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Terrains

Changer de regard sur l’informel dans les quartiers populaires

De la mécanique « sauvage » à la mécanique de rue

La mécanique de rue dans les quartiers populaires est une activité souvent stigmatisée. Sébastien Jacquot et Marie Morelle invitent à changer de regard sur ces pratiques informelles qui jouent un rôle économique et social important.

Dans une commune proche de Paris, au sud, au cœur d’un quartier d’habitat social en cours de rénovation, se déploie un seul et unique grand parking ombragé. Dans ses allées sont garées quelques voitures très abîmées, nécessitant des raccords de peinture, le redressement d’une tôle, la pose d’un phare. D’autres attendent des réparations, positionnées sur un cric. Certains véhicules abritent des outils et des pièces. Quelques mécaniciens, dont l’un en blouse, s’affairent sur un véhicule. Cette scène est emblématique de la mécanique de rue, diffuse et généralisée dans les espaces ouverts des quartiers populaires. Elle désigne les activités de réparation automobile conduites hors des cadres légaux en matière d’environnement, de sécurité, d’occupation d’espace public et/ou d’exercice de la mécanique. Plusieurs travaux ont analysé cette mécanique automobile informelle du point de vue des dimensions urbaines, des reconfigurations du travail, des compétences impliquées et des liens avec les clientèles (Denis 2013 ; Rosa Bonheur 2017, 2019 ; Lefrançois 2014 ; Ndiaye, Mamou et Deboulet 2019 ; Jacquot et Morelle 2019).

Il paraît alors important de s’intéresser aux modes de régulation de la mécanique de rue, en lien avec ses représentations par les institutions et par la presse. La question des reconfigurations de l’action publique à l’épreuve des activités informelles se pose particulièrement en contexte de précarisation massive des classes populaires (Castel 2009), alors même que l’informalité en France est souvent considérée comme résiduelle ou essentialisée en la pensant liée aux migrations (Jacquot et Morelle 2018). Pour cela, il est nécessaire de cerner les discours et justifications en présence, afin de proposer un changement de regard sur l’activité, pensée non plus seulement comme nuisance mais aussi comme ressource pour les espaces populaires postindustriels. Ces réflexions s’appuient sur une ethnographie de la mécanique dans des friches industrielles franciliennes en reconversion urbaine depuis 2016 (Jacquot et Morelle 2018) et depuis 2019 sur une enquête dans trois quartiers prioritaires de la politique de la ville [1], en Seine-Saint-Denis, dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-de-Marne [2], associées à des entretiens auprès d’acteurs confrontés à la gestion de cette activité (collectivités, bailleurs sociaux, association, police).

La mécanique, une activité constituée en problème public

Aussi bien les discours médiatiques que ceux des acteurs institutionnels et politiques qualifient la mécanique informelle de « sauvage », légitimant son éviction.

La plateforme Europresse permet d’identifier 186 articles entre janvier 2000 et décembre 2019 évoquant la mécanique de rue en France. L’expression « mécanique sauvage » domine (151 occurrences, contre 18 pour « mécanique de rue »). Les descriptions médiatiques constituent cet exercice de la mécanique en « problème public » (Cefaï et Terzi (dir.) 2012), à travers ses torts (occupation de places de stationnement, pollution...), identifiés par les traces de l’activité (bruit, déchets, taches d’huile, voitures épaves). Les acteurs locaux (services et élus municipaux, bailleurs sociaux) sont également montrés, interpellés par une partie des habitants.
Le terme « sauvage » n’est pas spécifique à la mécanique automobile, appliqué aussi au stationnement ou aux dépôts de déchets. Plus largement, les articles de presse associent la mécanique à d’autres activités illégales dans les quartiers de grands ensembles (trafics, insécurité), la thématisant ainsi comme un illégalisme populaire parmi d’autres (Foucault 1997). Toutefois, la question de la dimension criminelle de l’activité (vol et recel de pièces et voitures) reste discutée d’un acteur à l’autre, sans que des données objectives ne l’établissent [3].

Cela conduit à une mise à l’agenda de la mécanique de rue par les bailleurs et les élus locaux. Certaines municipalités ont édicté des arrêtés municipaux anti-mécanique de rue, dans toute la France. Nous en avons identifié 20. Les arrêtés sont relativement similaires, mentionnant la « mécanique sauvage » ou « dite sauvage » (16 arrêtés), distinguée d’une « mécanique de petits dépannages courants » (pneu, ampoule, batterie) tolérée. Les préambules de ces arrêtés mentionnent comme justification les véhicules immobilisés sur les places de stationnement, les « nuisances pour les populations » et le « risque pour l’environnement et la santé ». Les Codes de la route et de l’environnement fournissent les bases juridiques majeures de ces arrêtés. En revanche, aucun arrêté ne mentionne la dimension informelle du travail et des revenus générés. Le prisme est urbain et environnemental, et non lié aux économies informelles.

Toutefois, il n’existe pas de politique homogène et coordonnée de traitement de la mécanique de rue, au-delà des mesures inspirées de l’urbanisme situationnel et appliquées aux quartiers populaires et de logement social (Gosselin 2015). Au niveau local, des micro-aménagements tentent d’empêcher l’activité, par l’enrochement des trottoirs ou encore par la privatisation des places de stationnement, voire par la résidentialisation.

Les effets supposés de la mécanique sont aussi traités. Des conventions sont conduites par les bailleurs avec des épavistes, conduisant sous le contrôle de la police à des enlèvements massifs de véhicules-ventouses (stationnant une longue durée) ou d’épaves (véhicules endommagés, non autorisés à circuler) supposés liés à l’activité de réparation. En outre, quand la mécanique est menée sur des espaces publics, des passages de la police municipale visent à déplacer l’activité. À l’échelle locale, des arrangements ont lieu entre des mécaniciens et des gardiens d’immeubles ou des agents d’entretien des espaces publics, pour la collecte des déchets. Certains mécaniciens cherchent ainsi à minorer les effets de leur activité.

Finalement, dans les espaces étudiés, il n’y a pas de réelle politique d’éviction, révélant une ambiguïté entre un sentiment d’impuissance face à une activité omniprésente et une confiance en la capacité du renouvellement urbain à résorber la mécanique de rue sur les espaces en friche, ou en la rénovation des grands ensembles par leur résidentialisation.

Ces discours et politiques comportent un angle mort : ils ne qualifient jamais les mécaniciens, l’activité et leurs clientèles, dont les motifs d’existence sont méconnus. Toutefois, certains territoires ou acteurs manifestent une volonté de renouveler la réflexion sur le sujet [4], en dépassant les logiques d’éviction et de pénalisation.

Reconnaître la mécanique de rue comme un travail

L’enjeu est de comprendre les motifs et modes d’exercice de la mécanique de rue.

L’enjeu est de comprendre les motifs et modes d’exercice de la mécanique de rue.
Tout d’abord, il s’agit de la reconnaître comme un travail, majoritairement de subsistance (Rosa Bonheur 2019). Les mécaniciens proposent toute une gamme de réparations, sur la carrosserie, le moteur et les pièces ou encore sur les circuits électriques. Ces services s’adossent à des compétences acquises très souvent au long de parcours professionnels et migratoires (par l’apprentissage dans des garages et des casses de villes africaines ou via son exercice dans le cadre salarial ou d’interventions informelles en France). Outre leurs compétences techniques, les mécaniciens possèdent des savoir-faire en termes de gestion des espaces de réparation, d’approvisionnement en pièces et de fidélisation de la clientèle. Ils soulignent leur engagement dans une activité qu’ils décrivent comme honnête et permettant un usage pérenne de véhicules. Enfin, face aux opérations de résidentialisation ou de renouvellement urbain, les mécaniciens s’adaptent et s’approprient de nouveaux interstices ou vont à la rencontre de leurs clients sur les espaces de panne ou à leur domicile. Lorsque des espaces en friches sont finalement mis en chantier puis des constructions achevées, les mécaniciens se déplacent par petits groupes, sur des parkings ouverts d’habitat social de communes voisines ou plus éloignées.

La mécanique répond à une demande de réparation à coût réduit qui a plusieurs origines, dans un contexte de ressources limitées. Il existe une dépendance à la voiture dans les quartiers populaires, souvent enclavés ou tributaires de transports en commun en travaux, en retard, surchargés, fermés la nuit (en dépit de la prégnance d’emplois aux horaires décalés). Ensuite, la voiture, aussi abîmée soit-elle, est investie de significations multiples (réussite sociale, vecteur d’autonomie, patrimoine en contexte de précarité), qui se traduisent par des usages multiples (espace de stockage en contexte d’exiguïté des appartements et de fermeture de caves dans l’habitat social, instrument d’autonomie des plus jeunes, solidarité avec recours au covoiturage) (Lefrançois 2014).

Ces faits ne sont pas ignorés des acteurs institutionnels, dont les discours s’infléchissent. Selon certains, cette activité de réparation de voitures est au service d’une population précarisée, propriétaire de « vieilles voitures un peu flinguées », des voitures « marche ou crève », achetées « pourvu qu’elles roulent », ce qui en définitive « arrange tout le monde » [5].

La mécanique informelle s’inscrit dans le débat plus large sur le développement de villes « plus vertes », de mobilités douces et alternatives à la voiture, tandis que seraient interdits de circulation les véhicules les plus anciens et polluants. À cette déqualification d’une réparation polluante et prolongeant la durée de vie de véhicules eux-mêmes polluants, les mécaniciens soulignent en entretien l’intérêt de faire durer les voitures et les pièces plutôt que de les remplacer, ce qui a également un coût écologique [6].

L’enjeu est bien de reconnaître la présence d’une économie de service autour de la voiture dans des quartiers populaires. Cette économie structurée autour de la gestion de la voiture, souvent de seconde main, repose sur une pluralité de justifications (subsistance, mobilités, seconde vie des objets), à opposer au discours de sa déqualification. En outre, la réparation est reliée à d’autres activités informelles et formelles : dépannage, achats de pièces dans des boutiques ou des casses, collecte des pièces usagées par des ferrailleurs permettant de gérer les déchets générés par l’activité. Même le lien avec les épaves, qui cristallisent l’attention des bailleurs sociaux, est à reconsidérer : l’épave n’est pas nécessairement le rebut de l’activité de réparation informelle, mais peut être considérée comme un véhicule en attente de ressources pour son entretien.

Ces constats invitent à abandonner le qualificatif dépréciatif « sauvage », et à imaginer de nouvelles formes de reconnaissance, de tolérance, voire de formalisation.

Des dispositifs à inventer et à « bricoler » pour la formalisation de l’activité ?

Les politiques publiques à l’égard des activités informelles, menées aux échelles tant nationales que locales, sont plurielles : répression, formalisation, tolérance (Recio, Mateo-Babiano et Roitman 2017). Cette pluralité concerne aussi des initiatives institutionnelles en France à l’égard de la mécanique de rue, ouvrant la voie à des démarches de formalisation de ces activités dans les quartiers populaires et de reconnaissance des compétences et de savoir-faire qui y sont liés (Conseil national des villes 2019). Des collectivités soutiennent le développement de self-garages ou de garages solidaires, portés par des associations ou des entreprises relevant de l’Économie sociale et solidaire (ESS). Ainsi, Avise, agence d’ingénierie en soutien de l’ESS, coordonne un réseau de garages solidaires en partenariat avec la Fondation PSA (Avise 2019). Ces initiatives plurielles relèvent de l’expérimentation plutôt que de l’imposition de modèles « clefs en main », tant la formalisation reste un processus progressif ou partiel, marqué par plusieurs enjeux.

D’abord, qui sont les destinataires de ces politiques de formalisation ? Les mécaniciens ou les clients ? La mécanique de rue peut être appréhendée du point de vue de travailleurs informels ou du point de vue des clientèles aux revenus limités. Certaines démarches vont privilégier la délivrance d’un service à bas coût, favorisant la mobilité, prenant parfois la forme de self-garages et d’ateliers de réparation. D’autres démarches proposent une réparation de véhicules par d’anciens mécaniciens de rue travaillant via des dispositifs d’insertion (Mobilhub à La Courneuve), sous la forme de garages solidaires. C’est alors l’enjeu de reconnaissance des savoir-faire de personnes souvent précarisées, ayant appris à survivre au gré de « carrières nomades » (Chauvin, Grossetti et Zalio 2014, p. 11), qui est soulevé. Toutefois, ces démarches mobilisent un nombre de mécaniciens de rue bien en deçà du nombre de ceux exerçant sur un territoire, posant la question des modes de sélection des bénéficiaires, sur une base volontariste mais aussi en lien avec leur statut civil, certains étant sans titre de séjour.

La formalisation n’est pas toujours une demande explicite de la part des mécaniciens [7]. Si certains se disent prêts à payer des taxes, rares sont ceux réclamant un statut de salarié. Venant pour certains de pays où l’informel est généralisé, ou ayant été parfois des employés soumis à des hiérarchies vécues comme injustes au sein de garages formels, ils revendiquent un discours d’émancipation. Les mécaniciens défendent leur liberté de travailler pour eux-mêmes, habitués à assembler des solutions de survie provisoires. Plus largement, ce discours concerne la relation à l’État : pour ceux qui ont quitté des pays africains, ils rappellent combien leur survie en Côte d’Ivoire ou en Guinée ne dépendait que de l’exercice d’activités souvent informelles et de leur appartenance à divers réseaux d’entraide. Arrivés en France, ils se heurtent aux politiques répressives de l’État français dans leurs démarches pour obtenir un statut, alors qu’ils estiment ce dernier en dette à l’égard des anciennes colonies africaines et de leurs populations. Finalement, ici ou là, ils ne bénéficient pas des garanties liées au régime salarial et à l’État-Providence, sur lequel en conséquence ils ne fondent pas d’attente, considérant devoir se débrouiller. À l’inverse, les démarches d’accompagnement à l’entrepreneuriat ne sont pas dénuées d’ambiguïtés. Certains de ces bricolages menés à partir des dispositifs publics peuvent contribuer à renforcer un discours sur l’entrepreneuriat. En effet, la promotion de l’entrepreneuriat populaire apparaît comme un instrument de lutte contre le chômage, mais aussi, prôné par des courants néolibéraux, comme une façon de démanteler un système de protection basé sur le salariat (Abdelnour 2013), tout en maintenant les travailleurs dans la précarité (Abdelnour 2017).

Des semi-formalisations sont à l’œuvre dans d’autres domaines que la mécanique, telles que la cuisine, la couture ou la récupération-recyclage (Balan 2014 ; Florin et Garret 2020), via des dispositifs associatifs et coopératifs [8], proposant par exemple d’utiliser officiellement des locaux, de facturer via une association déclarée, sans exiger de renoncer pleinement à l’exercice informel de l’activité dans toutes ses dimensions. Du fait de catégories juridiques ou fiscales pas toujours adaptées à la précarité de l’activité ou des personnes, la prise en compte de cette économie, de ses travailleurs et de sa dimension sociale invite à l’expérimentation, en imaginant des systèmes de mutualisation des compétences, des locaux et des instruments, ou en envisageant des formes de tolérance des activités informelles.

Un droit à subsister

Il paraît nécessaire de considérer la mécanique de rue, non plus comme « sauvage », mais comme une activité structurante des économies populaires. C’est un droit à subsister (Thompson 2012) que demandent les mécaniciens, qu’ils revendiquent en continuant d’occuper des parkings ou des friches des périphéries urbaines, proposant leurs services à une clientèle paupérisée.

Ces formes de travail, sur les ruines des sociétés industrielles (Tsing 2017), sont aussi des formes de vie en contexte d’incertitude (Fassin et al. 2017). Elles mettent à l’épreuve tant les discours de défense du salariat que l’incitation à l’entrepreneuriat. Elles appellent à la réinvention quasi quotidienne de dispositifs, non pas strictement de formalisation, mais de reconnaissance, à l’échelle locale d’abord, des compétences comme des parcours de vie heurtés, en s’attachant à comprendre les formes de solidarité en présence dans les quartiers populaires.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Sébastien Jacquot & Marie Morelle, « Changer de regard sur l’informel dans les quartiers populaires. De la mécanique « sauvage » à la mécanique de rue », Métropolitiques, 9 novembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Changer-de-regard-sur-l-informel-dans-les-quartiers-populaires.html

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