Alexandre Rigal propose un ouvrage original, reposant sur une enquête menée au sein d’un projet collectif intitulé Post Car World, né de l’hypothèse, en partie confirmée par l’ouvrage, que de nombreux habitants pourraient se passer d’une voiture, particulièrement en Suisse, terrain de l’enquête. C’est un livre au format original, de belle facture éditoriale, comportant des renvois numériques fort instructifs. L’ouvrage, qui nourrit une réflexion sur les dimensions individuelle et subjective de la conversion écologique des modes de vie, mêle éléments normatifs et positifs, articulant une littérature scientifique issue de plusieurs disciplines des sciences sociales à une littérature « grise », issue d’associations et d’organismes non gouvernementaux liés à la préservation de l’environnement. Son plan propose trois chapitres : un compte rendu d’enquête, laissant la part belle aux interviewés, une synthèse et des propositions.
Changer, c’est s’habituer à nouveau
Le premier chapitre s’ouvre par le constat de la lente conversion écologique des styles de vie ; malgré la conscience de la crise environnementale, les pratiques des individus conservent une forte inertie que l’auteur souhaite interroger, notamment en ce qui concerne les habitudes de déplacement. Rappelant brièvement les différentes externalités produites par l’automobile (accidents, pollution atmosphérique et sonore, embouteillages...), l’auteur retrace à grands traits l’histoire de la motorisation des pays riches au cours du XXe siècle, « réalité massive » (p. 18) et collective dont il est difficile de s’extirper individuellement. L’ouvrage rappelle que si l’automobile a connu, dès ses origines, des critiques de toutes parts, cette critique n’a jamais été aussi partagée. Plus encore, il existerait une « perte de la propension à l’usage [de la] voiture » (p. 22), bien que le parc automobile continue de croître – en Suisse notamment. Symétriquement, on assiste à une valorisation symbolique des autres modes de transport, dont l’ouvrage souligne l’« agilité », définie comme « la capacité que possède un individu, dans un environnement donné, de changer avec fluidité de vitesse de déplacement, par l’interrelation entre les modes de transport ». Le chapitre aborde alors le cadre théorique et méthodologique. L’auteur définit l’habitude comme empruntant deux traits concurrents : une ouverture initiale qui se dégrade ; un apprentissage qui se prolonge. L’habitude ne consiste donc pas seulement en un frein mais aussi en une inclination, caractère processuel qui incite l’auteur à utiliser dans le reste de l’ouvrage le terme d’« habituation », préféré à celui d’habitude, renvoyant au contraire à la permanence et à la stabilité. Toute habituation nécessite un entraînement, de même que toute déshabituation, ou perte d’une habitude. C’est cette dernière qui est au cœur de l’enquête théorique et empirique de l’auteur, dont la force est de ne pas s’intéresser uniquement aux conversions qui ont fonctionné, c’est-à-dire à celles et ceux qui ne conduisent plus. « Si l’on caricature l’étude, on peut dire que l’on compare des accros de la voiture, des anti-bagnoles et des modérés des deux bords » (p. 33) : ce parti pris empirique est tenu de bout en bout dans l’ouvrage et ouvre des pistes d’analyse particulièrement fécondes. Afin d’interroger des (dés)habituations, l’auteur mène l’enquête dans des espaces variés, empruntés à la typologie classique des espaces urbains de la Confédération helvétique (la typologie identifie cinq zones urbaines : les régions métropolitaines, les réseaux de villes, les régions calmes, les alpine resorts et les friched alpines – Diener et al., 2006, p. 192-194), reposant sur cinquante-trois entretiens compréhensifs semi-directifs.
Se déshabituer de la voiture
Le deuxième chapitre peut se lire comme un carnet de terrain, fondé majoritairement sur des extraits d’entretien commentés par l’auteur. Constatant que l’habituation est fortement dépendante du contexte spatial envisagé selon la typologie citée, l’auteur souligne qu’elle est aussi fonction du contexte temporel, anticipant un résultat fort intéressant – celui de l’articulation étroite entre les habitudes de mobilité quotidienne et la mobilité résidentielle. L’enquête livre alors des réflexions sur la force des habituations en fonction des modes de transport ; en particulier, l’auteur montre comment nul mode de transport n’est épargné par des difficultés (stress de la conduite ; efforts corporels du vélo ou de la marche ; promiscuité des transports en commun…) ni par des bénéfices (plaisir de conduire ; goût de l’effort ; usage du temps de transport pour soi) de telle sorte que l’habituation (ou la déshabituation) n’est pas le simple produit d’un calcul coût-avantage. Le chapitre se poursuit sur la spécificité de la conduite automobile, dont l’apprentissage est formalisé, contrairement à d’autres modes de déplacement. Cette socialisation systématique à l’automobile, même si elle reste sujette à de fortes variations sociales (le permis n’est pas acquis par toutes et tous d’une part ; d’autre part, le permis ne mène pas tout le monde sur la route), est essentielle, selon l’auteur, dans le processus d’habituation à l’automobile. C’est justement le temps long, celui du cycle de vie, qui est alors envisagé par Alexandre Rigal. Si les travaux issus des Mobility Biographies Studies [1] ne sont pas cités, l’ouvrage montre comment les mobilités quotidiennes, plutôt courtes dans le temps comme dans l’espace, sont paradoxalement insérées dans le temps long de la vie des individus. Les « accidents » de la route, dont il a été montré qu’ils ne sont pas si accidentels mais bien distribués non aléatoirement dans l’espace social, touchant davantage les catégories les plus populaires (on s’étonne ici de l’absence de référence aux travaux de Matthieu Grossetête, 2010) ou les déménagements jouent un rôle important dans le changement des habitudes. Cette évolution au cours de la vie des pratiques de déplacement ne doit pas s’entendre, nous dit l’auteur, comme linéaire ; « la quantité d’habituations de chacun dépend de l’âge, mais ne s’y réduit pas » (p. 73). Aussi, la période de la jeunesse est considérée comme centrale dans la formation et la cristallisation des habituations. Pour l’auteur, « sur le temps long, les habituations aux mobilités actives ont la primeur, puisqu’elles sont acquises dès la prime enfance » (p. 75), ce qui, historiquement, n’est pas si vérifié puisque les enfants n’ont jamais tant été passagers de véhicules individuels (Hillman et al., 1990). L’auteur compare alors les conducteurs réguliers aux non-conducteurs afin de saisir les principes de l’habituation à la voiture. « Dégoût de l’effort physique » (p. 76 – même si la conduite relève d’un effort physique également !) ; « désengagement » et « [report] de la responsabilité du changement individuel sur des tiers » (p. 79) participent à dresser un portrait peu flatteur des conducteurs de véhicules. L’auteur enquête alors du côté de celles et ceux qui ne conduisent pas ; soit que l’entraînement à la conduite n’ait pas eu lieu ou ait échoué ; soit que l’individu s’en soit déshabitué, de façon plus ou moins progressive, plus ou moins totale. L’auteur montre alors un élément très intéressant, systématisant la conversion écologique des modes de vie à d’autres pratiques ; si les déshabituations reposent rarement sur les seules attitudes pro-environnementales, elles s’accompagnent quand c’est le cas de déshabituations dans d’autres domaines de l’existence. C’est justement vers d’autres pratiques que nous entraîne alors l’enquêteur (régime alimentaire, détention de smartphones), non sans glisser vers des jugements normatifs : « ici, nous mettons en lumière que la meilleure des habitudes est de savoir perdre une mauvaise habitude » (p. 109).
Le dernier chapitre s’appuie sur les résultats de l’enquête pour contribuer à la réflexion sur les changements de mode de vie, notamment en matière de mobilité. Plusieurs faits sont d’abord établis. Entre autres : la prise de conscience environnementale n’est pas suffisante à la conversion des modes de vie ; ressentir, par son corps, les effets de la pollution est déterminant dans le changement des habitudes. L’ouvrage propose alors, de façon originale, plusieurs pistes pour diminuer l’usage de la voiture. Parmi elles, citons l’affaiblissement du permis de conduire : qu’il s’agisse de le supprimer ou d’en retarder l’âge minimal légal, la proposition vise à affaiblir l’habituation forte qu’entraîne l’apprentissage de la conduite au moment où les individus deviennent autonomes dans leur mobilité. Cette proposition s’accompagne d’une formalisation des compétences liées aux mobilités actives (permis de conduire un vélo), qui pourrait prendre la forme d’un permis de mobilité, englobant le permis de conduire une voiture. Une autre proposition vise à diminuer la taille des automobiles, lesquelles ont connu un alourdissement et un allongement croissant depuis la fin des années 1990 ; cette diminution s’accompagnerait d’une réduction de l’espace urbain consacré à l’automobile. D’autres propositions sont réalisées, partant de l’hypothèse que l’automobilisme peut diminuer dès lors que l’on vise les différentes facettes de l’habituation à la voiture : « En conclusion, c’est à la fois le temps, l’espace, l’objet et les propriétés internes des habituations qui demandent à être mis en branle conjointement » (p. 153).
La conversion écologique à l’épreuve des questions sociales
Fort d’une approche conceptuelle et méthodologique centrée sur l’individu, l’ouvrage fait le pari de passer sous silence les dimensions de socialisation et de stratification, pourtant susceptibles de nourrir l’analyse. Le concept de socialisation n’apparaît pas dans le livre, alors qu’il serait à même de contribuer à comprendre les variations du rapport à l’automobile, en termes de genres, de générations mais aussi de groupes sociaux. Si, comme le soutient l’auteur, le passé compte, les biographies individuelles sont enserrées dans des logiques sociales souvent tues dans l’ouvrage, les enquêtés apparaissant comme des individualités dépourvues de propriétés sociales (l’âge, le niveau de diplôme, le niveau de revenus ne sont guère évoqués). Aussi, l’articulation entre le changement social et le changement individuel mériterait une explicitation plus claire ; l’automobile, comme tout objet du monde social, est enserrée dans des logiques symboliques, dans des jugements de valeurs, dans des conflits qui sont situés socialement. Le (dé)goût pour l’automobile n’est pas seulement l’expression de préférences individuelles (pour le moindre effort, par exemple, « [l]’individu en voiture néglige sa bonne forme, tout comme l’individu en transport en commun »), mais est issu de contraintes socialement situées et à mettre en regard avec d’autres pratiques de consommation.
La critique de l’automobilisme, comme celle que formule une enquêtée à l’encontre des femmes de ménage (le verbatim suivant n’est ainsi pas du tout interrogé par l’auteur, alors même qu’il met en avant combien le goût pour la voiture des uns est moqué par d’autres : « Ils sont nés avec une voiture. Et alors si les parents ils n’ont pas de voiture, pour eux c’est des déglingués. Les femmes de ménage elles ont toutes des voitures. Mais quand on sait ce que ça coûte », p. 56) aurait certainement mérité cette forme de réflexivité que l’auteur sait mettre en œuvre tout au long de l’ouvrage. Rappelons d’ailleurs pour finir que l’ascèse, à laquelle l’auteur appelle dans les dernières pages, est une forme d’habitus que Pierre Bourdieu avait identifiée parmi les individus les plus dotés en capital culturel (Bourdieu 1979) : aussi, l’effacement de l’automobile analysé et prôné par l’auteur est inégalement susceptible d’être soutenu et adopté dans l’espace social.
Bibliographie
- Bourdieu, P. 1979. La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Éditions de Minuit.
- Diener R. et al. (dir.). 2006. La Suisse. Portrait urbain, Basel : Birkhäuser.
- Grossetête, M. 2010. « L’enracinement social de la mortalité routière », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 184, p. 38-57.
- Hillman, M., Adams, J. G. et Whitelegg, J. 1990. One False Move… A Study of Children’s Independent Mobility, Londres : Research Report Policy Studies Institute.
- Scheiner, J. 2007. « Mobility Biographies : Elements of a Biographical Theory of Travel Demand », Erdkunde, vol. 61, n° 2, p. 161-173.