Dossier : Les nouvelles politiques du logement
Un logement sert à se loger, pas à s’enrichir. Il sert à se reposer, à élever ses enfants dans la sécurité matérielle et affective. Il est un élément de la dignité. Il est aussi un marqueur social et identitaire fort : en disant où j’habite, je dis qui je suis et à quel groupe je me sens appartenir. Pour toutes ces raisons, le logement n’est pas un bien comme les autres. Pourtant, cette évidence a été perdue de vue au cours des dix dernières années : l’inflation immobilière a permis à de nombreux propriétaires de « faire la culbute » avec des plus-values substantielles, et a accru les inégalités de patrimoine bien plus que les disparités de revenus. Lutter contre cette dérive spéculative commande de promouvoir des mesures fiscales inédites et audacieuses.
Les inégalités de patrimoine indues s’accroissent
La décennie 2000 a connu une envolée spectaculaire des prix des logements (+107 %) et des loyers (+24 %). À l’origine de cet emballement, une insuffisance de l’offre au regard des besoins en logement, mais aussi trois facteurs spécifiques qui ont alimenté les logiques patrimoniales : d’abord, des politiques publiques largement inadaptées (défiscalisations sans contreparties, absence d’encadrement des loyers et de régulation des marchés) ; ensuite, une fragilisation des systèmes de retraite par répartition qui a incité à la capitalisation, en premier lieu dans la pierre ; enfin, des anticipations de plus-values substantielles nourries par des taux d’intérêts historiquement bas qui ont facilité l’accès au crédit immobilier [1].
S’enrichir en dormant, du fait de la tendance haussière du marché, d’un investissement public appréciateur de son bien (infrastructure de transports, opération d’aménagement, etc.) ou encore d’une décision politique rendant son terrain agricole constructible, n’est rien d’autre qu’un enrichissement sans cause… même s’il apparaît naturel aux yeux de nombre de nos concitoyens. Cet effet d’aubaine pose une question radicale : acceptons-nous de figer le corps social dans ses inégalités actuelles ? La question est d’autant plus brûlante que le marché immobilier se ferme peu à peu aux primo-accédants. Seuls peuvent encore acheter des logements les investisseurs et les accédants déjà propriétaires. La mobilité sociale se grippe. Le travail n’est plus un ascenseur social et n’est bien souvent même plus la garantie de vivre décemment dans un logement adapté à ses besoins et à ses revenus. Pourtant, la richesse issue du travail n’est-elle pas plus légitime que l’héritage ou les rentes ? Pourquoi, alors, s’enrichir en dormant justifierait-il d’échapper à l’impôt ?
La moindre des choses serait que la solidarité nationale s’exerce via l’impôt envers ceux qui, eux, s’appauvrissent en dormant : les jeunes, les français modestes, les urbains et désormais une part croissante des classes moyennes dont le revenu consacré au logement n’a cessé de croître. Les Français dépensent un quart de leurs revenus à se loger mais leur taux d’effort peut atteindre 40 % s’ils sont locataires du parc privé dans les grandes agglomérations.
Pour lutter contre les inégalités et résoudre la crise du logement, deux objectifs sont à réaffirmer : primo, s’assurer que toutes les richesses, y compris patrimoniales, contribuent à l’intérêt général ; secundo, modérer les prix de marché de ce bien de première nécessité qu’est le logement. Plusieurs leviers peuvent contribuer à ces deux objectifs mais l’un d’eux demeure inexploré, voire tabou : la fiscalité du patrimoine. En y renonçant, l’État se prive à la fois de ressources qui lui seraient bien utiles en période de disette budgétaire et d’efficaces outils de régulation des marchés fonciers et immobiliers.
Empêcher la rétention foncière et immobilière
Commençons par le commencement : le foncier. Plus cher que rare, il est au début de la chaîne de formation des prix et subit des phénomènes de rétention et de survalorisation qui contribuent à la surchauffe des marchés. Je propose donc une taxation annuelle, progressive dans le temps et assise sur la valeur vénale des terrains, qui inciterait les détenteurs de foncier constructible à limiter la durée de leur rétention : plus le temps passe, plus le refus de céder ou de construire leur coûterait cher ! Cette disposition reviendrait à modifier le régime de l’actuelle majoration de taxe foncière sur les propriétés non bâties [2] dont le caractère désincitatif est très insuffisant. On pourrait de même imaginer une évaporation progressive de la constructibilité de son terrain : si celui-ci est situé dans un secteur dédié à la réalisation de logements et tant qu’il ne s’y construit rien, le propriétaire perdrait des droits à construire au fur et à mesure de l’écoulement des années.
Afin d’assurer une fiscalisation à la « réalité des prix » des biens détenus, je propose en outre de prendre en compte la valeur vénale [3] dans le calcul de la taxe foncière sur les propriétés bâties. Les modalités doivent en être débattues de sorte à garantir une certaine corrélation entre l’imposition et la capacité contributive des propriétaires occupants. Le sujet est en effet sensible. On objectera toujours le cas de la grand-mère du 6e arrondissement de Paris qui vit avec de faibles revenus dans un appartement ou une maison qui vaut plusieurs millions d’euros. En l’espèce, pourquoi ne pas imaginer un développement des occupations intergénérationnelles ? Des personnes âgées dans de grands logements peuvent valoriser leur capital, comme cela se développe dans plusieurs villes universitaires, en louant une chambre ou une studette à un étudiant ou à un apprenti qui peine à se loger sur le marché. C’est gagnant-gagnant.
Enfin, alors qu’une France aspire à être logée, une autre délaisse son patrimoine. C’est pourquoi le renforcement de la taxe sur les logements vacants est indispensable. Dans les agglomérations où elle a été instaurée, son efficacité n’est plus à démontrer. Une partie des deux millions de logements vacants recensés pourrait ainsi être remise sur le marché.
Mettre en place une fiscalité anti-spéculation
Il faut en parallèle revoir les conditions d’accès au patrimoine. Le marché actuel est un marché d’insiders : heureux les déjà-propriétaires ! Rétablir la possibilité pour tous d’acheter ou louer un logement correspondant à ses revenus suppose de faire atterrir les prix. La fiscalité doit inciter chacun à modérer ses prétentions.
Sur ce sujet, le débat a fait rage au début du mois de septembre 2011, à l’occasion du projet de loi de finances rectificative, autour de la suppression de l’abattement de quinze ans pour les résidences secondaires. C’est pourtant le moins que la justice fiscale commande ! Il n’y a là nulle spoliation : le cédant reverse à la solidarité nationale une partie de la liquidité qu’il perçoit lors de la cession, de la même façon qu’un salarié reverse une partie de ses salaires lors du paiement de l’impôt sur le revenu.
Ainsi, rendre progressive dans le temps l’actuelle taxe sur les plus-values de cession [4] est une nécessité, de même qu’élargir son assiette. De plus, elle pourrait être majorée en cas de plus-value liée à un investissement public dans le cadre d’une opération d’aménagement ou d’un grand projet.
Prévenir la concurrence entre résidences secondaires et résidences principales
Autre dysfonctionnement du marché, dans les zones très touristiques, sur le littoral ou en montagne, les marchés locaux sont devenus des marchés de la résidence secondaire. Cela fait monter les prix et réduit l’offre de logements de longue durée, à tel point que les habitants à l’année ne peuvent souvent pas vivre là où ils travaillent. Afin de rendre une place aux habitants sédentaires, chaque commune pourrait décider, dans ses documents d’urbanisme, d’interdire dans certains secteurs les résidences de tourisme et de les plafonner, à l’échelle communale, à un certain pourcentage du parc total de logements. À terme, il conviendrait d’y adjoindre un plafonnement des résidences secondaires sur la base d’une définition de la résidence secondaire à introduire dans le Code de l’urbanisme qui n’en fait aujourd’hui aucune mention.
Enfin, pour accompagner la primo-accession, les communes pourraient prévoir dans chaque nouveau programme de logements une part minimum réservée, à prix encadrés, aux primo-accédants. Cette mesure soutiendrait l’accession des jeunes ménages et les classes moyennes qui n’y arrivent plus sans un coup de pouce de la puissance publique. En complément, un système de bonus-malus en matière de taux d’intérêt pourrait être envisagé. Car de même que l’on digère avec un seul estomac, on se loge sous un seul toit… Pour éviter l’éviction de ces ménages, une segmentation du marché de l’argent est nécessaire : un taux d’intérêt bonifié serait réservé aux primo-accédants quand les multipropriétaires, qui ont moins besoin d’emprunter, se verraient prêter à des taux majorés.
Du « tous propriétaires » au « tous bien logés »
Entendons-nous bien : il ne s’agit ni de vanter la propriété ni de la diaboliser. Elle n’est pas adaptée à toutes les situations ni à tous les revenus. Et elle n’est pas non plus le gage d’une société plus épanouie : l’Albanie, la Turquie, la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont les pays européens qui comptent le plus de propriétaires alors que l’Allemagne, la Suisse et la Scandinavie sont ceux qui en comptent le moins. Où la qualité de vie est-elle la meilleure ?
L’intérêt général commande de réaliser – en nombre – des logements peu coûteux répondant aux besoins de nos concitoyens, qu’ils soient locataires ou qu’ils aspirent à la propriété. Notre ambition doit être « tous logés, bien logés » plutôt que « tous propriétaires ». Chacun doit pouvoir faire le choix de son statut d’occupation en fonction de sa situation de vie et d’en changer quand cela lui apparaît nécessaire selon sa composition familiale, sa mobilité professionnelle, son degré d’autonomie, ses revenus... Si nous ne sommes pas courageux aujourd’hui, demain nous vivrons dans une société d’héritiers, aussi injuste que figée. C’est l’heure des choix.