laquelle il n’a cessé de dialoguer : « Et toi, tu ferais quoi ? » (p. 122). Interrogation, il faut bien le dire, que suscitait parfois la lecture de ses ouvrages précédents, si stimulants soient-ils dans leurs analyses critiques. Laissons la parole à l’auteur : « L’urbaniste devrait être le partenaire du citadin, et non son serviteur, il devrait être un critique de la manière dont les gens vivent, mais aussi un critique de ce qu’il construit lui-même » (p. 30). La sincérité du ton de Sennett, n’hésitant pas à revenir sur certains de ses échecs comme concepteur pour mieux les comprendre et à témoigner du rôle décisif joué par l’accident vasculaire cérébral dont il fut victime dans son expérience de la ville, emporte l’adhésion du lecteur et lui font espérer que son ouvrage sera lu par les professionnels, pour que l’urbanisme cesse de se muer « en communauté murée » (p. 28).
Une approche interdisciplinaire
Organisé en quatre parties, l’ouvrage nous fait voyager dans le temps, depuis l’Antiquité jusqu’à la crise écologique contemporaine, en passant par le Moyen Âge et le XIXe siècle, mais aussi dans l’espace, depuis les métropoles de la vieille Europe jusqu’aux agglomérations tentaculaires des Suds contemporains. Il commence par une référence à La Cité de Dieu augustinienne, pour s’achever sur l’accueil des migrants en Suède et les manifestations de Pegida en Allemagne. Il aborde des aspects de la ville contemporaine aussi divers que les smart cities ou les bidonvilles. Ce voyage permet de déployer la question urbaine dans ses différentes facettes, d’un point de vue tant historique que sociologique et opérationnel. Ce dernier aspect justifie l’inscription de l’ouvrage dans la trilogie de l’Homo faber. Le lecteur familier des théories de l’urbanisme apprendra peu, en effet, dans les premiers chapitres, qui rappellent les grandes étapes constitutives de la discipline et ses tensions. Il pourra regretter le caractère allusif de certains développements, notamment sur les enjeux politiques de l’haussmannisation, qui aurait gagné à être éclairée par les développements de Foucault sur les liens entre espace et pouvoir. Le sociologue pourra, pour sa part, trouver partielle la présentation des analyses de Simmel sur « La grande ville et la vie de l’esprit », focalisée sur l’hyperstimulation des métropoles et oblitérant leur aspect positif, la naissance de l’individualisme et l’émancipation des contraintes communautaires. Il pourra également trouver injuste la présentation des travaux de l’École de Chicago dans le sillage de Robert Ezra Park, qui ne s’intéresserait, selon l’auteur, qu’à la cité et pas à la ville. Sennett oublie ici l’importance de la notion de situation dans ce courant de sociologie, à laquelle le sociologue Erving Goffman accorda toute son attention. Quant au philosophe, il pourra regretter certaines facilités sur la pensée de Heidegger : son choix d’habiter en Forêt-Noire, loin de la ville, se voit réduit à l’expression de son antisémitisme et à la volonté de créer une communauté fermée. La lecture du texte « Pourquoi restons-nous en province ? » aurait pu inspirer à Sennett une interprétation plus nuancée. Sa compréhension du Dasein (p. 165) pourra également sembler hasardeuse.
Un voyage dans le temps et dans l’espace
Après un rappel sur la naissance de l’urbanisme comme science expérimentale, la première partie de l’ouvrage, « Les deux villes », explore à travers les figures de Ildefons Cerdà (1815-1876), Georges Eugène Haussmann (1809-1891) et Frederick Law Olmsted (1822-1903) le désir initial des aménageurs de réconcilier la ville et la cité, et leur échec à atteindre cet objectif. Une deuxième époque de l’urbanisme, incarnée par le Plan Voisin proposé par Le Corbusier en 1925, entérine un divorce particulièrement pernicieux entre les deux. Le lecteur retrouvera dans cette critique du mouvement moderne des éléments présents dans les ouvrages antérieurs, mais ressaisis de manière originale à travers la dichotomie de l’urbain, scindé entre ville et cité. L’erreur des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne), dont hériteront Victor Gruen (1903-1980), Edmund Norwood Bacon (1910-2005) et David L. Lawrence (1889-1966), mais encore aujourd’hui un grand nombre d’urbanistes, est d’avoir pensé leur discipline comme un savoir d’experts à même de redresser le bois tordu de la cité pour la façonner selon leur idée du bien. Ce constat posé, Sennett examine deux réponses alternatives à cet écueil de l’urbanisme : celle de Jane Jacobs et celle de Lewis Mumford. Il s’agit là d’un point névralgique de l’ouvrage, qui permet à Sennett de dessiner une troisième voie originale entre celle de Jacobs et celle de Mumford. L’une et l’autre sont en effet problématiques : Jacobs, se méfiant de toutes les politiques urbaines institutionnalisées, accorde un privilège unilatéral à la cité, mais par là même s’interdit de dépasser l’échelle locale ; quant à Mumford, la faveur qu’il donne à la ville l’empêche de prendre en compte la dynamique propre à l’habiter. Le lecteur familier de Sennett trouvera sa critique de Jacobs particulièrement intéressante. Prenant ses distances avec celle qui fut son inspiratrice, il conserve son idéal (la primauté donnée à l’usager et à ses expériences) tout en affirmant que la planification urbaine peut y contribuer.
La deuxième partie de l’ouvrage, « La difficulté d’habiter », constate la disjonction actuelle entre ville et cité à travers l’examen de trois idéaux types : la croissance exponentielle de certaines villes du Sud, comme Shanghai, où une planification rigide a fermé toutes les possibilités d’évolution et d’appropriation, aboutissant à « une image de la vie au lieu de la vie elle-même » (p. 151) ; les ghettos communautaires, depuis le Ghetto juif à Venise jusqu’au parc immobilier de Cabrini-Green à Chicago ou certains grands ensembles en banlieue parisienne (p. 178) ; les espaces hautement technologisés, que ce soit à l’échelle du bâtiment, comme le Googleplex à New York, ou à l’échelle urbaine, comme la ville intelligente de Songdo en Corée. De tels modèles urbains sont pour Sennett des espaces fermés, c’est-à-dire des espaces matériels qui interdisent les expériences formelles et les expériences habitantes, des lieux autonomes et repliés sur eux-mêmes, hermétiques aux influences extérieures et aux interactions, extrêmement autoritaires. En montrant que des espaces urbains contemporains si différents relèvent d’une même logique, cette partie se caractérise aussi par un sens de la nuance très appréciable. Loin de faire une apologie béate du vivre-ensemble, Sennett rappelle à travers l’examen du « poids des autres » (p. 161) les difficultés de la coexistence et les vertus de la civilité, dans la lignée des développements de Simmel sur la sociabilité ou de Kant sur le cosmopolitisme. Sans prôner une fusion des individualités dans une communauté universelle idéale transcendant les différents ancrages communautaires, il réfléchit aux dispositifs favorisant « l’indifférence aux différences », quitte à sacrifier la vérité à la confiance (p. 184). Les relations froides et impersonnelles, en deçà de la familiarité et de l’intimité, constituent un authentique lien social. Si le tableau qu’il fait de l’urbanisme contemporain est assez sombre, il n’est pas unilatéral et l’on retrouve dans son optimisme mélioratif la marque de son inspiration pragmatiste. Les trois idéaux types précédemment dégagés sont doublés d’autres espaces qui dessinent la possibilité d’autres villes : Delhi et le marché informel de Nehru Place, le quartier de Saffron Hill à Londres et son tissu mixte ou encore Porto Alegre au Brésil et son réseau urbain ouvert.
Dans la troisième partie, « Ouvrir la ville », Sennett dessine une troisième voie entre les propositions de Mumford et de Jacobs pour déployer ce que doit être un urbanisme proactif modeste. Soucieux de ne pas répéter les errements de l’urbanisme inspiré des CIAM, il commence par invalider le rôle d’expert de l’urbaniste en soulignant les compétences du citadin. Grâce à ses savoir-faire incarnés, ce dernier possède une véritable intelligence de la cité. Mais si l’auteur s’en tenait là, il en resterait à ce qu’il a si bien développé dans ses précédents ouvrages. Le chapitre suivant expose les formes spatiales susceptibles de permettre à ces compétences de se déployer au mieux. Prenant le contre-pied des espaces décrits dans la deuxième partie, ces formes ouvrent la ville pour permettre à la cité d’être complexe. Sennett s’intéresse ainsi à la synchronicité (p. 270), en en montrant toute la difficulté dans la planification, ainsi qu’à la ponctuation de l’espace par des points de repère remarquables, ordinaires ou extraordinaires (p. 277). Il considère également les membranes qu’il ne faut confondre ni avec des frontières ni avec de simples ouvertures (p. 285), les formes incomplètes du type coquille qui en appellent à l’usager pour les actualiser (p. 296), enfin la multiplicité qui constitue la meilleure des garanties contre la globalisation des villes et leur transformation en villes génériques (p. 306). Bien sûr, aucune de ces propositions n’est radicalement nouvelle, mais la force du propos de Sennett est à la fois de les présenter de manière fine et subtile à travers l’analyse de différents espaces réels et de les articuler dans une proposition générale : celle d’un urbanisme ouvert où la planification s’appuie et amplifie la richesse de l’expérience habitante. Résolument opérationnelle, cette partie n’en présente pas moins un socle théorique extrêmement solide et cohérent. Le chapitre 8 en déduit les différents moyens que peut mettre en œuvre l’urbaniste pour réaliser cette réconciliation, notamment la coproduction des formes avec les usagers.
De l’éthique au politique
La dernière partie, « L’éthique de la ville », rappelle que l’urbaniste travaille non seulement avec l’espace mais aussi avec le temps. Il construit au présent des formes qui sont appelées à durer. Or l’époque contemporaine bouscule doublement notre rapport au temps. En premier lieu par le changement climatique qui rend l’environnement construit fondamentalement instable. Il oblige les urbanistes à se projeter vers un futur qui apparaît plus que jamais contingent, et à promouvoir, de manière modeste, des formes ouvertes s’adaptant aux aléas naturels. Vouloir seulement les atténuer serait une preuve de démesure, comme le montrent les critiques adressées à la Dryline au sud de Manhattan (p. 353). Mais le temps urbain se voit aussi accéléré et fragmenté par la pression démographique et l’extraordinaire développement des villes. L’urbaniste doit conjuguer la rupture avec l’accumulation, en gardant à l’esprit la nécessité de créer des formes qui puissent être réparées. C’est ici que l’urbanisme peut être rapproché de l’artisanat, étudié par l’auteur dans le deuxième tome de sa trilogie de l’Homo faber : Ensemble. La restauration, la réhabilitation et la reconfiguration sont autant de modalités opérationnelles de cette ouverture que Sennett appelle de ses vœux.
Ouvrage passionnant de bout en bout, mêlant développements théoriques et descriptions empiriques, considérations générales et témoignages personnels, Bâtir et habiter met l’accent sur la dimension éthique que doit adopter l’urbanisme. Éthique dans le rôle que se fixe l’urbaniste : non pas façonner la ville des gens pour leur bien, mais la planifier en l’ouvrant à leurs désirs, à leurs pratiques et à leurs expériences. Donc une éthique de la modestie. Mais aussi éthique dans sa mission : inviter les gens à faire et à ne pas être simplement ensemble, à réaliser des communautés transitoires par le partage d’espaces pratiqués en commun. Donc une éthique de l’usage partagé. Si Sennett ne le mentionne qu’en passant, son ouvrage possède une incontestable dimension politique, invitant à prendre au sérieux l’expression de « politiques urbaines ». Il en appelle à un urbanisme véritablement démocratique, reposant sur une participation effective des habitants, où les professionnels seraient leurs représentants et non leurs ministres. Salutaire leçon s’il en est !