Depuis le début des années 1980, la fonction publique territoriale (FPT) a connu un développement considérable, tant au niveau de ses effectifs que des missions confiées à ses agents. La création du cadre d’emploi des administrateurs territoriaux a renouvelé son encadrement supérieur, longtemps dépendant des corps de l’État ; de nombreux agents de nettoiement sont passés du giron des communes aux structures intercommunales, tandis que les ouvriers de l’équipement ont rejoint les conseils généraux, etc. Ces quelques exemples en témoignent : la FPT est clairement affectée par la réorganisation des rapports entre les pouvoirs centraux et locaux et par la réforme des administrations publiques.
En 1982-1983, le gouvernement Mauroy avait conçu la décentralisation comme une modalité indirecte de réforme de l’État (Bezes 2009, p. 216-217) et l’édification du statut de la FPT, par la loi du 26 janvier 1984, comme une contrepartie aux libertés accrues conférées aux élus locaux. Trente ans plus tard, une nouvelle étape de la décentralisation est annoncée, et sa conception confiée à un ministère au périmètre élargi comprenant la réforme de l’État, la décentralisation et la fonction publique. Un tel intitulé augure-t-il un retour à l’« esprit » de cette première décentralisation ? Depuis trois décennies, en tous cas, les nombreuses réformes concernant la FPT relèvent d’une double influence : elles prennent part à la transformation des institutions locales tout en étant affectées par le processus de « modernisation » de l’emploi public. La FPT se trouve ainsi au cœur des dynamiques croisées de décentralisation et de managérialisation des administrations publiques.
La fonction publique territoriale face aux décentralisations
Franchissant la barre des deux millions à la fin 2008 (Insee Résultats 2010), le nombre des agents publics locaux a quasiment doublé en 25 ans (Quarré 1992). Entre 1998 et 2008, il a augmenté trois fois plus vite que l’emploi public dans son ensemble (DGAFP 2010, p. 29). Cette croissance s’inscrit dans le contexte des deux décentralisations de 1982-1983 et de 2003-2004.
Huit ans après cette dernière, il est désormais possible d’en dresser le bilan. Dans la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, les transferts de personnels de l’État vers les collectivités étaient pensés comme une contribution à la « cure d’amaigrissement » demandée aux ministères. Concernant environ 135 000 emplois (Besson 2012), ces mouvements ont modifié la répartition des emplois selon les types de collectivités : employeurs les plus anciens, les communes ne concentrent aujourd’hui qu’un peu plus de la moitié des effectifs territoriaux (DGAFP 2010, p. 41), la plupart des transferts s’étant dirigés vers les départements et les régions. Ayant surtout concerné les personnels techniciens, ouvriers et de service (TOS) de l’Éducation nationale et de l’Équipement, ils ont, d’ailleurs, accentué la structure populaire de l’emploi public local : les « catégorie C » représentent aujourd’hui plus des trois quarts des agents de la FPT (Besson 2012). Ces mouvements de personnels ne se sont pas faits sans débat, tant du côté des fonctionnaires (au travers des syndicats représentant les agents de l’État) que des employeurs, élus locaux influents du fait du cumul des mandats et des associations édilitaires (Le Lidec 2007).
La dernière réforme territoriale, initiée par la loi du 16 décembre 2010, a à son tour suscité son lot de craintes. Le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, qui représente les employeurs locaux, a regretté de ne pas avoir été consulté à son sujet, et a commandé une étude (Bonnaure et al. 2012) qui souligne l’incertitude pesant sur les personnels face aux réformes prévues par la loi (création de métropoles et fusion de collectivités). Il faut dire que, aux sommets de l’État, le discours sur la FPT s’est durci sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Dans le contexte de la révision générale des politiques publiques (RGPP), le président de la République jugeait que les collectivités locales ne pouvaient plus « continuer à créer plus d’emplois que l’État n’en supprime » (discours de Saint-Dizier, 2009). Ce faisant, il manifestait sa volonté d’intégrer l’emploi public local dans les objectifs de réduction des dépenses publiques. La suppression de la taxe professionnelle, à compter du 1er janvier 2010, et le gel des dotations de l’État aux collectivités (pour la période 2011-2013) ont diminué leurs marges de manœuvre et les ont incitées à faire leur cet objectif.
L’évaluation quantitative des décentralisations aboutit, pourtant, à des résultats nuancés. Les effectifs territoriaux ont augmenté moins fortement depuis trente ans qu’au cours des deux décennies précédentes (Le Lidec et Montricher 2004, p. 13). Hors transferts, ce rythme d’augmentation a même ralenti dans les années 2000, passant de + 43 000 postes par année de 1999 à 2004, à + 25 000 entre 2005 et 2010 (Besson 2012). Ces controverses sur les chiffres indiquent que la FPT, tantôt décriée pour son archaïsme, tantôt louée pour sa capacité à associer les garanties du statut public aux innovations du secteur privé, est au cœur des réformes contemporaines de l’État.
La fonction publique territoriale face à la « modernisation » de l’État
Ce n’est pas la moindre conséquence des lois de 1983-1984 que d’avoir scellé un avenir commun à la FPT et à son homologue de l’État, la FPE. La récente création, par le décret du 30 janvier 2012, du Conseil commun de la fonction publique, organisme consultatif des trois fonctions publiques (FPE, FPT et hôpitaux), accentue, d’ailleurs, cette tendance. Si la comparaison entre FPE et FPT est devenue banale, ses conclusions ont changé en trois décennies. Initialement construite par imitation de la FPE (Rouban 2009), la FPT devrait désormais servir au rapprochement entre emploi public et emploi privé : la « territoriale » est présentée comme le fer de lance d’une « modernisation » visant à rompre avec la rigidité supposée de la bureaucratie.
De l’accès sans concours aux fusions de corps, en passant par la valorisation des « métiers » (Silicani 2008), plusieurs dispositifs territoriaux inspirent à présent son homologue nationale. Le droit de la fonction publique intègre un nombre croissant de dispositions issues du Code du travail, visant initialement les salariés du privé. Différents mécanismes (délégations de service public, contrats aidés, intérim, etc.) aboutissent à la prise en charge de nombreuses missions du service public par des personnes qui ne sont pas considérées comme des agents publics. Ces formes de privatisation vont dans le sens d’une individualisation des rémunérations (primes « au mérite ») et des relations d’emploi : dans la loi dite « précarité » du 12 mars 2012 (relative aux personnels non titulaires des administrations), la logique du contrat l’emporte sur celle du statut, pourtant constitutive de la fonction publique « à la française » consolidée après la Seconde Guerre mondiale. Au côté des dispositifs juridiques, des outils relevant de la « gestion des ressources humaines » (fiches de postes, tableaux de bord, entretiens individuels d’évaluation, etc.) sont également promus. Mais à la différence du droit de la fonction publique, ils ne constituent pas (encore) un ensemble homogène et cohérent dans lequel les directions des ressources humaines – rarement passés par les écoles de management – viendraient puiser. Différentes enquêtes locales ont montré que la diffusion de ces instruments est pour l’instant limitée (Guérard et Pailot 2008) et surtout hétérogène d’une collectivité, voire d’un service, à l’autre.
La prégnance des normes communautaires en droit français vient appuyer cette tendance. Toutefois, les directives de la Commission européenne ne s’imposent pas unilatéralement aux États membres. La transposition de la directive du 28 juin 1999 sous la forme d’un « CDI public » (loi du 26 juillet 2005) fournit un exemple patent des marges de manœuvre nationales. La lutte contre la précarité encouragée par la directive aurait pu passer par la réduction des recours aux non-titulaires ou encore par la titularisation de ceux-ci. En fait, le droit communautaire a permis de légitimer une politique de recul du statut, portée par le gouvernement, soutenue par les maires affiliés à la majorité d’alors et par le Conseil d’État (2003, p. 188). Il a aussi limité le coût politique national d’une telle mesure.
Ces évolutions sont loin de se limiter à la FPT. Mais parce que son statut est récent, parce qu’elle est très hétérogène, parce que les syndicats y ont une influence moindre que dans la fonction publique de l’État, celle-ci est en première ligne des réformes. En outre, la revendication traditionnelle de libre administration par les élus locaux – inscrite dans la Constitution elle-même – se trouve en « complicité objective » (Ortiz 1992, p. 633) avec les injonctions contemporaines à la flexibilité. En particulier, les employeurs locaux utilisent largement les possibilités de recrutement non statutaire qui leur sont ouvertes : un quart des agents publics locaux sont non-titulaires, contre 15 % des personnels de l’État (DGAFP 2010).
La couleur politique et la longévité des exécutifs locaux a ici son importance, encore que le poids des configurations locales semble plus déterminant que les appartenances partisanes. Alors que François Léotard, chantre du libéralisme, a pratiquement doublé les effectifs du personnel de Fréjus entre 1977 et 1986, « de nombreuses municipalités de gauche ont poursuivi une politique particulièrement rigoureuse » à la même période (Hoffmann-Martinot 1991, p. 72). D’un mandat à l’autre, les changements à la tête des exécutifs locaux ne sont pas sans incidence. Avec le renouvellement du personnel politique et de l’encadrement supérieur, les alternances conduisent régulièrement à l’adoption de nouvelles méthodes de recrutement et de gestion des carrières. La construction de nouvelles institutions, telles que les intercommunalités, y est, elle aussi, propice (Olive 2004).
Enfin, si les préoccupations budgétaires inspirent clairement ces dispositifs de « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences », il est douteux que ceux-ci remplissent leur objectif de recul de la bureaucratie. La gestion des « ressources humaines » dans les collectivités se rapproche aujourd’hui plutôt du modèle néo-wébérien (Pollitt et Bouckaert 2004, p. 99-102) : s’y combinent des éléments de l’administration légale-rationnelle (tels que les règles générales du statut) et des pratiques plus récentes, inspirées par les principes de la gestion d’entreprise. Conclure au succès de cette hybridation serait prématuré étant donné les tensions suscitées par la coexistence de ces deux modèles. Celles-ci ne sauraient être négligées dans les réformes qui s’annoncent.
Bibliographie
- Besson, L. 2012. « La croissance des effectifs dans la fonction publique territoriale ralentit depuis 2008 », Bulletin d’information statistique de la DGCL [Direction générale des collectivités locales], n° 89.
- Bezes, P. 2009. Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris : Presses universitaires de France.
- Bonnaure, S. et al. 2012. Impacts de la réforme territoriale sur les agents, rapport pour le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT).
- Conseil d’État. 2003. Rapport public. Perspectives pour la fonction publique, Paris : La Documentation française.
- Direction générale de l’Administration et de la fonction publique (DGAFP). 2010. Rapport annuel sur l’état de la fonction publique. 2009-2010, Paris : La Documentation française.
- Guérard, S. et Pailot, P. (dir.). 2008. La GRH publique en questions : une perspective internationale, Paris : L’Harmattan.
- Hoffmann-Martinot, V. 1991. « Les employés municipaux et les politiques du personnel : une comparaison de huit pays », in Annuaire des collectivités locales, Paris : GRAL–Litec, p. 53-86.
- Insee Résultats. 2010. « L’emploi dans les collectivités territoriales au 31 décembre 2006, 2007 et 2008 », n° 108.
- Le Lidec, P. 2007. « Le jeu du compromis. L’État et les collectivités territoriales dans la décentralisation en France », Revue française d’administration publique, n° 121-122, p. 111-130.
- Le Lidec, P. et Montricher, N. 2004. Décentraliser et gérer. Analyse rétrospective et prospective de l’emploi public dans les collectivités territoriales, Paris : La Documentation française.
- Olive, M. 2004. « Des techniciens face à l’intégration communautaire. Étude sur le transfert du personnel municipal vers la CU de Marseille », in Le Saout et Madoré (dir.). Les effets de l’intercommunalité, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 109-126.
- Ortiz, L. 1992. Recherches sur la structure de la fonction publique territoriale, thèse de droit public, Toulouse : université de Sciences sociales.
- Pollitt, C. et Bouckaert, G. [2000] 2004. Public Management Reform. A Comparative Analysis, Oxford : Oxford University Press.
- Quarré, D. 1992. « Annales statistiques de la fonction publique 1945-1969-1989 », Insee Résultats, n° 28-29.
- Rouban, L. [1995] 2009. La fonction publique, Paris : La Découverte.
- Silicani, J.-F. 2008. Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, rapport au ministre du Budget, des comptes publics et de la fonction publique et au secrétaire d’État chargé de la Fonction publique, Paris : La Documentation française.