À moins d’habiter près d’un incinérateur ou d’être témoin d’une grève des éboueurs, la gestion des déchets urbains des agglomérations s’opère dans une quasi-invisibilité des acteurs et de cette masse résiduelle produite sur laquelle reposent pourtant nos modes de vie urbains. De nombreux travaux ont montré l’importance de ces acteurs (Barles 2005 ; Bahers 2012 ; Desvaux 2017 ; Mongeard 2018). Une approche métabolique et socio-technique permet de dénaturaliser et de repolitiser cette gestion des déchets. L’évolution des usages relatifs aux ordures au cours du XXe siècle (agricole, énergie) engendre des conflits dont témoigne le cas d’étude lyonnais. Cette évolution s’est aussi accompagnée d’une minéralisation du gisement à évacuer. En effet, tout au long du XXe siècle, la valorisation énergétique des déchets constitue le fondement de la politique de gestion de la ville de Lyon puis de l’agglomération. Toutefois, on n’« élimine » pas les déchets, on les transforme : des « exutoires ultimes », c’est-à-dire des lieux de dépôt, demeurent indispensables (Tarr 1996). Par conséquent, l’enjeu est dès lors d’appréhender les conséquences spatiales de cette transformation métabolique.
Résistance du monde agricole et déclin du déchet-engrais au début du XXe siècle
Au tournant du XXe siècle, plusieurs facteurs entraînent progressivement un déclin de la récupération et de la valorisation des matières résiduelles en Europe (Colten 1994 ; Melosi 2020 ; Richard 2022) [1]. La concurrence des engrais artificiels et l’éloignement des lieux d’emploi de ces matières du fait d’une urbanisation croissante les rendent moins attractives et rentables pour les collectivités et pour une partie des agriculteurs. Par ailleurs, l’évolution des techniques industrielles, des techniques de collecte et de traitement et les considérations hygiénistes participent au même moment à la marginalisation des chiffonniers et de leurs activités (Barles 2011, Ramón Ros 2025).
Dès le milieu du XIXe siècle, période d’embellissement de la presqu’île de Lyon, M. Fraisse, rapporteur au Conseil d’hygiène du département du Rhône, suggère de supprimer tous les dépôts de chiffons à l’intérieur de la ville (Rougier et Glénard 1860). Cette profession faisait l’objet d’autorisations précaires et temporaires pour exercer leur activité. Si la ville de Lyon compte encore quarante-six dépôts de chiffons à la fin des années 1880, essentiellement concentrés dans les quartiers de la Part-Dieu, de la Guillotière et de Vaise (Lacassagne 1891), les archives consultées sont silencieuses à leur sujet [2]. Toutefois, on en trouve encore la trace autour des dépotoirs jusque dans les années 1950, alors que l’usine municipale d’incinération de Lyon exploitée en régie [3], implantée dans le quartier de Gerland, peine à fonctionner et que les dépotoirs sont toujours tolérés. Le chiffonnage était aussi pratiqué à l’usine par les ouvriers sur la bande de triage [4]. Cela n’est plus envisageable par la suite, à partir des années 1960-1970, avec l’avènement de la décharge contrôlée et de l’incinération, dit « mass burning » concomitant à l’augmentation progressive des matières d’emballage à fort pouvoir calorifique (papiers, plastiques). Ces flux se voient dorénavant plus encadrés et moins accessibles pour ces acteurs informels de la gestion des ordures que sont les chiffonniers, qui, quoi qu’il en soit, n’ont pas contribué, à Lyon, à entraver le passage à un nouveau modèle de gestion industrielle des déchets.
La situation est bien différente pour les agriculteurs. Jusqu’aux années 1910, la gestion des ordures lyonnaises dépend entièrement de ces acteurs agricoles qui les récupèrent et les valorisent [5] : « C’est le monde rural qui tient la ville à la merci de ses propres excrétions » (Aguerre 2018, p. 880). Toutefois, la municipalité envisage de transformer complètement sa manière de gérer ses déchets. Elle a par deux fois au moins, en 1901 et 1907, envisagé de procéder à la mise en régie de la collecte, anticipant l’augmentation potentielle des exigences pécuniaires des « rondeurs », qui procèdent à l’enlèvement des ordures, et le risque de grève. Cette municipalisation du service devait aussi répondre aux exigences des hygiénistes et des populations dénonçant les nuisances causées par les tombereaux découverts (Aguerre 2018, p. 886).
Dans ce même mouvement, un projet d’usine d’incinération municipale est mis au concours à la fin de l’année 1907. Cette décision soulève une vive protestation de la part de l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles qui, dans un premier temps, propose au maire de Lyon d’étudier la transformation industrielle des ordures en engrais puis proteste simplement contre la destruction de ces matières organiques utiles à leur exploitation. En 1908, l’ingénieur en chef de la ville de Lyon souligne que plusieurs milliers d’hectares de terrains pauvres à l’est auraient grand avantage à recevoir ces immondices. En outre, l’incinération est une technique récente et onéreuse. Les services techniques municipaux restent très prudents envers cette technologie encore récente et qui n’a pas encore fait ses preuves. Enfin, le docteur Jules Courmont, membre de la commission municipale qui examine alors les projets d’usines d’incinération, souligne qu’« il ne faut pas s’exagérer le danger afférent aux immondices » et que financièrement, la priorité de la municipalité doit être le « tout-à-l’égout [6] ». Aucun changement majeur en matière de gestion et de traitement ne s’observe donc dans un premier temps. En revanche, cette situation montre rapidement ses limites puisqu’une partie des déchets sert à présent à remblayer diverses lônes à urbaniser. Par conséquent, ces déchets participent de manière substantielle à la production des sols urbains lyonnais (Melosi 2020 ; Colten 1994 ; Murphy et Rathje 1992).
À la fin des années 1920, la stratégie de l’évacuation montre ses limites. La ville de Lyon ne dispose plus que d’une lône au confluent du Rhône et de la Saône qu’elle remblaie [7]. Par ailleurs, elle peut bénéficier du plan Dawes pour la réalisation de grands équipements municipaux [8]. Le projet d’incinérateur est repris mais ne soulève plus les mêmes oppositions. L’usine est finalement inaugurée le 20 décembre 1931, dans un quartier industriel au sud de la ville.
Des conflits socio-techniques sources de débordements : le manœuvre et la machine
Loin de résoudre définitivement la problématique des déchets, cette évolution du système fondé sur la nouvelle technique de l’incinérateur engendre de nombreux débordements [9]. À Lyon, dès les premières années de fonctionnement, les services techniques sont contraints d’évacuer les ordures vers différents sites de dépôt (carrières, gravières) dans des communes limitrophes. Par exemple, en 1938, puis en 1949, deux ouragans détruisent respectivement la cheminée et la tour du réfrigérant et impactent le fonctionnement de l’usine [10]. Les dépôts soulèvent des plaintes de la part des populations et des administrations locales de Villeurbanne et de Vaulx-en-Velin, à l’est de Lyon.
Par ailleurs, soutenus par la CGT et le Syndicat général du bâtiment et des travaux publics de Lyon, des conflits sociaux touchent les services de collecte des déchets et l’usine d’incinération municipale. Une grève éclate au sein de la société Monin en novembre 1947. Des revendications émergent également au sein du personnel municipal de l’usine relatives à des primes de rendement sur la production électrique et à des problèmes d’insalubrité. Les échanges sont tendus avec les services techniques municipaux. L’ingénieur en chef, Paul Gsell [11], va jusqu’à souligner le désintérêt des agents pour leur travail. Le personnel obtient finalement gain de cause au cours des années 1950.
Mais ces « faveurs » ne contrebalancent pas les conditions difficiles de travail (« trois huit », tri pré-incinération, ringardage, etc.) qui sont à la source de la pénurie de main-d’œuvre au milieu des années 1950. Jean Convert, ancien ouvrier, se souvient :
C’est difficile à imaginer aujourd’hui. On faisait le triage des ordures à la main […]. On travaillait sans gants, sans chaussures de sécurité. Les asticots nous tombaient dessus. L’hiver, il faisait tellement froid qu’il fallait s’enrouler les mains dans des chiffons. Les masques n’existaient pas. On se dénichait des lunettes de motocyclistes pour se protéger les yeux des poussières. Quand on ouvrait les portes des fours, les gars se prenaient parfois des retours de flammes qui leur brûlaient les cheveux et les sourcils [12].
L’usine ne peut pas fonctionner correctement en raison de la volatilité de la main-d’œuvre et de la situation de manque récurrente. Une quantité importante de déchets est entreposée près de l’usine, au bord du Rhône, et entraîne le mécontentement du Comité des intérêts locaux du quartier de la Mouche.
Au passage des années 1950 aux années 1960, la Ville de Lyon est contrainte d’évacuer ses ordures à Irigny, à quelques kilomètres au sud-ouest, lors des travaux de construction de la nouvelle usine. Pour les services techniques, la modernisation de cette installation s’imposait pour améliorer les conditions de manutention dans l’usine et s’assurer ainsi de son bon fonctionnement, par conséquent des rendements attendus de production énergétique. La nouvelle usine, dont les deux premiers fours sont allumés en 1963, a été dimensionnée pour recevoir les ordures de l’ensemble de l’agglomération, à la demande du pouvoir central dans le cadre de la politique de rationalisation des équipements des métropoles soit bien avant la création de la Communauté urbaine de Lyon (CoUrLy) en 1969 [13].
Le « choix du feu » ou l’utopie d’une disparition
L’incinération, ou le « choix du feu » (Gras 2007), représente avant tout un moyen de diminuer le volume de déchets à évacuer. Si certaines des matières ont pu être triées et revendues à des entrepreneurs, en particulier dans le cadre de la première usine (1930-1960), il n’en demeure pas moins qu’une quantité non négligeable de résidus demeure. Les mâchefers, ou imbrûlés, représentent 30 % en poids des ordures incinérées. Si la possibilité de les valoriser est évoquée, notamment par les constructeurs d’usine et les services techniques, elle n’a jamais pu véritablement aboutir. La concurrence avec la production des gravières et carrières et la fluctuation du marché de la construction locale ont pu constituer des freins importants. Ainsi, en 1955, 200 000 tonnes se sont accumulées sur un terrain adjacent au fil des ans.
Le fonctionnement de la nouvelle usine, mise en service par la Ville au début des années 1960, favorise paradoxalement la mise en décharge de ces mâchefers qui ne trouvent plus de débouchés, par la modification de leurs caractéristiques : en effet, cette modernisation repose sur la suppression du tri manuel en amont (« mass burning »), sur une combustion homogène continue et sur une évacuation hydraulique des mâchefers. Ils seraient alors « inaptes à tout usage » du point de vue mécanique. Plusieurs dizaines de milliers de tonnes doivent donc être évacuées dans différents sites de l’agglomération lyonnaise [14]. La valorisation effective des mâchefers n’intervient qu’en 1997 avec la construction de deux plateformes de préparation à Saint-Priest et Bourgoin [15].
Au début des années 1990, l’adoption de textes réglementaires en matière de rejets (acide chlorhydrique, métaux lourds, etc.) et d’élimination des résidus de traitement (REFIOM [16]) entraîne l’apparition de nouveaux déchets à évacuer et de nouvelles filières liées par exemple à la problématique des émissions d’acide chlorhydrique causées par l’incinération de certains plastiques. Ainsi, les REFIOM doivent être évacués soit en décharge de classe 1, soit confinés en mines de sel, par exemple. Or, la région Rhône-Alpes ne dispose pas de tels sites d’enfouissement. Tout d’abord, le contexte hydrogéologique ne favorise pas l’ouverture de tels sites à proximité des centres urbains et industriels importants : aucun site potentiel n’atteint le seuil réglementaire de perméabilité (10-9 m/s). Ensuite, les différents scandales des années 1980 relatifs aux sols pollués et aux déversements de déchets chimiques ont suscité d’importantes mobilisations et marqué l’opinion publique (Love Canal, fûts Seveso, décharges de Dardilly, Montchanin, Roumazières, etc.). Malgré la formation d’une société d’économie mixte à la fin de la décennie, la Semeddira [17], et l’implication plus marquée des pouvoirs publics (départements, Région, État), aucune décharge de classe 1 n’a pu être ouverte (Valluy 1999). Ces nouveaux flux sont par conséquent orientés vers des sites très éloignés de la région qui les produit (Vaivre, Bellegarde, Drambon). Une partie est aussi évacuée vers des mines de sel en Allemagne [18].
L’évolution des modes de gestion des ordures au sein de l’agglomération lyonnaise, marquée par le passage d’une valorisation agricole à une valorisation énergétique des déchets urbains, a créé des tensions et des conflits. Mais ces conflits n’émergent pas simplement lors de ces phases de transition. Les revendications ouvrières de la fin des années 1940 et des années 1950 ont par exemple abouti à la modernisation de l’usine d’incinération entérinant l’existence d’un métabolisme linéaire qui donne la priorité à la valorisation énergétique. On observe par conséquent plusieurs « waste regimes » (Gille 2007) successifs auxquels sont associées des empreintes spatiales distinctes, de la banlieue lyonnaise à la mine allemande et au centre d’enfouissement du Gard, caractérisant l’« entropocène » ou la dissémination résiduelle à de multiples échelles.
Bibliographie
- Aguerre, J.-P. 2018. « Au fil des attelages : hommes, chevaux et voitures à Lyon et dans la région lyonnaise (1880-1939) », thèse de doctorant en histoire, Université Lumière Lyon 2.
- Bahers, J.-B. 2012. « Dynamiques des filières de récupération-recyclage et écologie territoriale : l’exemple du traitement des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) en Midi-Pyrénées », thèse de doctorat en géographie, Université Toulouse 2 Le Mirail.
- Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains. France, 1790-1970, Seyssel : Champ Vallon.
- Barles, S. 2011. « Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisiennes au XIXe siècle », in D. Corteel et S. Le Lay (dir.), Les Travailleurs des déchets, Toulouse : Érès, p. 45-67.
- Colten, C. E. 1994. « Chicago’s waste lands : refuse disposal and urbain growth, 1840-1990 », Journal of Historical Geography, vol. 20, n° 2, p. 124-142.
- Desvaux, P. 2017. « L’arraisonnement des milieux urbains. Analyse des flux cataboliques au Caire (Égypte) et à Lyon (France) », thèse de doctorat en géographie, Université Grenoble Alpes.
- Gille, Z. 2007. From the Cult of Waste to the Trash Heap of History. The Politics of Waste in Socialist and Postsocialist Hungary, Bloomington-Indianapolis : Indiana University Press.
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Lacassagne, A. 1891. Les Établissements insalubres de l’arrondissement de Lyon. Comptes rendus des travaux du conseil d’hygiène publique et de salubrité du Rhône, Lyon : Storck. - Le Roux, T. et Letté, M. (dir.). 2013. Débordement industriels. Environnement, territoire et conflit, XVIIIe-XXIe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Melosi M. V., 2020. Fresh Kills. A History of Consuming and Discarding in New York City, New York : Columbia University Press.
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Richard, C. 2022. « Cachez ce déchet que je ne saurais voir : la mise en place d’un service municipal de collecte et d’élimination des matières résiduelles à Montréal (1868-1920) », mémoire de master en histoire, Université du Québec à Montréal. - Dr Rougier et Dr Glénard, 1860. Hygiène de Lyon. Compte rendu des travaux du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département du Rhône (du 1er janvier 1851 au 31 décembre 1859), Lyon : Imprimerie d’Aimé Vingtrinier.
- Tarr, J. A. 1996. The Search for the Ultimate Sink. Urban Pollution in Historical Perspective, Akron : The University of Akron Press.
- Valluy, J. 1999. « Le gouvernement partenarial. Etude la prolifération des activités de gouvernement conventionnelles (AGC) dans deux configurations de politique publique de l’environnement industriel en France », thèse de doctorat en science politique, Institut d’études politiques de Paris.





















