Accéder directement au contenu
Terrains

Habiter sans résider et résider sans habiter

Gentrification et continuités populaires dans le centre historique de Palerme

Dans le centre historique de Palerme, de nombreux anciens résidents continuent à « habiter » le quartier de la Magione même s’ils n’y disposent plus d’un logement. Hélène Jeanmougin analyse les effets de ces continuités d’usages et de présences sur ce territoire en mutation.

À Palerme, la politique de renouvellement urbain du centre historique (centro storico) se fonde sur la patrimonialisation et la revalorisation symbolique des espaces publics et sur des travaux de restructuration immobilière (Maccaglia 2009 ; Jeanmougin et Bouillon 2016). L’attractivité du centro storico se (re)construit par la valorisation d’un riche patrimoine culturel et architectural, la restructuration du bord de mer et la récurrence de discours publics « normalisants » pour contrer l’image d’une ville sous emprise mafieuse (Söderström 2009). Comme à Naples, il s’agit de favoriser « la renaissance d’un orgueil participatif qui se déclenche autour du patrimoine du centre ancien » et l’arrivée de nouveaux « citadins-citoyens » (Cattedra et Memoli 2003).

Le quartier de la Magione est un territoire central de cette réappropriation symbolique. Proche du front de mer (figure 1), il fait partie de la Kalsa, l’arrondissement du centro storico abritant le plus important patrimoine architectural de la ville. Il se déploie autour de la piazza Magione, une large place de 33 000 m2 restructurée en 2000 à l’occasion de la « Convention des Nations unies contre la criminalité organisée transnationale », dont la place est devenue la vitrine. Quartier de naissance des juges anti-mafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, assassinés en 1992, ce territoire revêt une forte portée symbolique pour la stratégie de communication municipale qui fait de la lutte contre la mafia un instrument central (Maccaglia 2009 ; Jeanmougin et Bouillon 2016).

Ce quartier connaît depuis le début des années 2000 une gentrification, entendue comme un processus associant une hausse des prix de l’immobilier, un remplacement de résidents à faibles revenus par des ménages mieux dotés et une transformation de l’espace physique comme de l’image du quartier (Kennedy et Leonard 2001) [1]. Cette gentrification palermitaine, qui se réalise moins au nom de la « mixité » ou de la « diversité » – comme c’est souvent le cas en France (Giroud 2015) – qu’autour de l’idée de reconquête d’un territoire perdu, a des effets nuancés. En effet, si les nouveaux résidents sont dominants dans l’espace résidentiel, les anciens continuent malgré tout à habiter l’espace collectif, retournant quotidiennement dans le quartier bien qu’ils n’y résident plus [2]. Quels sont les modalités et les enjeux de cette continuité de présences populaires au sein du quartier ? Quels sont leurs effets sur leur appropriation par les nouveaux résidents ? C’est à ces questionnements que répond cet article. Il montre que les usages des espaces extérieurs au logement constituent un enjeu déterminant dans un processus de gentrification, et que les classes populaires ont la capacité de freiner de tels processus par la continuité de leurs présences et de leurs pratiques [3].

Figure 1. Délimitation du terrain d’enquête

© Delphine Mondon.

Une gentrification nuancée par de fortes continuités populaires

Bien qu’une large partie des anciens habitants du quartier aient été contraints de déménager lors des opérations de restructuration des immeubles, beaucoup reviennent dans le quartier régulièrement, voire quotidiennement. La Magione n’est pas le seul quartier dans lequel l’arrivée de nouveaux résidents plus aisés, de nouveaux commerces et de nouveaux usages locaux côtoie des continuités de présences, d’usages et des sociabilités issues de classes populaires, préexistant et « résistant » au processus de gentrification du quartier. Ces « continuités populaires » (Giroud 2007) sont souvent le fait des hommes (Giroud 2016) et/ou liées à des commerces ethniques ou à la présence d’une communauté ethnique spécifique (Chabrol et Giroud 2016). À la Magione, cependant, les femmes sont très présentes dans l’espace public, et ni les commerces, ni l’occupation de la rue, ni les modes de sociabilité ne sont ici majoritairement « immigrés ».

Les anciennes habitantes rencontrées dans le quartier s’y retrouvent quotidiennement pour discuter et faire jouer ensemble leurs enfants et petits-enfants, bien que plusieurs d’entre elles résident dans d’autres quartiers du centro storico ou de la périphérie palermitaine. Ces mères de famille se retrouvent l’après-midi, soit dans les rues adjacentes où elles s’assoient sur des chaises en rez-de-chaussée du domicile de l’une d’elles qui y réside encore, soit directement sur la place, et dans tous les cas aux mêmes endroits que lorsqu’elles résidaient dans le quartier, bien avant que la place ne soit restructurée. On observe également des groupes de retraités – en majorité des hommes – qui passent une grande partie de l’après-midi sur la place du quartier, à proximité des immeubles où ils ont grandi :

Moi je suis né ici ! (il indique l’immeuble dans lequel il est né et a grandi) J’y ai grandi, je suis très attaché à ce côté-ci, c’est ici notre quartier, on se connaît tous et on y est tous les jours ! J’ai vécu pendant vingt-deux ans dans le quartier Cuba mais je n’y connaissais personne, parce que je me levais à 6 h pour aller travailler et quand je finissais je venais ici, tous les jours après le travail, et même le dimanche ! (ancien habitant de la Magione, 65 ans, retraité ; entretien réalisé le 26 juillet 2018).

L’espace public est ici pensé comme extension de l’espace privé du logement, dont les fonctions sont le plus souvent réduites à l’essentiel (repas, temps de repos…). Cela s’explique autant par l’exiguïté des logements que par des dynamiques sociales (chômage, situations familiales conflictuelles…) impliquant une perception de la rue comme espace ordinaire et quotidien de vie et de socialisation (Sauvadet 2006).

Le fort sentiment d’appartenance à ce territoire et la perception indélébile d’un « chez soi » malgré les changements sociaux et spatiaux du quartier se traduisent par une appropriation matérielle de l’espace local. Cette appropriation s’appuie sur la présence de mobilier domestique (étendoir à linge, sièges en plastique…) délimitant l’espace même lorsque ses propriétaires n’y sont pas physiquement présents (figure 2). Une partie des anciens habitants qui n’y résident plus ont réussi à conserver ou acquérir des box (magazzini) en rez-de-chaussée, dans lesquels ils stockent du petit mobilier qu’ils installent à l’extérieur lorsqu’ils sont présents. On observe aussi l’agencement informel de l’espace public sur le long terme : de nombreux arbres ont été plantés par d’anciens habitants, et ce sont également eux qui ont installé, sans autorisation, une statue de Padre Pio au milieu de la place (figure 3).

Figure 2. Appropriation matérielle de l’espace public

© Emma Grosbois.

Figure 3. Statue de Padre Pio installée par d’anciens habitants

© Hélène Jeanmougin.

Comment expliquer un tel attachement au quartier et l’existence de continuités populaires aussi fortes ? Comme dans d’autres contextes, c’est par habitude et du fait de l’existence d’interconnaissances fortes et d’une ambiance spécifique qu’on continue à « habiter » le quartier de la Magione, dont les transformations spatiales et sociales influent finalement peu sur la perception de ce « lieu de mémoire à la fois collectif et individuel » (Chabrol et Giroud 2016, p. 296). Mais l’intensité de ces continuités populaires est également à replacer dans les logiques de peuplement du quartier. De nombreux liens de parenté existent entre les anciens habitants de la Magione qui appartiennent à des familles installées dans le quartier depuis plusieurs générations. Dans un contexte palermitain marqué par une économie sinistrée et un taux de chômage approchant les 25 % de la population active à la fin des années 2000, et atteignant 60 % chez les jeunes (Maccaglia 2009), ces liens familiaux étroits représentent une sécurité autant affective que sociale et matérielle. Ainsi, le maintien de ces liens familiaux apparaît comme la principale explication de ces fortes continuités populaires, au cœur d’un original « système familial de l’habiter [4] ». Ce système familial de l’habiter se rapproche du modèle culturel des « parentèles à liens forts » (Pfirsch 2009), observé en Italie et en Europe du Sud, se caractérisant par la nécessité d’interactions quotidiennes avec la famille, permettant notamment un « soutien moral intense » (ibid., p. 4-5). Mais ce sont également les nécessités matérielles de l’entraide familiale quotidienne qui influencent ici de fortes interactions familiales malgré l’éloignement des lieux de résidence : garde des enfants, aide aux anciens (courses, cuisine)… Ainsi, la facilitation du quotidien grâce à la présence dans le quartier d’un membre de la famille pouvant s’occuper des enfants lors des temps périscolaires influence également l’inscription de certains enfants d’anciens habitants à l’école du quartier, même lorsqu’ils résident dans un quartier éloigné.

Quelle appropriation du quartier par les nouveaux résidents ?

Du point de vue de certains nouveaux résidents du quartier, ces continuités populaires feraient perdurer des dynamiques relationnelles de « village » (Jeanmougin et Bouillon 2016). Celles-ci se caractériseraient par le manque d’anonymat et de civilité, le maintien de rapports de genre traditionnels et l’existence d’un contrôle social informel, notamment par la présence de « personnages publics » intrusifs [5]. Plusieurs nouveaux résidents évoquent par exemple des femmes assises toute la journée en bas de leurs immeubles, observant leurs sorties et leurs retours au domicile, n’hésitant pas à faire des remarques sur le contenu des sacs de courses ou à signifier à une épouse la venue d’une « autre femme » (en réalité une collègue de travail). Ils décrivent également des ambiances, des usages et des sociabilités qui leur déplaisent et dont ils se sentent exclus, ainsi qu’un manque de commerces répondant à leurs goûts et à leurs modes de sociabilités. Lors de la première enquête en 2014, ni les espaces publics ni les commerces ne permettaient le développement d’une « néo-convivialité », pourtant associée de façon récurrente au « quartier-village » par les nouveaux habitants de territoires centraux en gentrification (Lehman-Frisch et Capron 2007). Toutes ces dynamiques – auxquelles il faut ajouter une vie professionnelle dense et de fortes mobilités quotidiennes au sein et en dehors de la ville de Palerme – incitaient les nouveaux résidents à des pratiques d’évitement, voire à des retranchements dans l’espace privé du logement, limitant alors le passage d’une « gentrification résidentielle » – une transformation socio-démographique des résidents par le départ d’anciens résidents et l’arrivée de nouveaux, et non visible à l’extérieur des immeubles – à une « gentrification de rue » (Patch 2008) – une gentrification visible à l’extérieur des logements, par exemple par l’ouverture de nouveaux commerces ou la transformation de l’aspect des espaces publics (rues, places, parcs…).

Le cas du quartier de la Magione confirme l’existence de « dynamiques de ségrégation partielle et brouillée » au sein des villes méditerranéennes (Pfirsch et Semi 2016). Si Palerme fait partie des « métropoles incomplètes et peu puissantes dans l’économie globale » (ibid., p. 7), il n’en reste pas moins que le processus de gentrification y crée des dynamiques ségrégatives complexes ne se limitant pas à l’espace résidentiel, puisqu’elles concernent également « les relations aux autres espaces de la vie quotidienne » (Giroud 2016). L’exemple de la Magione démontre également « les marges d’action, la capacité de réaction et d’adaptation que possèdent tous les habitants, y compris ceux qui, a priori, semblent les moins susceptibles de résister à la gentrification » (Chabrol et al. 2016), tout autant qu’une capacité à « résister en habitant » (Giroud 2007) des classes populaires, qui parviennent dans certains contextes – et parfois sur une temporalité limitée – à contrarier les logiques de « reconquête » urbaine par la continuité de leurs présences et de leurs pratiques.

Bibliographie

  • Cattedra, R. et Memoli, M. 2003. « La réappropriation du patrimoine symbolique du centre historique de Naples », in C. Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville : des processus de « gentrification » urbaine aux politiques de « revitalisation » des centres, Paris : Descartes & Cie, p. 157-173.
  • Chabrol, M. et Giroud, M. 2016. « Continuités populaires », in M. Chabrol, A. Collet, M. Giroud, L. Launay, M. Rousseau et H. Ter Minassian, Gentrifications, Paris : Éditions Amsterdam, p. 283-304.
  • M. Chabrol, A. Collet, M. Giroud, L. Launay, M. Rousseau et H. Ter Minassian, Gentrifications, Paris : Éditions Amsterdam.
  • Giroud, M. 2007. Résister en habitant ? Renouvellement urbain et continuités populaires en centre ancien (Berriat Saint-Bruno à Grenoble et Alcântara à Lisbonne), thèse de géographie, Université de Poitiers.
  • Giroud, M. 2015, « Mixité, contrôle social et gentrification », La Vie des idées [en ligne], 3 novembre.
  • Giroud, M. 2016. « Résider dans le même quartier, occuper la même ville ? Systèmes de lieux et pratiques urbaines des habitants d’Alcântara à Lisbonne », Méditerranée, n° 127, p. 69-79.
  • Jacobs, J. 1994 [1961]. The Death and life of great american cities, Londres : Penguin Books.
  • Jeanmougin, H. et Bouillon, F. 2016. « D’une gentrification inaboutie à une “nouvelle précarisation” ? Continuités populaires et conflits de coprésence dans le centre historique de Palerme », Lien social et Politiques, n° 77, p. 103-125.
  • Kennedy, M. et Leonard, P. 2001. « Dealing with neighborhood changes : A primer on gentrification and policy choices », The Brookings Institution Center on Urban and Metropolitan Policy, PolicyLink.
  • Lehman-Frisch, S. et Capron, G. 2007. « Le sentiment de quartier en milieu gentrifié : de San Francisco à Bogotá », in J.-Y. Authier, M.-H. Bacqué et F. Guérin-Pace (dir.), Le Quartier. Enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, Paris : La Découverte.
  • Maccaglia, F. 2009. Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception, Lyon : ENS Éditions.
  • Patch, J. 2008. « Ladies and gentrification : New stores, residents, and relationships in neighborhood Change », Research in Urban Sociology, n° 9, p. 103-126.
  • Pfirsch, T. 2009. « Proximité familiale et organisation résidentielle de la parentèle dans les élites d’une ville d’Europe du Sud. L’exemple de Naples », Articulo. Journal of Urban Research [en ligne], n° 1.
  • Pfirsch, T. et Semi, G. 2016. « La ségrégation dans les villes de l’Europe méditerranéenne », Méditerranée, n° 127, p. 5-13.
  • Sauvadet, T. 2006. Le Capital guerrier. Solidarité et concurrence entre jeunes de cité, Paris : Armand Colin.
  • Söderström, O. (dir.). 2009. Urban Cosmographies. Indagine sul cambiamento urbano a Palermo, Rome : Meltemi.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Hélène Jeanmougin, « Habiter sans résider et résider sans habiter. Gentrification et continuités populaires dans le centre historique de Palerme », Métropolitiques, 1er février 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Habiter-sans-resider-et-resider-sans-habiter.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires