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En Suisse, la densification urbaine à l’épreuve de sa durabilité

À Genève, les projets de densification soulèvent des protestations de la part des résidents, associations et politiques. Luca Piddiu analyse les arguments et les formes de résistance à ces politiques promouvant un aménagement durable.

L’image territoriale de la Suisse ne correspond plus entièrement, comme le rappelait le géographe helvète Christian Schmid (Diener et al. 2005), à la carte postale d’une ruralité d’alpage. À la périphérie des grandes agglomérations urbaines progressivement développées au début du XXe siècle, la tendance est, dès les années 1960, à une périurbanisation (Da Cunha et Both 2004 ; Lerch 2022). Face à ce phénomène, depuis 1979, un ensemble législatif centré sur la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) demande aux entités compétentes (cantons ou communes) de rationaliser l’utilisation du sol et d’éviter de s’étendre sur les surfaces agricoles. À partir de 1996, les cantons suisses doivent rendre compte à la Confédération d’un quota de surfaces d’assolement dédiées à l’agriculture non constructibles. Cette conception de l’aménagement du territoire encourageant la compacité du bâti existant a rencontré un certain succès, si l’on en croit des études quantitatives sur l’étalement urbain (Gennaio et al. 2009). En 2013, la LAT a connu une révision importante qui enjoint aux autorités cantonales et communales d’urbaniser uniquement vers l’intérieur des zones bâties.

Le Canton de Genève a longtemps défendu l’idée d’une planification rationnelle et d’une ville compacte, s’additionnant au cadre fédéral. Sa géomorphologie étroite a favorisé une ville relativement peu étalée au regard de son attractivité (si l’on excepte bien entendu l’étalement massif du logement sur les communes françaises transfrontalières). La conception avant-gardiste de la planification genevoise organise très tôt le territoire de façon supracommunale, les prérogatives de planification étant pilotée depuis l’échelon cantonal, quasi-exception en Suisse. Le plan directeur cantonal de 1989 présente par exemple un principe de « bâtir la ville sur la ville », projections démographiques à l’appui, dans une optique de développement maîtrisé et endogène. La conception de la ville compacte a été remise au goût du jour dans le plan directeur 2030 en vigueur, portant le slogan « une métropole dense, verte et multipolaire » (figure 1).

Figure 1. Carte des densifications, Plan directeur cantonal 2030

Source : République et Canton de Genève, Département du territoire, Office de l’urbanisme.
Voir le PDF en ligne.

Une critique de la « surdensification »

Cette situation – en Suisse et à Genève plus spécifiquement – a vu naître de nombreuses voix antidensification, entendues dans les argumentaires déployés lors des oppositions à divers projets de logements mixtes. La dynamique contestataire a été étudiée par l’angle des attitudes par rapport à la densification (Wicki et Kaufmann 2022) ou plus généralement à partir du cadrage des débats publics autour de la révision de la LAT (Herdt et Jonkman 2023). Selon ces études, les oppositions à la densification s’expliqueraient par une grande variété de facteurs : positionnements politiques, rejet NIMBY en relation avec l’impact sur le quartier [1], variations dans la qualité du projet, déficit de participation… Face à ces constats, une attention aux conflits autour de la densification à Genève montre la façon dont des groupes spécifiques – des habitants, des associations, des groupes d’intérêts et leurs relais politiques – non seulement produisent une critique de la densification mais se saisissent de celle-ci en tant qu’argument potentiel. Les moments de fort dissensus politique lorsqu’un projet local est contesté sont particulièrement révélateurs de visions et de discours critiques sur la composante écologique de la densification.

Parc contre jardins : densifier le pavillonnaire

La naissance de la critique de la densité en Suisse s’avère difficile à identifier avec précision, mais il ne fait aucun doute qu’un premier moment fort de cristallisation provient des débats dès 2014 à la suite de l’initiative nationale [2], rejetée, « Halte à la surpopulation – Oui à la préservation durable des ressources naturelles ». Cette initiative ayant donné lieu à une votation avait vu des argumentaires anti-immigration s’articuler à une valeur environnementale, sous la figure de la « nature bétonnée » menacée par la croissance démographique et urbaine (Audikana et Kaufmann 2021). Pratiquement à la même époque, le Canton de Genève révise son Plan directeur cantonal (PDCn) pour l’adapter aux exigences de la LAT. Cette révision ne se fait pas sans mal, car celle-ci prévoit l’arrêt de certaines extensions urbaines au profit d’un renforcement de la « construction de la ville sur la ville », option finalement déjà prise par ce plan directeur dès son élaboration. Le contentieux se fixait déjà sur la localisation de ladite densification. Le Plan directeur révisé identifie majoritairement trois pistes : le renouvellement urbain (sur les terrains industriels) ; la transformation du bâti existant dans la couronne urbaine ; et la construction de nouveaux logements sur le tissu pavillonnaire (la « zone-villa [3] »), idéalement situé par rapport aux centralités urbaines et moyens de transports [4].

Ces deux dernières solutions donnent lieu à de nombreuses oppositions, et autant de procédures légales (recours), de référendums et de votations de la part d’associations des quartiers concernés, d’associations de propriétaires et, plus occasionnellement, d’associations de sauvegarde du patrimoine bâti et arboré. En 2023, une votation s’oppose au projet de logements de la Ville de Genève sur le quartier « Bourgogne », au centre-ville – une trentaine de maisons et jardins, enserrés dans un tissu déjà dense de la couronne urbaine. La fronde des habitants du quartier reprend des arguments classiques contre la densification des villas : menace sur le « poumon vert » du quartier, abattage d’arbres, destruction de la biodiversité des jardins (figure 2). Les habitants ont d’ailleurs affiché les photos et noms des animaux, du hérisson à la mésange, à leurs grillages, haies et portes (figure 3). Ici, c’est la valeur écologique des jardins qui est en jeu, les uns essayant de la minimiser par des relevés officiels, les autres tentant de la prouver par des études externes et des recensements d’espèces. Le caractère privé des jardins est également critiqué par les tenants de la densification : si les jardins sont effectivement un « poumon vert », ils restent malgré tout fermés au public, au contraire du futur parc linéaire d’1,5 hectare traversant les logements collectifs prévus, accessible à tous.

Figure 2. Affiches pour la campagne référendaire contre le plan localisé du quartier Bourgogne (votations communales du 12 mars 2023)

Photo : Luca Piddiu, 2023.

Figure 3. Affiches animales de l’association des habitants (du quartier) Bourgogne

Photo : Luca Piddiu, 2023.

Construire la nouvelle ville sur l’ancienne

Des conflits peuvent aussi surgir d’une zone industrielle en plein renouvellement urbain, comme sur le secteur dit « Praille-Acacias-Vernets » (PAV), un vaste site d’activités mixtes (petite industrie, artisanat, activités commerciales et autres services) accueillant également des logements, ou bien des friches industrielles. Les lieux ont peu à peu muté pour devenir, dès le début des années 2000, le projet majeur de renouvellement urbain du Canton. Situé dans la couronne urbaine, bien desservi par les transports publics, le « PAV » devient même la nouvelle ville de demain. Il est en fait subdivisé en sous-secteurs, faisant l’objet de projets dont les composantes foncières, de gouvernance et de maîtrise d’œuvre sont relativement différentes. Mais presque toutes ont été contestées, comme le sous-secteur Acacias 1. Ce dernier porte pourtant un ensemble de garanties (Breviglieri 2013) propres à un urbanisme durable : circulation automobile majoritairement évacuée du quartier, mixité de logements et d’emplois, et même mise à ciel ouvert d’un ancien cours d’eau, la Drize, traversant le quartier. La première version du projet fut retravaillée par les urbanistes du Canton en charge du projet, car les critiques issues d’associations de quartier et de l’exécutif communal (Ville de Genève) pointaient du doigt certaines insuffisances, au premier plan desquelles une trop forte densité (vis-à-vis trop proches, hauteurs, défaut d’ensoleillement), absence de couture avec le reste des quartiers existants, manque d’espaces verts. Le nouveau projet a partiellement corrigé le tir : place publique plus généreuse, variation de hauteurs, plus grand pourcentage de pleine terre (figure 4).

Le projet remanié fut néanmoins contesté par un référendum en 2023, processus ayant là aussi occasionné une votation à l’échelle communale initiée par des associations d’habitants et d’habitantes, venus majoritairement des quartiers centraux urbains et locataires, ainsi que des partis de gauche. Parmi plusieurs types d’arguments, les opposants au projet Acacias 1 ont interrogé ce qui constituait la valeur environnementale du futur quartier, c’est-à-dire une hauteur excessive, le manque d’espaces verts, la forme architecturale en îlots (débat sur la création ou non d’îlots de chaleur) et surtout en questionnant la création d’un cours d’eau n’ayant jamais été à cet endroit précis du quartier. Une rivière qui serait selon eux artificielle, peu accessible et au très faible débit en période de sécheresse. Côté autorités publiques, le projet est préfiguré comme un modèle d’urbanisme de transition écologique, mais souffre aussi de projets plus denses et moins qualitatifs voisins, dont les chantiers ont déjà commencé (figure 5).

Figure 4. Axonométrie du concept du plan localisé de quartier Acacias 1

Photo : Luca Piddiu, 2023.

Figure 5. Le quartier des Vernets – ancienne caserne militaire et l’une des premières pierres du mégaprojet PAV – a été aussi critiqué comme un projet trop dense

Photo : Luca Piddiu, 2023.

Difficile de peindre la densification en vert

Dans les cas mentionnés, les conflits de densification peuvent être lus à l’aune du rapport entre densité et durabilité : malgré l’affirmation de qualités durables et écologiques des politiques publiques de densification, une partie de ses critiques procède de registres écologiques, à l’instar de la valeur intrinsèque des arbres opposée à la comptabilité du plantage. L’impact écologique des projets est aussi bien saisi par la matérialité technique (consommation de béton, d’énergie), que par la projection des modes de vie urbains à l’heure du réchauffement climatique (usage de la hauteur, espaces de respiration, îlots de chaleur, etc.). La contradiction existante entre la compacité dans le but d’éviter l’étalement et les conditions de vie au sein de la ville dense renvoie au « paradoxe de la ville compacte » (Balikçi et al. 2022 ; Neumann, 2005 ; Wiersinga 1997). Ainsi, les contradictions de la ville dense donnent à voir un angle mort dans les politiques publiques de densification et des projets urbains qui les accompagnent. Le dense n’est pas forcément vert : il est difficile de traduire ces politiques publiques selon une grammaire et une esthétique « vertes » (Angelo 2021) au contraire des initiatives de végétalisation urbaine. Non seulement car les densifications ne sont pas liées à des représentations de la nature en termes d’esthétiques et de récit, mais aussi, plus fondamentalement, car leurs qualités environnementales sont contestées. Lors d’une réunion d’un comité référendaire face au projet Acacias, un habitant déclame : « ce n’est plus du greenwashing, c’est du dense-washing ! »

Le cas d’étude genevois vient aussi informer les déplacements d’une critique énoncée à partir du registre environnemental. Pour les habitants des villas comme ceux des centres denses, l’argument écologique traduit une menace portée contre leurs cadres de vie, mais à des échelles et selon des modalités bien différentes. Pour les premiers, la distinction doit être gardée entre espaces urbains et périurbains, la banlieue-jardin restant un idéal souhaitable, loin d’une ville vue comme la terre d’accueil de la croissance démographique. Pour certaines associations du centre-ville, il s’agit d’un enjeu à penser à l’échelle du canton, voire de la région transfrontalière. Ces dernières se mobilisent notamment pour des espaces de respiration et un « desserrage » de la ville, c’est-à-dire une potentielle extension vers le périurbain ou l’agricole. Ainsi, l’équité territoriale des densifications fait office de mise à l’épreuve des qualités durables de la ville compacte mais aussi, en intégrant l’hinterland transfrontalier de Genève, du fonctionnement territorial plus large de la métropole.

Bibliographie

  • Angelo, H. 2021. How Green Became Good. Urbanized Nature and the Making of Cities and Citizens, Chicago : University of Chicago Press.
  • Audikana, A. et Kaufmann, V. 2021, « Towards green populism ? Right-wing populism and metropolization in Switzerland », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 46, n° 1, p. 136-156.
  • Balikçi, S., Giezen, M. et Arundel, R. 2022. « The paradox of planning the compact and green city : analyzing land-use change in Amsterdam and Brussels », Journal of Environmental Planning and Management, vol. 65, n° 13.
  • Breviglieri, M. 2013. « Une brèche critique dans la “ville garantie” ? Espaces intercalaires et architectures d’usage », in E. Cogato-Lanza, L. Pattaroni, M. Piraud et B. Tirone, De la différence urbaine. Le quartier des Grottes/Genève, Lausanne : Métis Presses, p. 213-236.
  • Da Cunha, A. et Both, J. 2004. Métropolisation, villes et agglomérations. Structures et dynamiques socio-démographiques des espaces urbains, Berne-Neuchâtel : Office fédéral de la statistique.
  • Diener, R., Herzog, J., Meili, M., Meuron, P. et Schmid, C. 2005. La Suisse. Portrait urbain, Basel : ETH Studio Basel-Institut pour la Ville contemporaine.
  • Duany, A., Plater-Zyberk, E. et Speck, J. 2001. Suburban Nation. The Rise of Sprawl and the Decline of the American Dream, New York : North Point Press.
  • Gennaio, M. P., Hersperger, A. M. et Bürgi, M. 2009. « Containing urban sprawl. Evaluating effectiveness of urban growth boundaries set by the Swiss Land Use Plan », Land Use Policy, vol. 26, n° 2, p. 224-232.
  • Herdt, T. et Jonkman, A. R. 2023. « The acceptance of density : Conflicts of public and private interests in public debate on urban densification », Cities, n° 140, art. 104451.
  • Krier, L. 1998. Choice or Fate, Windsor : Papadakis.
  • Lerch, M. 2022. « The end of urban sprawl ? Internal migration across the rural‐urban continuum in Switzerland, 1966-2018 », Population, Space and Place, vol. 29, n° 1, e2621.
  • Neuman, M. 2005. « The Compact City Fallacy », Journal of Planning Education and Research, vol. 25, n° 1, p. 11-26.
  • Wicki, M. et Kaufmann, D. 2022. « Accepting and resisting densification : The importance of project-related factors and the contextualizing role of neighbourhoods », Landscape and Urban Plan, n° 220, art. 104350.
  • Wiersinga, W. 1997. Compensation as a Strategy for Improving Environmental Quality in Compact Cities, Amsterdam : Bureau SME.

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Pour citer cet article :

, « En Suisse, la densification urbaine à l’épreuve de sa durabilité », Métropolitiques , 13 novembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/En-Suisse-la-densification-urbaine-a-l-epreuve-de-sa-durabilite.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2223

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