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Liban : quand la ville s’étend sur les déblais de la guerre

Dans les villes littorales libanaises, la récupération de déchets produit un phénomène de création de foncier sur la mer. Joëlle Abou Issa examine comment les guerres exacerbent cette logique de poldérisation.

Au Liban, près de 6 kilomètres carrés de terres ont été gagnés sur la mer dans le cadre de vastes opérations de remblaiement opérées par l’État depuis les années 1990. Cette entreprise est le fruit d’une urgence à gérer des déchets et des déblais de guerre, que les autorités publiques se trouvent dans l’incapacité d’absorber. Le principal obstacle à leur enlèvement est l’absence de site adapté pour les accueillir. Le pays ne dispose pas de décharges sanitaires dédiées, d’infrastructures de recyclage appropriées ou de stratégies claires pour le contrôle et la gestion des déblais post-catastrophe (CDR 2024 ; Srour et al. 2013 ; Tamraz et al. 2011). Ceux-ci sont le plus souvent stockés en bord de mer, formant des « montagnes de déchets » dépassant les 40 mètres de hauteur. Paradoxalement, une partie des acteurs publics exploite ce chaos comme une opportunité pour, ce faisant, imposer un fait accompli qui accélérerait la construction de remblais côtiers. Partant, cet article cherche à explorer la manière dont les autorités s’emparent des déchets et des crises qui en découlent, afin de légitimer leurs actions et d’étendre le trait de côte libanais.

Des déblais aux remblais : une fabrique urbaine post-guerre au Liban

Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), 5 millions de mètres cubes de déchets, déversés dans la baie de Normandy depuis 1982, sont triés, traités, puis mélangés à environ 2 millions de mètres cubes de déblais, par commande de la société foncière privée Solidere, chargée du projet. Ces derniers proviennent des immeubles du centre-ville de Beyrouth affecté par la guerre et dont les terrains faisaient l’objet d’un vaste programme de reconstruction contrôlé par Solidere. À ce mélange s’ajoutent près de 2,5 millions de mètres cubes de matériaux dragués des fonds marins, asséchés, puis recyclés (Mouawad-Eddé 2019 ; Hydromar 2013). L’ensemble est étendu sur la mer, formant un remblai privatisé de 630 000 mètres carrés. Plus au sud du pays, à Saïda, la décharge côtière à ciel ouvert, active depuis l’invasion israélienne de 1982, est fermée en 2011 par la municipalité. Son contenu, équivalent à 1,2 million de mètres cubes de déchets (UNDP 2013), est trié, traité, puis réutilisé par Suez Environnement et Al-Jihad for Commerce and Contracting (JCC), une société de BTP de Jihad Al-Arab, pour construire un parc public adossé à une réserve foncière de 550 000 mètres carrés gagnée sur la mer. Dans la même veine, la décharge de Borj-Hammoud, située dans la banlieue nord-est de Beyrouth, est fermée en 1997, puis abandonnée. En 2016, le gouvernement ordonne de l’excaver en réponse urgente à une crise des ordures ménagères qui touche Beyrouth et le Mont-Liban en juillet 2015. Deux remblais de 576 600 mètres carrés sont alors aménagés à Borj-Hammoud et à Jdeydeh afin d’y implanter des sites d’enfouissement et des réserves foncières, accordées par compensation aux municipalités (figure 1).

Figure 1. D’une décharge en bord de mer à un remblai gagné sur la mer

Au Liban, quatre décharges côtières à ciel ouvert – dans la baie de Normandy à Beyrouth, à Saïda au sud du pays, à Borj-Hammoud dans la banlieue nord-est de Beyrouth et à Tripoli (non réhabilitée à ce jour), plus au nord du pays – ont accueilli des déchets ménagers et des déblais urbains datant de la guerre civile (1975-1990). Ces stocks ont pris la forme de « montagnes de déchets » le long du littoral, avant d’être ultérieurement excavés et étendus sur la mer pour construire des terres aménageables sur remblais.
Source : Réalisation personnelle, Google Earth, 2024.

Un parallèle s’impose au lendemain de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, qui a posé les bases d’un projet de spéculation foncière, quoique avorté. L’un des projets du Premier ministre Fouad Al-Sinioura (2005-2009) visait à gagner 50 067 mètres carrés de terrains sur la mer, à la limite nord-est des remblais de Solidere. Outre l’absorption des déblais issus des ruines des bâtiments et des infrastructures de la banlieue sud de Beyrouth, ce projet devait permettre à l’État de contourner les obstacles qui retardaient l’un des projets phares du Premier ministre Rafiq Hariri (1992-2004) : la construction d’un palais des congrès. Le montage financier est conditionné au transfert de la propriété du terrain gagné sur la mer à un promoteur privé. Ce dernier est autorisé à investir dans deux bâtiments ou structures hôtelières. En contrepartie, il prend en charge la construction du remblai et du palais des congrès, estimée à 95 millions de dollars (Conseil des ministres, résolution n° 156/2007). Le gouvernement justifie ce montage par l’importance de l’investissement nécessaire au projet, l’État étant incapable de le financer. En outre, le projet sur remblai ne nécessite ni expropriation de biens privés, ni occupation de biens publics, deux impasses qui avaient bloqué, dans les années 1990, le projet de Hariri à Ras Beyrouth (figure 2).

Figure 2. L’emplacement du palais des congrès proposé en 1994, puis en 2006

Le projet du palais des congrès a fait l’objet de deux propositions (lignes rouges sur la carte). La première est présentée en 1994, sur un terrain public et des terrains privés expropriés à Ras Beyrouth. La maquette du projet (Koubeisi 2001) est visible en haut à gauche de cette figure. La seconde est proposée en 2006 sur un remblai en prolongement de celui de Solidere.
Source : Réalisation personnelle, Google Earth, 2025.

Ce croisement d’arguments justifie, aux yeux des protagonistes, le montage opérationnel et financier. Néanmoins, un retard survient dans un contexte de troubles politiques et sécuritaires, ainsi que de blocages répétés au sein du gouvernement dès novembre 2006. Le projet se heurte également à l’opposition des milieux de l’urbanisme qui invoquent le coût élevé des travaux pour justifier la privatisation des remblais, considérés comme des biens publics. Selon des rumeurs médiatiques, Solidere aurait aussi rejeté le projet par crainte d’une baisse de la valeur de ses réserves foncières côtières (Wehbe 2007). Le manque d’intérêt notable et le blocage sous-jacent du système d’action conduisent au final à l’abandon du projet dans ses grandes lignes. Il en résulte l’accumulation d’environ 4 millions de mètres cubes de déblais, qui n’ont pas pu être traités ou valorisés dans l’immédiat, sur un site côtier de la banlieue sud de Beyrouth, à Costa-Brava. Cette situation perdure jusqu’au lendemain de la crise des déchets de 2015, date à laquelle leur extension sur la mer est prescrite pour construire un site d’enfouissement, ainsi qu’une réserve foncière accordée à la municipalité de Choueifate (figure 3).

Figure 3. Extension progressive des remblais de Costa-Brava entre 2016 et 2025

En 2016, le gouvernement de Tammam Salam (2014-2016) autorise l’excavation de la décharge à ciel ouvert de Costa-Brava et la construction d’un remblai de 160 000 m2 afin d’aménager un site d’enfouissement pour accueillir une partie des déchets de Beyrouth et du Mont-Liban. Géré par JCC, ce site atteint sa capacité maximale dès la mi-2017. En janvier 2018, le gouvernement de Saad Hariri (2016-2020) approuve l’extension de deux nouveaux remblais, pour une superficie totale de 250 000 m2 (extension 1). Une nouvelle extension est décidée en avril 2024, alors que les sites d’enfouissement devraient être saturés dès janvier 2025 (extension 2). Cependant, le déclenchement de la guerre en octobre 2024 retarde le projet.
Source : Réalisation personnelle, Google Earth, 2024.

Plus récemment, la guerre de 2024 [1] entre Israël et le Hezbollah a généré d’importantes quantités de déblais issus des démolitions. La question de leur gestion se pose déjà (Fawaz 2025), à l’heure où la Banque mondiale (2025) annonce un financement de 250 millions de dollars pour la reconstruction et la gestion durable des décombres. Selon des estimations encore peu fiables (Verdeil 2025), le volume des décombres résultant de la destruction des bâtiments dans la banlieue sud de Beyrouth se situerait entre 1,2 et 1,7 million de mètres cubes (CNRS-L et UNDP 2024). La reconstruction risque d’entraîner une augmentation de ce volume, alors que les frappes israéliennes intermittentes sur le pays se poursuivent au moment de l’écriture de ces lignes [2]. Sur ce, le 5 décembre 2024, le ministre de l’Environnement, Nasser Yassin (2021-2025), émet des directives visant à trier les déblais et à les transférer vers des carrières et des sablières identifiées par l’État en 2020 comme devant être réhabilitées, ou, si l’opération s’avère impossible (légitimant de fait la dérogation), vers des espaces publics (Circulaire n° 6/1). Toutefois, malgré ces orientations, le gouvernement ordonne d’entreposer les déblais de la banlieue sud de Beyrouth en mer, après concassage et extraction des matériaux métalliques, afin de créer une nouvelle étendue de terre au large des remblais de Costa-Brava (Décision n° 5 du 17 décembre 2024). Ce choix est argumenté par le manque d’espace pour le tri et le coût élevé du transport vers les carrières de montagne, alors que les remblais de Costa-Brava, inadaptés à une utilisation immobilière, devraient être agrandis conformément à une décision du gouvernement datant d’avril 2024 (figure 3).

Selon le plan du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) [3], en charge des travaux, 120 000 mètres carrés de terrains devraient être alloués pour prolonger de deux ans la durée de vie de la décharge. Par ailleurs, la municipalité de Choueifate bénéficierait d’un remblai de 30 000 mètres carrés, pour construire une station d’épuration des eaux usées (Bazzi 2025). À cette fin, les bassins formés absorberont un volume de 1,4 million de mètres cubes de déblais, afin de combler le fond marin et d’atteindre le niveau requis de terre au-dessus du niveau de la mer.

Des flux de matières et d’argent autour des remblais de Costa-Brava

Si l’absorption des déblais légitime en soi l’extension des remblais à Costa-Brava, elle pérennise les bénéfices à tirer des seules opérations de déblaiement/remblaiement et de circulation des flux de déchets autour du chantier.

L’aménagement de nouvelles décharges sur remblais implique le renouvellement des contrats des sociétés de ramassage et de gestion des déchets, ainsi que des cabinets de conseil qui les supervisent, renforçant ainsi le statu quo du cartel dominant (Abou Issa 2024). Dans cette suite, le CDR reconduit le contrat de Jihad Al-Arab, relatif à la gestion de la décharge de Costa-Brava. Le financement provient des fonds municipaux de la Caisse autonome des municipalités, qui bénéficient du service centralisé de gestion des déchets. Al-Arab entretient des connexions avec divers acteurs de la scène politique.

Dans le même temps, le 16 décembre 2024, le gouvernement confie à la Fédération des municipalités de la banlieue sud de Beyrouth l’enlèvement des décombres dans son périmètre. Il charge le Conseil du Sud, contrôlé par le parti chiite Amal allié au Hezbollah, de cette tâche dans le Liban-Sud, et la Haute commission de secours dans les autres régions. Le contrôle, quasi inexistant, de ces opérations et l’ouverture des routes incombent aux municipalités, qui se sont révélées inefficaces depuis la crise économique et financière de 2019, faute de moyens. Dans ce contexte, le ministre des Travaux publics, Ali Hamiyeh (2021-2025) [4], proche du Hezbollah, conclut un contrat « consensuel » pour le déblaiement de la banlieue sud de Beyrouth, ainsi que pour le tri, le traitement et le transfert des déblais vers Costa-Brava. Bien que cela contourne les mécanismes d’appel d’offres prévus par la loi n° 244/2021 sur les marchés publics, l’article 46 permet des exceptions dans « les situations d’urgence et de post-catastrophe ». Ainsi, le contrat est attribué à la société Al-Bonyan for Engineering and Contracting pour 3,65 dollars le mètre cube. Son financement est assuré par un fonds de 900 milliards de livres libanaises [5] alloué par l’État à la Fédération des municipalités de la banlieue sud de Beyrouth, contrôlée par le Hezbollah (NNA 2024). De son côté, Al-Bonyan est dirigée par Hussein Al-Moussawi, un homme d’affaires politiquement connecté à ce clan (Sweid 2021), alimentant les soupçons de favoritisme.

Si cette entreprise cherche à optimiser l’apport en matériaux par le remblaiement, les déblais ne peuvent pas répondre à l’ensemble des exigences techniques et structurelles des espaces gagnés sur la mer. La construction des ouvrages maritimes nécessite des endiguements en roches et en béton armé afin de soutenir la stabilité des fondations et de les protéger de l’érosion (figures 4 et 5).

Figure 4. Chantier d’extension des remblais de Costa-Brava lancé en février 2025

Des digues maritimes sont d’abord construites pour encercler les remblais. Les bassins gagnés sur la mer sont ensuite comblés avec des déblais issus des bâtiments détruits ou à raser dans la banlieue sud de Beyrouth. Des sites d’enfouissement ainsi que des réserves foncières sont ensuite aménagés sur ces terrains.
Photo : Joëlle Abou Issa, prise le 17 mars 2025 depuis un avion au-dessus de Costa-Brava.

Figure 5. Construction de digues pour soutenir la stabilité des remblais à Costa-Brava

Les digues maritimes composées d’enrochements sont consolidées par des blocs en béton armé, appelés « acropodes ». Elles servent de fondations pour consolider et stabiliser les remblais gagnés sur la mer.
Photo : Joëlle Abou Issa, prise le 25 mai 2025 à 6 h 50 depuis la plage de Costa-Brava.

Ces opérations induisent une augmentation de la demande en matériaux de construction, assortie d’une incessante dynamique extractive. On estime qu’il a fallu 2 millions de mètres cubes de sable et d’agrégats ainsi que 125 000 mètres cubes de béton pour construire 1 kilomètre de digues à Borj-Hammoud/Jdeydeh [6]. Il en résulte une intensification de l’exploitation des carrières et des cimenteries, qui voient leurs carnets de commandes se remplir (figure 6).

Figure 6. Flottes de camions et de bétonnières en route vers les remblais de Costa-Brava

Des flottes de camions chargés de gravats et de roches (le camion à gauche de l’image) se rendent continuellement sur le site de Costa-Brava, où ils déversent leur cargaison en mer (figure 4). Parallèlement, des camions-malaxeurs, chargés de béton prêt à l’emploi, effectuent des allers-retours (les deux camions au milieu de l’image) pour construire des blocs en béton armé, destinés à consolider les digues. Ces camions appartiennent à Jihad Al-Arab, qui détient des centrales à béton et investit dans de multiples carrières au Liban.
Photo : Joëlle Abou Issa, prise le 22 avril 2025 à 16 h 35, depuis l’autoroute maritime, à Costa-Brava.

Au Liban, ce marché est contrôlé par des acteurs économiques étroitement liés aux cercles politiques et à leur réseau d’influence. Les remblais deviennent un vecteur de circulation de flux de matériaux et d’argent, favorisant certaines entreprises qui disposent d’un accès privilégié aux ressources. Ceci est d’autant plus vrai que, le 4 décembre 2024, le gouvernement de Najib Mikati (2021-2025) a exceptionnellement prolongé de deux ans les permis provisoires d’exploitation des carrières du cartel de ciment libanais [7], alors que cette compétence relève du Haut Conseil des carrières. Si l’argumentation se fonde sur les exigences du marché post-guerre, cette décision est invalidée le 2 mai 2025 par la nouvelle ministre de l’Environnement, Tamara Al-Zein, à la suite d’un recours déposé auprès du Conseil d’État. Celui-ci est initié par la Fédération des municipalités de Koura (où sont situées les carrières) et l’ONG The Legal Agenda, pour absence d’étude d’impact environnemental (OLJ/Baaklini 2025).

Le développement induit par les guerres alimente les projets de remblais libanais qui n’auraient pas été entrepris en temps de paix. L’économie de ces remblais repose sur la circulation et la capture des flux de matières afin de canaliser des revenus et des bénéfices privés durant les différents cycles de production et d’adaptation des sites. Les expériences passées montrent que la gestion inefficace des déchets, privilégiant des solutions affairistes de facilité, s’impose comme l’option prédominante pour absorber les déblais de guerre dans des projets d’extensions urbaines sur la mer. Cette dynamique transforme la ville dans un pays où la puissance publique ne dispose pas d’une stabilité et d’une légitimité suffisantes pour imposer une pensée stratégique à long terme. Ainsi, dans une logique d’urgence, associée à une politique de fait accompli, se construisent les cadres réglementaires dérogatoires qui légitiment un urbanisme d’exception [8]. Celui-ci s’incruste, se banalise et perdure au Liban.

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Pour citer cet article :

, « Liban : quand la ville s’étend sur les déblais de la guerre », Métropolitiques , 1er décembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Liban-quand-la-ville-s-etend-sur-les-deblais-de-la-guerre.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2230

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