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Du foyer au bureau : « Mad Men » ou l’irrésistible ascension des femmes

Mad Men est souvent considéré comme la série télévisée sexiste par excellence. À travers l’analyse du comportement des hommes et des femmes dans les sphères professionnelle et domestique, Nicole Rudolph démontre, au contraire, que cette série illustre l’échec masculin dans ces deux espaces, annonçant peut-être l’ère de la femme dans la ville contemporaine.


Dossier : La ville des séries télé

Attention spoilers : cet article divulgue des éléments clefs de tous les épisodes diffusés à ce jour.

On a fait grand cas de la misogynie au cœur de la série américaine Mad Men, qui décrit la vie mondaine des cadres dirigeants du milieu publicitaire dans les années 1960, tout en croquant leurs travers. Les habitudes vestimentaires et les manières caractéristiques de cette période (quel homme se lève encore quand une femme entre dans une pièce ?) semblent établir une distance critique, grâce à laquelle nous pouvons marquer notre désapprobation à l’encontre de cette « époque révolue », royaume du sexisme endémique, mais aussi de l’homophobie, de l’antisémitisme et du racisme. De même que les téléspectateurs éprouvent un plaisir voyeuriste devant les frasques des héroïnes de la série anglaise Absolutely Fabulous, ils éprouvent un sentiment de supériorité morale en voyant les hommes boire jusqu’à l’étourdissement et les femmes enceintes fumer comme des pompiers. « N’étions-nous pas inconscients à l’époque ? », s’amusent-ils.

Sexisme hier et aujourd’hui

Les journalistes féministes ne s’y sont pas laissé tromper. Dans le magazine en ligne Tout ça, Sarah Lemarié (2010) suggère que cette série nous fait toucher du doigt les conséquences dramatiques de l’intériorisation et de l’acceptation des stéréotypes sexistes, avant d’en conclure que Mad Men sert à rappeler aux femmes la nécessité de rester vigilantes à la misogynie de leur propre société, qui continue à affecter leurs choix. Alyssa Rosenberg (2011), quant à elle, évoque la « nouvelle nostalgie du sexisme » dans les séries britanniques et américaines, citant l’influence de Mad Men sur Pan Am, The Playboy Club et The Hour [1], qui intègrent toutes à leurs intrigues, situées dans les années 1950 et 1960, des rapports de force entre les deux sexes. Rosenberg observe que le contraste entre hier et aujourd’hui n’est pas aussi flagrant :

« Le pouvoir nostalgique, et déprimant, de ces séries ne tient pas tant au fait que la misogynie fût si répandue – ce qui est évidemment navrant –, mais à l’insuccès de cet élan de libération que chacune de ces séries dépeint. Certains de nos échecs, comme l’incapacité à faire ratifier l’Equal Rights Amendment [2], témoignent de la persistance du sexisme dans la société américaine. »

La relation entre la misogynie passée et les pratiques sexistes contemporaines est encore plus évidente lorsque l’on sait que Robin Veith, l’une des scénaristes de la série, a révélé que les comportements phallocrates au sein de l’agence Sterling Cooper s’inspirent de la propre expérience professionnelle des scénaristes dans les années 1980 et 1990 (Doyle 2010).

Matthew Weiner, le créateur de Mad Men, a insisté sur ce point : si cette série est féministe, c’est parce qu’elle ne minimise pas le côté pénible et humiliant du sexisme des années 1960 (Matlack 2009). Pour cette raison, l’historienne Stephanie Coontz (2010) l’applaudit, car elle offre « une leçon indispensable sur les conséquences désastreuses d’un mode de vie qui continue à susciter une nostalgie déplacée ». Veith et ses collègues sont aujourd’hui, en dépit de leurs expériences précédentes, des scénaristes reconnues à Hollywood, et sans réduire le sexisme propre à Mad Men à des obstacles surmontables par les plus courageuses – il ne faudrait pas oublier, par exemple, que Peter Campbell viole la jeune fille au pair de ses voisins, et Greg, sa fiancée –, on pourrait néanmoins avancer que ce sont les personnages masculins de la série qui souffrent le plus.

Weiner le laisse, d’ailleurs, entendre lorsqu’il évoque l’idée à l’origine du projet : « [C]e que je voulais vraiment faire, c’était raconter l’histoire de quelqu’un comme moi – un type de trente-cinq ans qui avait tout et était malheureux » (Herman 2010). En réalité, Mad Men souligne les limites du champ d’action masculin. La misogynie pratiquée et intériorisée par les hommes finit par réduire leurs sphères d’influence, ce qui est particulièrement manifeste lorsqu’on compare espace professionnel et espace domestique.

Dénuement de l’homme dans l’espace professionnel

Les agences de publicité Sterling Cooper (saisons 1, 2 et 3), puis Sterling Cooper Draper Pryce (saisons 3 et 4) sont à l’image de bien des entreprises aujourd’hui : si l’espace central occupé par des secrétaires tapant à la machine a été remplacé par une enfilade de box accueillant des employés derrière des écrans d’ordinateurs, les bureaux individuels pourvus d’une porte constituent toujours le principal symbole hiérarchique. Les hommes occupent la plupart de ces bureaux (Peggy Olson devenant l’exception chez Sterling Cooper), mais les femmes en sont les gardiennes : pour pénétrer dans le sanctuaire d’un des cadres, il faut d’abord montrer patte blanche à sa secrétaire. Et si les femmes se prêtent au jeu des soirées de l’agence, où leurs jupes en font littéralement des proies, elles apparaissent aussi comme sexuellement entreprenantes sur le lieu de travail. Hildy, Peggy et Megan Calvet ont chacune été à l’initiative d’un rapport sexuel dans un de ces bureaux individuels. Hildy et Megan prennent du bon temps avec des hommes mariés avant de rassurer ces maris infidèles le lendemain matin – ne serait-ce que pour garder leur emploi – en leur garantissant que « ça ne signifiait rien ». Si pour certaines trop émotives, telle Allison, la secrétaire de Draper, cette aventure est suivie d’un renvoi, d’autres, telles Jane Siegel et Megan, finissent fiancées à ceux qu’elles ont séduits.

Plus symptomatique encore : les hommes ont beau occuper des bureaux individuels, ils ne sont pas plus indispensables que les femmes dans cet espace professionnel sexué. Chaque secrétaire licenciée a son équivalent masculin, qu’il s’agisse du rédacteur alcoolique (Freddy Rumsen), lâché par les patrons, ou du directeur artistique homosexuel (Salvatore Romano) victime de harcèlement sexuel et sacrifié à un client capital. Après une crise de nerfs due à l’alcool, Duck Phillips se voit contraint de quitter Sterling Cooper juste après avoir joué un rôle crucial dans la fusion avec une autre agence publicitaire, anglaise, Putnam, Powell and Lowe. Le directeur financier, Lane Pryce, abandonne son poste dans la nouvelle société lorsque ses employeurs londoniens lui annoncent sa mutation à Bombay, lui faisant comprendre qu’il n’est qu’un pion dans la partie d’échecs qui se joue chez les décisionnaires.

L’emménagement dans les bureaux de la nouvelle agence, Sterling Cooper Draper Pryce (SCDP), s’accompagne d’un accroissement du pouvoir des femmes, aussi bien dans le travail quotidien que dans l’appropriation de l’espace professionnel. Pour commencer, toute défection féminine pourrait se révéler synonyme de catastrophe, étant donné qu’aucun homme n’entend quoi que ce soit au classement des archives, et tout particulièrement les deux dirigeants de l’agence, Roger Sterling et Bert Cooper. Ils seraient perdus si Roger n’appelait pas Joan, laquelle ne vole peut-être pas à leur secours tel un héros de la cavalerie, mais leur sauve bel et bien la mise avec une facilité qui ne va pas sans évoquer Mary Poppins. Confiante et souriante, elle repère rapidement les dossiers indispensables à la réussite de leur « coup d’état ». Elle devient ainsi, presque littéralement, celle qui agence l’espace, installant les bureaux temporaires de la nouvelle société à l’hôtel The Pierre. Puis elle établit les règles fondamentales qui régiront le fonctionnement de l’entreprise pendant cette période de transition, suggérant ainsi qu’aucun rendez-vous professionnel ne devrait se dérouler au bar ou dans le hall de l’hôtel.

En remerciement de son implication, elle obtient son propre bureau dans les nouveaux locaux de SCDP. On notera d’ailleurs que son successeur en charge du personnel chez Sterling Cooper, John Hooker, victime collatérale du départ de Lane Pryce, disparaît de la série. Ainsi, à la saison 4, et Peggy et Joan possèdent un bureau individuel, et Peggy a au moins un employé directement sous ses ordres (Joey), qu’elle finira par renvoyer, au prétexte de son attitude sexiste. Les femmes prennent du galon chez SCDP.

Dénuement de l’homme dans l’espace domestique

Qu’en est-il, pendant ce temps-là, de la sphère privée ? Conformément aux mœurs des années 1960, les hommes sont souvent absents de chez eux, et la famille Draper illustre ce fait mieux qu’aucune autre. Si Betty, lorsqu’elle entreprend de redécorer leur pavillon de banlieue, sollicite l’avis de son mari par respect pour son œil exercé, il ne s’y intéresse pas spontanément ; par la suite, ignorant ses conseils comme ceux du décorateur, Betty fait l’acquisition d’une méridienne démodée. De surcroît, la dynamique de la saison 3 repose principalement sur la découverte qu’elle fait, à l’occasion d’une lessive, de la clé du tiroir du bureau de Don, qui lui donne accès à l’identité secrète de son mari. Les responsabilités dont elle est chargée dans le domaine domestique conduisent ainsi à la chute de Don. À cet égard, la dernière scène de la saison 3 est très significative : alors que Betty prend un avion pour le Nevada (dans le but d’obtenir un divorce express) avec son bébé, et son amant, elle confie ses deux autres enfants à la bonne, Carla. Don, lui, loge dans une chambre d’hôtel. Rien ne le rattache vraiment à sa maison, ce qui explique qu’il n’envisage pas de profiter des quelques semaines d’absence de Betty pour se réinstaller chez lui. Et, quand il prend un appartement à Manhattan, il engage aussitôt une femme de ménage, Celia. Don est non seulement incapable de tenir seul sa garçonnière, mais le fait d’avoir la garde de ses enfants le week-end semble nécessiter la présence d’une femme pour leur aménager un foyer.

Les autres domiciles, même en centre-ville, ne se distinguent pas nettement de ce schéma. Trudy Campbell est la reine de l’appartement de Manhattan qu’elle occupe avec Pete, le chargé de clientèle – appartement qu’il abandonne lors de la crise des missiles de Cuba, préférant attendre l’apocalypse nucléaire seul, dans son bureau, un fusil sur les genoux. Préfigurant l’ère du double emploi pour les femmes actives, après une longue journée de travail à l’agence, Joan rentre préparer de la soupe pour son mari, interne en médecine. Même les femmes célibataires s’illustrent dans le domaine domestique : dans la saison 1, Helen Bishop, doublement critiquée par la coterie banlieusarde de Betty pour être une mère divorcée qui travaille, sauve la fête d’anniversaire de la petite Sally Draper en sortant un gâteau de son congélateur, alors que Don (une nouvelle fois ivre) n’a pas été chercher celui que Betty avait commandé chez le pâtissier. L’héroïne carriériste par excellence de la série, Peggy, se donne aussi du mal pour aménager son minuscule appartement, ce qui lui vaut des compliments de la part de Bobbie Barrett, épouse et manager du comédien Jimmy Barrett.

Le crépuscule des hommes

Remplaçables au travail et invisibles à la maison, les hommes ne recourent au sexisme que pour une raison : tenter de consolider leur amour-propre par le biais de la dévalorisation et de l’humiliation des femmes compétentes, en leur attribuant une ribambelle de traits de caractère sexués qui renforcent l’idée d’une infériorité féminine. La série, qui démontre le manque d’ambition des principaux personnages masculins, aux vies affectives atrophiées, tout en s’attachant à décrire les trajectoires ascendantes et la place croissante des premiers rôles féminins, illustre déjà le postulat récent de Hanna Rosin (2010), exposé dans son article à la fois vanté et décrié de The Atlantic : « The End of Men » (« La Fin des hommes »). Elle y soutient que le passage d’une économie industrielle à une économie de la connaissance, couplé au fait que les jeunes femmes font de meilleures études supérieures, annonce une transformation radicale du statut respectif de l’homme et de la femme. Contournant la question de l’égalité, les Américaines sont, selon Rosin, en train de prendre la place du sexe fort. Les femmes, qui constituent 57 % des effectifs étudiants, occupent une majorité de postes dans treize des quinze catégories professionnelles censées connaître une croissance majeure dans la décennie à venir, et détiennent 51,4 % des emplois qualifiés. Elles sont aussi de plus en plus nombreuses à repousser le mariage, quand elles n’y renoncent pas tout simplement, qu’elles aient ou non des enfants. 40 % des mères assurent la principale source de revenus du foyer. Rosin ajoute que la représentation des hommes dans la culture populaire reflète leur déclin, eux qui sont dépeints comme des types lourdauds et paumés, des petits derniers puériles en rébellion contre de super mamans dominantes.

Si la série Mad Men présente des personnages plus nuancés et profonds que, disons, 40 ans, toujours puceau [3], elle préfigure le crépuscule masculin. Ainsi, en entamant sa carrière de rédactrice, Peggy quitte sa maison de banlieue lointaine pour s’installer au cœur de tout, Manhattan, où, à l’instar de Don avant elle, elle sort dans les bars, fait la fête dans le Village avec des artistes menant une vie de bohème, et retrouve ses amants dans des chambres d’hôtel. Les « Mad Women » affirment progressivement leurs droits sur la ville, ce qui préfigure l’avenir : en 2010, elles constitueront 53,1 % de la population de Manhattan. Les Peggy Olson d’aujourd’hui, autrement dit les jeunes New-yorkaises, gagnent 117 % des revenus de leurs équivalents masculins (Robert 2007). Ceci aussi explique peut-être pourquoi les téléspectateurs du XXIe siècle ne sont pas plus choqués par le sexisme de Sterling Cooper : Draper et ses comparses nous apparaissent comme autant de Néron américains, qui continuent de chanter sans se rendre compte que le Madison Avenue machiste sur lequel ils régnaient est en train de brûler.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Nicole Rudolph & traduit par Alice Delarbre, « Du foyer au bureau : « Mad Men » ou l’irrésistible ascension des femmes », Métropolitiques, 14 mars 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Du-foyer-au-bureau-Mad-Men-ou-l.html

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