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Errer et s’égarer dans l’idée d’enceinte

La forme bâtie de l’enceinte constitue-t-elle un fait majeur de la « sédentarisation » ? Soutenue par l’architecte Frank Rambert dans un essai original, cette thèse manque de précision, selon Mathias Rollot, pour emporter la conviction.
Recensé : Frank Rambert, Hors nature. L’enceinte, une figure de la sédentarisation, Genève, MētisPresses, 2019, 144 p.

Le livre de l’architecte Frank Rambert s’intéresse à douze figures de « l’enceinte ». Au fil de 136 pages illustrées, l’écriture, fluide et synthétique, fait le pari, bienvenu et assez original, de développer cette figure architecturale pour relire l’actualité environnementale. Pour ce faire, l’ouvrage ne prétend pas « être novateur » ou « apporter de solutions aux problèmes qui sont ceux de l’humanité aujourd’hui », mais choisit de « porter un regard sur notre humanité depuis sa sédentarisation » pour « saisir l’évolution d’un processus dans lequel l’humanité est inscrite » (p. 10). Composé de brefs chapitres, le texte est pensé comme une série de petites promenades assez indépendantes les unes des autres, des origines de l’humanité jusqu’à l’agence d’architecture contemporaine Dogma, en passant par le jardin d’Éden, le Parthénon et Le Corbusier ; une traversée osée entre les siècles et les thématiques. Il en résulte un essai original, à la fois rafraîchissant par les nombreuses libertés qu’il saisit pour s’établir et efficace grâce au caractère synthétique de son style.

On s’interroge toutefois : quelles sont, plus précisément, les intentions et finalités théoriques globales du texte ? À qui s’adresse-t-il, et pour démontrer quoi ? L’enceinte est-elle bien « une figure de la sédentarisation », et comment cette affirmation est-elle argumentée ? La discussion critique qui suit porte sur ce type de questions de fond.

« Humanité », « Nature » et autres raccourcis

Frank Rambert s’essaie à une mise en relation globale entre histoire de l’architecture et moments clés de la « sédentarisation » des sociétés occidentales. Comme le mentionne le titre de l’ouvrage, Hors nature propose de s’appuyer sur la vieille opposition entre nature et culture pour replacer l’architecture au centre des débats environnementaux actuels. L’exploitation de la nature prendrait ses racines dans la sédentarisation « qui voit l’humanité s’extraire de la nature » ; l’architecture accompagnerait cette sédentarisation ; le « geste architectural premier » serait celui de ceindre ; enfin donc, il suffirait de remonter aux origines et développements de cet acte pour « retrace[r] un processus qui a conditionné notre rapport à l’environnement » (quatrième de couverture).

Ce raisonnement, hélas, n’est pas considéré comme une hypothèse – qu’on démontrerait au fil du texte – mais comme un axiome : un postulat de départ jamais vérifié ni (re)mis en question. Ce qui est sans doute fort dommageable pour l’ouvrage, tant ces présupposés initiaux, franchement datés, voire erronés, ont largement été remis en cause depuis plusieurs décennies.

S’il ne fallait citer qu’une référence sur la question, Par-delà nature et culture de l’anthropologue Philippe Descola [1], a bien montré le relativisme culturel et les égarements intellectuels découlant de l’opposition entre une « nature » fantasmée sauvage et vierge et une « culture » humaine extérieure à celle-ci. Sur le sujet plus précis qui anime Rambert, travailler aux côtés de cet opus magnum aurait permis d’éviter de réduire, dans bon nombre de réflexions et de formulations, l’humanité, la culture, l’architecture ou l’acte de ceindre à « la sédentarisation ». À cet égard, il faudrait aussi savoir si l’auteur cautionne les quelques affirmations effarantes qui jalonnent l’ouvrage, comme cette proposition selon laquelle « la sédentarisation est la seule condition possible qui permet à l’humanité d’assumer plus puissamment sa condition pensante », à la différence de « l’état nomade », ayant quant à lui « des limites qui ne suffisent peut-être pas à occuper un cerveau aussi développé » (p. 44) : une hypothèse qu’apprécieront les nombreux peuples nomades contemporains – relégués au rang d’humanité inférieure. Rambert insiste pourtant : « l’humanité invente les établissements qui lui permettent de satisfaire à la nécessité, voire la fatalité, de son évolution », de sorte qu’« il n’est pas dit que la sédentarisation ne soit pas l’aboutissement du genre Humain » (p. 46). Parmi une multitude d’autres auteurs de référence, on pourra relire l’anthropologue Pierre Clastres [2], radicalement clair dès 1974 sur la question :

[...] c’est à cela qu’il s’agit de se tenir fermement : les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures […], elles ne se trouvent pas au point de départ d’une logique historique conduisant tout droit au terme inscrit d’avance, mais connu seulement a posteriori, notre propre système social (p. 169).

Frank Rambert l’oublie-t-il en écrivant que « la sédentarisation est le préalable nécessaire à l’apparition de l’idée de progrès » ; ou lorsqu’il affirme « [qu’]il fallait bien, pour passer à des expérimentations plus sophistiquées, pour penser des développements plus matures et atteindre des résultats plus probants, s’établir en stabilité » (p. 45) ? Outre que l’affirmation est erronée, il est particulièrement dangereux de considérer les sociétés sédentaires comme « plus matures » que celles dites primitives, des chasseurs-cueilleurs [3]. Mais l’auteur n’est pas à un raccourci près, et on comprend mieux, à constater plus loin les assimilations tout aussi rapides et globales entre christianisme, « humanité », sédentarisation et destruction de la nature (p. 65-73), à quel point les formulations du texte sont peut-être plus malheureuses que les intentions de l’auteur, et de quelle façon un manque général de rigueur dessert le texte et ses tentatives d’argumentation.

L’ambivalence de l’arbitraire et de l’implicite

On imagine que l’ouvrage saura convenir à des étudiants démarrant leur cursus d’architecture ou de paysage, par exemple. Que retiendront toutefois ces derniers, de cette vaste traversée dépassant de très loin le sujet-prétexte de « l’enceinte » pour aller s’aventurer dans des discussions sur la composition des colonnes du Parthénon (p. 57-61), les « stratégies » déployées par le christianisme pour « coloniser le monde occidental » (p. 69-73), le « Ieroushalaîm du ciel » (p. 77-82), le sens à donner au poème La Conscience de Victor Hugo (p. 88-91), ou encore la figuration « qui ne dit pas explicitement son nom à Firminy » (p. 99-101) ? Le système de mise en relation opéré par l’ouvrage pourra osciller d’intéressant à farfelu voire absurde, en fonction des divers points de vue ou attentes du lectorat. Mais la raison et l’honnêteté intellectuelle ne peuvent que pousser à regretter le caractère arbitraire du choix des quelques cas d’études présentés : car si cela n’est pas nécessairement gênant au développement d’un texte (l’arbitraire pouvant avoir du bon, voire étant nécessaire à l’occasion [4]), la démarche est plus délicate tant les choix faits peuvent être remis en question au regard du texte lui-même.

À titre d’exemple, on pourra s’interroger sur l’écart temporel entre l’« enceinte #01 » (l’installation humaine de la grotte de Bruniquel, datée de « 176 500 avant le présent ») et l’« enceinte #02 » présentée (le templum de Göbekli Tepe, « d’environ 9 500 av. J .-C. »). Comme si les cultures humaines n’avaient rien connu, rien inventé, rien bâti comme figure d’enceinte majeure entre les deux ! Ce serait oublier les habitations en os de mammouth du site archéologique de Mejyritch en Ukraine [5], ou de Dolni Věstonice en République tchèque [6] – datées de 15 000 av. J.-C. pour la première et d’environ 30 000 av. J.-C. pour la seconde. Deux preuves parmi tant d’autres qui rendent caduque l’affirmation de l’auteur selon laquelle « [l]es premières enceintes de Göbekli Tepe […] sont les plus anciens édifices de l’humanité connus à ce jour » (p. 30) [7]. À l’évidence, une étude sérieuse aurait cité quelques autres cas canoniques d’enceintes, à la fois chronologiquement préalables à celles évoquées et non moins fondatrices, dont notamment les cimetières (datant de 16 500 av. J.-C. pour celui d’Uyun al-Hammam en Jordanie [8]) ou les réelles formes d’enceintes agricoles préhistoriques qui ont permis de parquer des animaux, pour constituer les premières formes de « prédomestication » vers 10 000 av. J.-C. [9]. Si Hors nature choisit hélas d’éluder ces cas, ce n’est pas de façon explicite ni argumentée mais en taisant, purement et simplement, leur existence.

Autre exemple : l’hypothèse de l’enceinte comme « une figure de la sédentarisation ». Comment l’ouvrage démontre-t-il cette affirmation présente dès son sous-titre ? Tandis qu’aucune argumentation n’est explicitement consacrée au sujet, dès les débuts du texte, avec la présentation des restes de Göbekli Tepe (sud-est de la Turquie), Rambert lui-même doit au contraire préciser que « [ces] premières enceintes […] ont été réalisées par des chasseurs-cueilleurs », précédant « l’apparition de l’élevage et de l’agriculture » de « près de 2000 ans » (p. 30). Or, rien n’atteste que ces constructions préhistoriques puissent avoir un lien avec les processus de sédentarisation à l’œuvre, qu’elles puissent les avoir permis ou aidés. Comme l’affirme l’archéologue Moritz Kinzel, tout donne plutôt à croire que « des édifices permanents ne reflètent pas nécessairement des communautés sédentaires [10] ». L’enceinte est-elle réellement une figure de la sédentarisation ? À constater qu’aucun chapitre ne permet de l’affirmer, on pourrait s’interroger sur l’intérêt du livre pour son propre sous-titre.

L’arbitraire, l’implicite et l’affirmatif peuvent-ils construire une démonstration ?

Une lecture exigeante de Hors nature regrettera l’absence globale de méthode intellectuelle rigoureuse ; le texte souffre de nombreux manques en matière de précision lexicale, d’explicitation et d’objectivation des complexes débats sur les sujets abordés. Ce choix stylistique, s’il a peut-être le mérite de fluidifier la lecture et d’alléger le contenu du texte, tend à lui donner une coloration « essayiste-affirmative » à la limite de l’affirmation gratuite. De fait, le texte restera sans doute une contribution disciplinaire décevante, s’il s’agissait bien en tout cas de « solliciter l’architecture pour alimenter [le] débat » (p. 9). Est-ce là tout ce dont est capable la discipline architecturale ? Où sont ses outils, ses méthodes, sa culture et ses finalités propres ?

Au fil des chapitres, l’ouvrage transpire l’inachevé, le texte se transformant progressivement en série de citations non commentées, en listes de tirets sans articulations, en chapitres composés de dérives textuelles sans rapport avec leur sujet [11] ; avant de s’achever, en ouverture, sur une citation de Wikipédia convoquée pour définir « l’Anthropocène » (p. 132). Les sources bibliographiques rarissimes, l’amour (très architecte) des aphorismes, la tendance générale à la simplification et le caractère expéditif des descriptions, illustrations et réflexions donnent à l’ensemble un arrière-goût âcre-amer, de sorte qu’en définitive on ne sache plus bien quoi croire ou penser de ce qui est écrit. Quid de tout le spectre de sujets, époques et problématiques évoqués par l’ouvrage sur lesquels se sont penchées auparavant des disciplines aussi variées que l’archéologie, la théologie, l’histoire de l’art, l’anthropologie, la philosophie et l’architecture ? S’agit-il d’une réelle performance transdisciplinaire et transculturelle, efficace, brillante et érudite – qui serait seulement restée dans l’implicite et la vulgarisation expéditive par modestie –, ou plutôt d’une forme d’imposture intellectuelle plus vulgaire, un travail négligeant et oublieux, tout à fait bâclé ? Le doute est permis.

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Pour citer cet article :

Mathias Rollot, « Errer et s’égarer dans l’idée d’enceinte », Métropolitiques, 13 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Errer-et-s-egarer-dans-l-idee-d-enceinte.html

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