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À Bhojpur (Inde), tissage de dari (photo : Rémi de Bercegol, 2024)
Terrains

Dans les ruines du textile

Le recyclage artisanal des vêtements occidentaux en Inde

La spécialisation de l’Inde dans le recyclage de vêtements occidentaux usagés a créé une diversité de réseaux commerciaux et d’organisations sociales dans plusieurs villes, dont Panipat et Bhojpur.

Chaque année, des millions de tonnes de vêtements usagés sont collectés par des associations caritatives. En France, les dons excèdent largement les besoins nationaux : il n’y a pas assez de pauvres pour se vêtir de tous ces habits délaissés. Ainsi, moins de 10 % sont réutilisés sur place alors que la plupart sont revendus à l’étranger : en 2022, le pays a ainsi exporté 174 532 tonnes de déchets textiles (Refashion 2022, p. 44). Autrement dit, ces gestes charitables alimentent surtout un vaste marché international de la fripe et du recyclage.

Des dons occidentaux aux fripes globalisées

D’après les données douanières compilées par la base UN Comtrade, plus de 8,1 millions de tonnes de déchets textiles (toutes catégories confondues) ont été échangées dans le monde en 2020, principalement en provenance de l’Occident, pour une valeur estimée à 6,9 milliards de dollars. Ces tissus suivent des trajectoires différenciées selon leur type : les pièces de meilleure qualité se dirigent principalement vers l’Europe de l’Est, où elles alimentent une économie du réemploi ; les habits légers trouvent généralement preneur en Afrique de l’Ouest, tandis que les textiles de moindre valeur partent surtout vers l’Asie du Sud. Là, ils sont triés, revendus dans les marchés locaux ou recyclés en fibres pour l’industrie textile.

En Inde, une large part des importations de vêtements usagés aboutit à Panipat (figure 1), ville industrielle de l’Haryana souvent qualifiée de « capitale mondiale du rebut textile ». Historiquement reconnue pour son secteur textile depuis l’époque moghole, Panipat dispose d’un solide socle industriel et marchand, ce qui a facilité la montée en puissance du recyclage mécanique lors de l’ouverture économique des années 1990. Les déchets textiles y sont triés par couleur et par type, déchiquetés, puis recyclés en fibres selon la technique du shoddy, destinées à fabriquer des tissus à bas prix, dans des conditions de travail marquées par la précarité et la pollution (Norris 2005, 2010, 2012). D’autres flux, plus discrets, irriguent toutefois des territoires a priori périphériques, comme à Bhojpur Dharampur (figure 1), petit bourg des campagnes lointaines de l’Uttar Pradesh où aboutit également une partie de ces vêtements. Là, ce ne sont pas des usines mécanisées qui transforment les textiles, mais des familles de tisserands de la communauté musulmane ansari. Tisseurs depuis des générations, les Ansari défilochent ces vêtements à la main pour en retirer le fil, appelé localement dhaga (धागा), matière essentielle au maintien de leur activité, fragilisée par la libéralisation de l’économie indienne. Depuis lors, l’ouverture économique a entraîné la fermeture de nombreuses coopératives textiles créées après l’indépendance, jugées peu compétitives, et a favorisé l’essor d’usines mécanisées plus productives, comme à Panipat, qui tournent à plein régime. Dans les années 1990, le fil à tisser a été massivement exporté vers les marchés extérieurs, aux dépens de la demande domestique, plongeant alors près de 4 millions de tisserands dans le sous-emploi (Noorbasha 1996). À Bhojpur, le défilochage des vêtements occidentaux rend ainsi possible la relance, à rebours de l’industrie textile dominante, d’une tradition tisserande.

Figure 1. Localisation de Panipat et Bhojpur Dharampur

Source : GIS work by map by Logesh N. (Institut français de Pondichéry).
Réalisation : Cathy Chatel (Univ. Paris Cité, Geoteca, Cessma, 2025.

Panipat, une capitale industrielle du recyclage textile

Pour comprendre cette configuration étonnante, il faut d’abord revenir sur l’histoire industrielle du recyclage textile, amorcée au début du XIXe siècle dans les manufactures britanniques du West Yorkshire. Dans un contexte de cherté de la laine, des fabricants mettent au point le shoddy, un procédé de déchiquetage des vieux vêtements laineux pour en récupérer la fibre, ensuite mélangée à de la laine neuve afin de produire un fil bon marché (Shell 2020). Deux siècles plus tard, le principe demeure : transformer des vieux habits en fibres pour en faire de nouveaux tissus.

Depuis les années 1990 en Inde, c’est dans les usines de Panipat que termine la majeure partie des flux de déchets textiles importés d’Occident. Là, ils sont triés selon leur couleur et leur type, déchiquetés et recyclés mécaniquement selon la même technique du shoddy. Grâce à cette matière textile bon marché, Panipat produit notamment une très grande partie des couvertures de secours humanitaire distribuées dans le monde, à destination des camps de réfugiés. Ce recyclage industriel a toutefois un coût social et environnemental élevé : Panipat est considérée comme l’une des villes les plus polluées de l’Inde, illustrant l’externalisation des déchets occidentaux vers des pays où la régulation est plus faible et la main-d’œuvre bon marché. Depuis les années 2010, la filière est fragilisée à la fois par la montée en puissance des fibres synthétiques en polyester, moins chères, et par la concurrence avec la Chine, désormais premier importateur mondial de déchets textiles. La ville figure parmi les zones industrielles les plus polluées d’Inde, en raison des rejets chimiques (Norris 2010). Bien documenté (voir notamment les travaux de Lucy Norris), le recyclage industriel de Panipat ne dit pas ce qui se développe ailleurs dans des conditions plus artisanales, comme à Bhojpur Dharampur.

Bhojpur, l’arrière-cour artisanale du recyclage textile

À près de 300 kilomètres à l’est de Panipat, dans la campagne aux alentours de Moradabad, en Uttar Pradesh, la petite ville de Bhojpur offre un contrepoint inattendu au recyclage industriel. Ici, ce ne sont pas des machines qui recyclent les tissus usagés venus d’Europe, mais des artisans ansari qui les défilochent et les retissent en tapis traditionnels. Ainsi, chaque dimanche, à l’aube, un marché de gros s’installe dans le quartier sud de Bhojpur. Grossistes et artisans s’y pressent pour échanger la matière textile qui alimente une économie locale florissante. Des camions venus de Panipat y déchargent des ballots de vêtements d’occasion occidentaux, appelés localement udhed (उधेड़ [1]) pour être défilochés manuellement, et repartent ensuite chargés de vieux habits indiens (पुराने कपड़े/purāne kapṛe [2]) pour être broyés mécaniquement en fibre à Panipat. La revente de deux chargements de tissus indiens chiffonnés (purāne kapre) dans les campagnes permet ainsi de financer l’achat d’un chargement de vêtements usagés occidentaux (udhed). Outre les tissus indiens et occidentaux, deux produits phares produits à Bhojpur dominent les échanges : les chadhar (चादर), tapis tissés à partir du fil extrait de vêtements occidentaux, et les dari (दरी), petites carpettes confectionnées à partir de lambeaux de textiles indiens usés (figure 2).

Figure 2. Tissage de chadhar et de dari

(à gauche) Le chadhar est un tapis traditionnel fait de fils de coton extraits des vêtements occidentaux, fabriqué par des hommes sur un métier à tisser, revendu à l’unité aux alentours de 200 à 300 roupies ; (à droite) le dari est une carpette de moins bonne facture, fabriqué à partir de chutes de vieux tissus indiens assemblées manuellement sur un métier à bras plus rudimentaire, habituellement par des femmes (mais pas exclusivement) et revendu entre 50 et 100 roupies. « Avec le dhaga, on tisse des chadhar, avec les vieux tissus, on fabrique des dari ».
Photos : R. de Bercegol, février 2024.

Le défilochage manuel des vêtements occidentaux (figure 3) est au cœur de cette économie. Alors qu’on ne peut que broyer les habits indiens usés jusqu’à la fibre, les chandails et sweat-shirts occidentaux sont particulièrement recherchés, car il est facile d’en récupérer le dhaga. Le fil extrait manuellement est nettement moins cher que le fil neuf : autour de 90 à 110 roupies/kg (soit environ 0,9 à 1,1 euro), contre 250 à 300 roupies/kg (aux alentours de 2,5 à 3,3 euros) habituellement, ce qui explique l’intérêt économique des artisans pour cette ressource (données d’enquête de terrain, 2023). Bhojpur n’est donc pas une enclave isolée mais un « espace liminal » au sens où l’entend Victor Turner (1969) : un lieu intermédiaire où les déchets venus d’ailleurs acquièrent une seconde vie, à la fois marchande et culturelle.

Figure 3. Le défilochage à la main des vêtements occidentaux

Pour obtenir le précieux fil à tisser dont ils ont besoin, les communautés ansari de Bhojpur se réinventent recycleurs en défilochant à la main des fripes occidentales, en particulier les sweat-shirts et chandails, dont le fil peut être extrait facilement. Les vêtements d’occasion récupérés à Panipat sont en effet de bien meilleure qualité que les textiles indiens généralement usés jusqu’à la fibre, et il est possible d’en extraire manuellement le dhaga, afin de confectionner des chadhar. Le fil extrait est monté sur un charkha (rouet) jusqu’à obtenir des bobines qui sont ensuite montées sur le métier à tisser.
Photos : R. de Bercegol.

La confection de chadhar et de dari assure un revenu quotidien aux alentours de 400 roupies (4 euros/jour) par artisan, un salaire certes faible mais d’une importance cruciale dans la région et plus élevé que la rémunération offerte en pratique aux ouvriers non qualifiés de Panipat. Contrairement aux logiques contractuelles et hiérarchiques des usines mécanisées, le système de travail repose avant tout sur une organisation de type coopératif : les commandes et les échanges se font sur la base de la confiance, facilités par l’entraide intercommunautaire des Ansari.

Quand le rebut fait territoire : des pheriwala aux villages, une économie en réseau

Le fonctionnement de la filière repose aussi sur les pheriwala, vendeurs itinérants traditionnels en Inde, qui écoulent les productions locales de chadhar et de dari tout en chiffonnant en retour les vieux vêtements indiens, dont une partie sera ensuite revendue à Panipat. À quelques kilomètres de Bhojpur, le village voisin de Rani Nagal est ainsi devenu un centre régional de stockage et de tri des tissus usagés collectés ; les dépôts de textiles glanés dans les campagnes par les pheriwala marquent désormais le paysage. L’essor du Sunday market de Bhojpur a inspiré la création d’autres marchés similaires dans la région, à Thakurdwara, Amroha ou Kundarki. Ensemble, ces lieux forment un réseau de places marchandes où circulent les matières, les productions et l’argent, offrant de nombreux emplois aux tisseurs, collecteurs, trieurs, transporteurs et revendeurs.

Le succès du secteur attire désormais d’autres communautés de Bhojpur, comme les Qureshi. Cette population musulmane, historiquement associée aux métiers de la boucherie en Inde du Nord, a été durement touchée par les fermetures d’abattoirs et les restrictions imposées au commerce de la viande bovine dans l’Uttar Pradesh depuis la fin des années 2010. Ces mesures, prises par le gouvernement d’obédience hindouiste au nom de la protection de la vache sacrée, ont provoqué une crise économique pour les Qureshi, les poussant à chercher de nouvelles sources d’emplois et revenus (Deepak 2023). Leur insertion dans la filière artisanale du recyclage textile illustre la capacité intégrative du système malgré des hiérarchies persistantes : les Qureshi se trouvent cantonnés à la production des dari, jugée moins prestigieuse et plus accessible, alors que le tissage des chadhar demeure l’apanage des Ansari et de leur savoir-faire traditionnel. De même, la division genrée du travail reste marquée : les hommes dominent le commerce, tandis que les femmes assument l’essentiel du défilochage. Bhojpur illustre ainsi une économie résiliente et coopérative, mais traversée par des inégalités de caste, de genre et de position sociale.

Mondialisation des restes et économies situées

Des bornes de collecte européennes jusqu’aux marchés des campagnes indiennes, les dons de vêtements occidentaux alimentent des chaînes globales du rebut qui relient des espaces très éloignés et profondément inégaux. Alors qu’à Panipat, l’économie industrielle du shoddy concentre la face sombre du recyclage mondialisé, à Bhojpur les flux de textiles usagés permettent la renaissance du tissage artisanal traditionnel. Les chadar et dari de Bhojpur matérialisent des assemblages singuliers entre flux mondialisés de matières textiles et savoir-faire locaux qui les revalorisent. Ces tapis rappellent que la mondialisation ne se résume ni aux grands hubs industriels ni aux statistiques douanières : elle se fabrique aussi, plus discrètement, autour des métiers à tisser d’une petite ville indienne. C’est là que se dessine une autre économie du rebut : imparfaite et traversée d’inégalités, mais capable de transformer des restes en ressources et de redonner sens et dignité au travail des communautés tisserandes ansari.

Ils montrent qu’il est possible de « vivre dans les ruines du capitalisme » (Lowenhaupt Tsing 2017), en inventant des formes d’organisation situées, certes précaires et incertaines mais créatives et permettant in fine d’assurer la subsistance des communautés tisserandes qui s’y impliquent.

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Pour citer cet article :

, « Dans les ruines du textile. Le recyclage artisanal des vêtements occidentaux en Inde », Métropolitiques , 20 novembre 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Dans-les-ruines-du-textile.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2227

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