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Les sept piliers de l’urbanisme

L’ouvrage que nous proposent Francis Beaucire et Xavier Desjardins, associés à une cinquantaine d’auteurs, est une invitation à découvrir des « notions de l’urbanisme » qui conceptualisent et mettent en lumière la complexité des villes. Centralité, milieu, densité, mixité, espace public, mobilité et urbanité, auxquelles il convient d’ajouter polarité et environnement, paysage et patrimoine, compacité et intensité, diversité, intégration et proximité, motilité et accessibilité, sont autant de notions qui en appellent à l’introspection, à l’intuition et au sensible.
Recensé : Notions de l’urbanisme par l’usage, textes présentés par Francis Beaucire et Xavier Desjardins, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.

Ce petit livre surprend d’abord par son titre : Notions de l’urbanisme par l’usage. Habitués aux vade-mecum de format « carte postale », nous aurions attendu « Notions d’urbanisme », ce qui eût été bien différent. Ici, nul regard surplombant ou simplement secourable de la part de « sachants » possédant les arcanes de la discipline, qui condescendraient à livrer quelque lumière au profane. Non, il s’agit plus subtilement d’amener à partager une conviction : l’urbanisme, si jeune, mais déjà si souvent mis en procès, notamment pour défaut de consistance, reposerait sur quelques notions essentielles, guère plus de sept, qui le fonderaient et le justifieraient. Pour en être instruit, le lecteur est invité à se glisser dans la réflexion experte et précise de certains spécialistes. Mais on lui propose également les considérations allusives ou impressionnistes d’auteurs pour qui la ville n’est pas l’objet d’un intérêt professionnel, seulement un sujet d’étonnement, d’inquiétude ou d’émerveillement. « L’usage » par lequel nous sommes invités à découvrir ces « notions de l’urbanisme » est en effet celui qu’en font des penseurs, des chercheurs, des écrivains, dont les propos, venus de nombreux horizons et portés par de multiples intentions, apportent des nuances, voire des divergences de sens introduisant à la complexité inhérente à la ville. Ni anthologie, ni dictionnaire, donc – Francis Beaucire et Xavier Desjardins, qui sont à la manœuvre, s’en défendent –, mais un livre d’ouverture et de méditation.

La preuve par sept

Les notions offertes à notre appétence dans un ordre qui ne nous est pas expliqué, mais qui ne saurait relever du hasard, sont : centralité, milieu, densité, mixité, espace public, mobilité et urbanité. Le premier réflexe du lecteur est bien sûr de chercher à prendre en défaut les auteurs en excipant de notions oubliées, peut-être censurées. À moins d’en appeler à Gaston Bardet, dont l’urbanisme était imprégné de mysticisme et qui aurait probablement ajouté la spiritualité, le petit jeu s’avère vain, d’autant que cinq des sept notions sont accompagnées de sous-titres complémentaires parfois très larges : polarité et nodalité suivent centralité ; environnement, paysage et patrimoine complètent milieu ; compacité et intensité précisent densité ; diversité, intégration et proximité déclinent mixité ; enfin, motilité et accessibilité escortent mobilité. De surcroît, loin de postuler l’autonomie de ces notions, Beaucire et Desjardins nous annoncent d’emblée « qu’elles voyagent en groupe » et, pour nous familiariser avec ce fonctionnement, concluent leur livre par un guide permettant de partir « à la recherche des liaisons entre les notions ». Il va de soi qu’elles sont fécondes, ce qui de facto élargit leurs familles.

Dans un ouvrage faisant une large part à l’introspection, à l’intuition, au sensible, on ne saurait compter les arguments, pas même les mots qui les expriment, pour déterminer l’importance relative des facteurs. Selon ce critère, la mobilité, qui ne se voit attribuer que huit pages, ne serait guère déterminante, ce qu’on ne saurait imaginer sous la plume des coordinateurs du livre, dont c’est le domaine de prédilection. À l’inverse, seize pages sont consacrées au milieu : plus qu’une révérence, sans doute faut-il y voir la marque d’un embarras devant la notion la plus régulièrement évoquée et pourtant la plus insaisissable. Se rappelant qu’elle tarauda l’école géographique française durant tout le premier XXe siècle, les auteurs sortent à bon escient de l’oubli le penseur original dans bien des registres que fut Max Sorre, auteur en 1943 du précurseur Essai d’une écologie de l’Homme.

Quelle méthode, quelles intentions ont présidé au choix des extraits toujours brefs réunis pour construire ces panoramas, tirés d’œuvres très différentes, couvrant un siècle et demi et défiant les frontières disciplinaires ? Une « dérive littéraire », répondent les auteurs, ne cherchant nullement à nous convaincre d’une impeccable scientificité de la sélection. Ils préfèrent en appeler à l’esprit toujours aux aguets de ceux qui sont « entrés en urbanisme » et n’ont de cesse de débusquer dans la moindre lecture un indice susceptible d’approcher le « mystère de la communion » qui hante la ville. On devine que le choix in fine aura été délicat, guidé par la nécessité de s’en tenir à des formulations ramassées et pourtant immédiatement profitables. Une cinquantaine d’auteurs ont ainsi été mobilisés. Près de la moitié sont issus des champs de la philosophie et de la sociologie, alors que quatre seulement viennent de la géographie, pourtant fréquemment évoquée dans les petits textes de présentation des extraits soumis au lecteur. On trouve encore des architectes et des urbanistes professionnels, un paysagiste, un historien de l’art, un politiste et, inattendus mais très bien venus, des romanciers et des poètes. Certains sont appelés plusieurs fois à la rescousse : René Schoonbrodt et Luc Maréchal quatre fois, Marcel Roncayolo – qui personnifie l’interdisciplinarité qu’appelle l’urbanisme – trois fois, Henri Lefebvre, Isaac Joseph et Georges Perec deux. Notons, cependant, une entorse à la diversité dont ne manqueront pas de s’offusquer les scrupuleux tenants de la parité : dans cet aréopage ne figurent, en effet, que sept femmes.

Tout choix relève d’une intention, mais aucun dogmatisme ne s’affiche pourtant. Tout juste notera-t-on le regret insistant de voir les auteurs sollicités « oublier » systématiquement le périurbain. On ne saurait s’étonner de la remarque : Beaucire et Desjardins sont en effet deux piliers d’une ANR [1] qui montre la complexité trop négligée de la ville profuse. Le caractère apaisé de l’ouvrage s’explique évidemment par des absences, qui ne sont pas des ostracismes. Ainsi, à l’exception de Le Corbusier, discrètement convoqué pour traiter de la densité, les doctrinaires de l’urbanisme – Cerdà, Sitte, Wright, Bardet, Gutkind, etc. – n’ont pas été conviés. Ce qui s’entend fort bien : redisons-le, ce petit livre n’est ni une anthologie, ni une tentative pour recenser les préconisations faites pour canaliser les violents effets de la triple mutation (technique, sociale, esthétique) énoncée dans l’introduction, qui aurait présidé à la naissance de l’urbanisme. À bien des égards, cette compilation raisonnée constitue une « œuvre ouverte » où chacun, libre de ses interprétations, trouvera à nourrir ses propres élaborations. D’ailleurs, fait symptomatique, plusieurs textes, notamment parmi les derniers, consacrés à l’urbanité (Marcel Roncayolo, Philippe Genestier), sont construits sur le doute et s’achèvent par un point d’interrogation, qu’il appartient au lecteur de lever.

Un socle culturel européen et états-unien

Exprimée sans ambages en ouverture du livre, une conviction vient toutefois légitimer la sélection : « Le fonds culturel de l’urbanisme aujourd’hui pratiqué [serait] constitué d’un ensemble de savoirs et de valeurs né à partir de la révolution industrielle en Europe et en Amérique du Nord ». Un même fonds culturel n’interdit évidemment pas les variantes nées d’acculturations aux intensités variables, pouvant à leur tour faire souche. Cet aspect n’est pas envisagé et les auteurs appelés à témoigner viennent donc des horizons annoncés, spécialement de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis, à la notable exception du Nobel turc de littérature Orhan Pamuk. S’interdire de constituer un florilège n’interdit évidemment pas d’en appeler aux auteurs consacrés. On ne s’étonnera donc pas de rencontrer Émile Durkheim, Georg Simmel, Aloïs Riegl et Stefan Zweig, s’exprimant avant la Grande Guerre, mais soulevant des interrogations toujours d’actualité. Il eût été également difficile de se désintéresser de l’École de Francfort, représentée ici par Walter Benjamin, ou de snober l’École de Chicago : Robert Ezra Park et Louis Wirth sont de la partie. Tout aussi attendus, Jane Jacobs, Ivan Illich et Ulf Hannerz ne manquent pas à l’appel ; en revanche, quelques pointures qu’on aurait pu penser inévitables, tel Jürgend Habermas, ne sont pas au rendez-vous.

L’intérêt des choix opérés ne réside pas dans la découverte d’auteurs confidentiels ou dans la mise en lumière de textes introuvables, mais dans l’extraction de quelques lignes discrètes, souvent absorbées sans effet au fil d’une lecture préalable trop cursive : tirées de leur gangue, elles apportent un élément précieux pour la réflexion. Les romanciers et les poètes sont mis à contribution dans un même esprit : Baudelaire, Gracq, Perec s’imposaient ; Francis Ponge attribuant aux gares « des moustaches de chat » étonne davantage, mais que dire du surgissement d’Edmond About, dont les ouvrages n’encombrent plus guère les bibliothèques, sinon qu’il illustre à merveille le concept de dérive littéraire annoncé comme méthode.

L’idée d’un « fonds culturel » toujours à l’œuvre imposait des prélèvements réguliers depuis le début du XXe siècle où l’urbanisme trouva son nom. Mais la volonté d’être utile, notamment aux étudiants cités à plusieurs reprises comme lecteurs espérés, conduisait inévitablement à privilégier les dernières décennies. Le tournant du troisième millénaire, où se dessina une profonde révision des pratiques, est donc bien représenté, notamment par Saskia Sassen, Daniel Vanoni, Élizabeth Auclair ou Jacques Donzelot. Mais la production la plus récente n’est pas écartée : Sylvie Fol, Olivier Adam, Jean-Claude Monod, Barbara Allen, Michel Bonetti sont ainsi sur la brèche.

L’ombre d’un doute

Loi du genre, ne défendant aucune cause, le livre ne comporte pas de conclusion, sinon peut-être en filigrane, dans… l’introduction. Le pessimisme y serait plutôt de rigueur. « Transformer les conditions urbaines de la vie quotidienne des masses populaires pour changer en profondeur les pratiques de celles-ci et créer un nouvel ordre social et productif » : rappelant cette raison d’être que Susanna Magri et Christian Topalov prêtèrent à l’urbanisme naguère, Beaucire et Desjardins s’interrogent : poursuit-il encore son but initial ? Nos deux guides littéraires ne méconnaissent pas l’importance prise durant la dernière décennie par le concept de développement durable, qui pourrait le laisser croire. Il est pourtant faiblement présent dans le livre, ce qui résulte d’un pressentiment : il ne constituerait pas un nouvel âge pour l’urbanisme, mais sa mise en abyme, conçu qu’il serait pour contenir les dommages engendrés par ses excès passés.

Peuplé de pépites, agréable à lire car jamais didactique, très complet en dépit de sa minceur, ce livre n’est pas le simple manuel à destination des nouveaux venus à la discipline qu’il s’emploie à paraître ; il surprendra et occupera utilement tous ceux, chercheurs et professionnels, qui manient ces fameuses notions par habitude en faisant bien souvent l’économie de leur mise en question.

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Pour citer cet article :

Daniel Le Couédic, « Les sept piliers de l’urbanisme », Métropolitiques, 16 mai 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Les-sept-piliers-de-l-urbanisme.html

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