Au lendemain de son élection, le Président François Hollande décide d’engager le chantier d’une nouvelle réforme territoriale, conformément à ses engagements de campagne. Labellisée sous le titre d’Acte III de la décentralisation, la réforme s’apparente alors à une promesse de changements.
Renonçant à promouvoir un seul grand texte décentralisateur, le gouvernement a fini par privilégier le vote séparé de trois projets de loi présentés en Conseil des ministres le 10 avril 2013 :
- le projet de loi relatif « à la modernisation de l’action publique territoriale et à l’affirmation des métropoles » (MAPAM) ;
- le projet de loi « de mobilisation des régions pour la croissance et l’emploi, et de promotion de l’égalité des territoires », consacré aux compétences régionales et départementales ;
- le projet de loi « de développement des solidarités territoriales et de la démocratie locale », consacré au bloc communes/intercommunalités ;
À ce jour, seul le premier projet de loi a été adopté, le 19 décembre 2013. Au regard des discussions parlementaires qui ont nourri ce projet, la réforme territoriale accentue les tendances existantes sans modifier fondamentalement l’équilibre des pouvoirs décentralisés.
La réforme territoriale ou le poids de l’héritage
La France s’est dotée, au cours des épisodes révolutionnaires et napoléoniens, d’une armature administrative et territoriale obéissant à l’impératif supérieur de centralisation administrative, devenu l’un des principes fondamentaux du continuum étatique français (Legendre 1968). Plus de deux siècles plus tard, et malgré un contexte évolutif, nous pouvons observer la permanence des « anciennes » collectivités (départements et communes), issues de la refondation politique de 1789 dans des cadres territoriaux amendés et complétés par l’avènement tardif de la régionalisation institutionnelle et l’essor des intercommunalités.
Nous assistons depuis plusieurs années (si ce n’est plusieurs décennies) à un écart grandissant entre le diagnostic partagé au sein des élites administratives sur le caractère inadapté du « mille-feuille territorial » français (illisible, coûteux, mal adapté aux échelles fonctionnelles) et la résistance des collectivités les plus anciennes. Loin de disparaître, ces dernières se maintiennent et réussissent même à encadrer étroitement le développement des « nouvelles » échelles territoriales.
En ce sens, la réforme actuelle ne propose pas de refonte du design territorial français. Elle maintient les conseils généraux et régionaux en l’état, ainsi que leur vocation généraliste (alors que la précédente réforme envisageait leur intégration au sein de conseils territoriaux privés de la clause générale de compétences), tout en préservant la « domestication de l’intercommunalité » par les communes (Desage 2005). Quant à la tentative de clarification des compétences, elle intervient dans le respect d’une parfaite symétrie entre les trois rangs de collectivités territoriales.
Ces verrous ont été imposés par les élus locaux. Outre leur nombre particulièrement élevé en France, en raison de l’extrême fragmentation du paysage communal français, ces élus pèsent fortement sur la réforme grâce au truchement de leurs associations, constituées en puissants groupes d’intérêt. Leur capacité d’influence est d’autant mieux assurée que leur lobbying est renforcé par la pratique exceptionnellement élevée du cumul vertical des mandats [1].
Une consolidation du fait urbain
Le projet de loi MAPAM, adopté le 19 décembre 2013 au terme de plusieurs mois de débats parlementaires, s’attache à promouvoir le rôle de locomotives des métropoles dans un contexte d’injonction à la compétitivité des territoires. Il s’agit d’accompagner sur le plan du droit un phénomène de métropolisation porté dans les faits par les dynamiques économiques et une économie de flux qui échappent aux limites territoriales (Négrier 2012). Face à la tradition française d’uniformité émerge ainsi une différenciation croissante des gouvernements urbains et non urbains. Pour Michel Destot, député-maire de Grenoble et président de l’Association des maires de grandes villes de France (AMGVF), ce texte « reconnaît pour la première fois la réalité urbaine dans notre pays » [2].
La réforme consolide significativement les dynamiques urbaines de trois manières. La première concerne l’octroi « autoritaire » d’un statut particulier aux trois principales métropoles françaises. Ainsi, la métropole du Grand Paris réunira au 1er janvier 2016 la ville de Paris et les 123 communes et 19 EPCI [3] (qui disparaissent) des départements de la petite couronne, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne (le débat vient d’être relancé sur la suppression des trois conseils généraux appartenant à ce territoire). À l’Assemblée nationale, la droite (UMP et UDI) comme le Front de gauche ont manifesté leur opposition à un projet devant déboucher « inévitablement sur un nouveau monstre bureaucratique » selon les mots de Nathalie Kosciusko-Morizet [4]. Au Sénat, des parlementaires UMP comme Philippe Dallier, auteur d’un rapport sur le Grand Paris en 2008, ont, au contraire, défendu ce projet. Ce nouvel établissement aura la responsabilité sur des questions essentielles comme l’habitat, l’environnement ou le schéma de cohérence territoriale, mais pas sur les transports, qui restent dans le giron de la région Île-de-France. Concernant la métropole lyonnaise, le projet, qui a reçu l’assentiment de Gérard Collomb, maire de Lyon, et de Michel Mercier, président du conseil général du Rhône, prévoit le transfert intégral des compétences départementales à la métropole lyonnaise, dans les limites de son ressort territorial. Enfin, le projet crée la métropole d’Aix–Marseille–Provence en fusionnant la communauté urbaine de Marseille avec cinq autres communautés et syndicats d’agglomérations. Cette vaste métropole sera divisée en territoires dotés, chacun, d’un conseil aux compétences essentiellement consultatives. À la différence du Rhône, un tel projet a suscité un front politique local hostile et transpartisan, avec en filigrane l’opposition à un partage solidaire des ressources fiscales [5].
La deuxième strate recouvre les métropoles, créées par la loi du 16 décembre 2010, et dont le succès tardait à se manifester puisque seule l’agglomération de Nice avait franchi le pas. Après avoir évoqué des « communautés métropolitaines », de manière à opérer un démarcage sémantique par rapport à l’ancienne majorité, le gouvernement s’est finalement ravisé en maintenant le terme de « métropoles ». Longtemps, la réforme envisagea de réserver ce statut aux seuls territoires dépassant les 400 000 habitants (contre 500 000 dans la loi de 2010) avant que le texte final prévoie la création au 1er janvier 2015 de neuf métropoles de droit commun (Bordeaux, Grenoble, Lille, Nantes, Rennes, Rouen, Strasbourg, Toulouse et Nice, qui était déjà métropole) auxquelles s’ajouteront, si elles le souhaitent, Montpellier (comme chef lieu de région) et Brest (en tant qu’EPCI centre d’une zone d’emplois de plus de 400 000 habitants) [6].
Mais que recouvre, plus concrètement, ce changement de statut ? Le précédent projet, en 2010, avait enregistré une révision à la baisse des ambitions entre les propositions du Comité Balladur et le texte de loi finalement voté. Le transfert de compétences était essentiellement conventionnel, de sorte que rien ne pouvait se faire sans l’accord des parties concernées, la plupart n’étant pas disposées à se « déshabiller » au profit des métropoles. Un exercice de compétences de plein droit par la métropole était prévu dans seulement trois cas : les transports scolaires, la voirie (en lieu et place des départements) et les compétences relatives aux zones d’activités économiques et à leur promotion à l’étranger (à la place des régions). Le nouveau statut métropolitain voté en décembre 2013 a cherché à consolider les compétences des métropoles. Ces dernières bénéficieront de nouveaux transferts conventionnels de la part des communes (comme la protection de l’environnement), de l’État (dans le domaine du logement [7]) et des départements (aides au titre du fonds de solidarité pour le logement, missions d’action sociale, aides aux jeunes en difficulté, actions de prévention…). Cette dynamique désormais descendante des transferts, provenant des échelles supra-communautaires, renforce les gouvernements urbains.
La réforme passe enfin par l’alignement par le haut du statut des communautés d’agglomération sur celui des communautés urbaines, augmentant mécaniquement le nombre de compétences obligatoires exercées par ces groupements.
Le confinement du pouvoir métropolitain
La proposition audacieuse du Comité Balladur d’ériger les métropoles en authentiques collectivités territoriales a été écartée en 2010 par les parlementaires, ceux-ci se rangeant à l’avis exprimé par le bureau de l’Association des maires de France (AMF) : « les structures intercommunales doivent conserver des compétences d’attribution, transférées par les communes ou conférées par la loi. Elles ne peuvent en aucun cas devenir des collectivités de plein exercice, faute de quoi la commune disparaîtra » [8]. Le confinement du pouvoir intercommunal trouve une traduction forte sur le plan juridico-politique en faisant des institutions intercommunales des établissements publics dépourvus de la clause générale de compétences. Dans un contexte où prédomine l’idée du surpeuplement du paysage politico-administratif local français, créer un nouveau rang de collectivités territoriales sans en supprimer un déjà existant apparaît difficilement concevable. Il présente surtout le risque de déclassement juridique des communes. Retenant les leçons de l’échec de 2010, le gouvernement Ayrault s’est d’ailleurs bien gardé d’accorder le statut de collectivités territoriales aux métropoles.
De manière tautologique, l’absence d’élection directe des conseillers communautaires au suffrage universel direct est à la fois la raison et la conséquence de cette qualification juridique. Cette question de la légitimité démocratique n’a cessé d’être posée depuis le redéploiement spectaculaire des intercommunalités dans les années 1990. La raison en est simple : les élus siégeant au sein des EPCI ne sont « que » des élus du suffrage universel indirect. Si la « confiscation » démocratique du pouvoir intercommunal déborde l’élection stricto sensu, celle-ci figure traditionnellement au premier rang des solutions visant à démocratiser l’intercommunalité (Desage et Guéranger 2011).
Force est de constater que la réforme de 2013 ne franchit aucun pas significatif à court terme dès lors qu’elle reporte l’hypothèse d’une élection directe et séparée aux élections municipales de 2020. Surtout, la disposition a évolué depuis son introduction dans le texte par un amendement gouvernemental, voté par les députés en première lecture. L’amendement prévoyait alors l’élection directe d’une moitié des conseillers communautaires dans les seules métropoles. L’AMF n’avait pas manqué de rappeler son opposition « à l’introduction de l’élection directe des élus intercommunaux, ce qui crée de fait une nouvelle collectivité territoriale supplémentaire (sans rationalisation d’aucun autre niveau) [9] ». Le texte finalement voté se révèle bien plus timoré et ambigu. Il évoque « des conseils de métropoles » élus « au suffrage universel direct suivant des modalités particulières fixées par la loi avant le 1er janvier 2017 », mais sans préciser s’il s’agira d’un fléchage lors des scrutins municipaux ou d’une élection directe dans le cadre de circonscriptions extra-municipales.
Quant aux prochaines élections municipales de mars 2014, la réforme territoriale s’est contentée d’amender les acquis de la réforme du 16 décembre 2010. Alors que le seuil démographique d’application des scrutins de liste aux élections municipales est établi à 1 000 habitants (contre 500 précédemment), le législateur maintient pour les autres communes un système de fléchage, en y introduisant certaines évolutions. En mars 2014, les électeurs des communes de plus de 1 000 habitants trouveront sur leurs bulletins de vote deux listes distinctes de candidats : l’une pour le conseil municipal et l’autre, dérivée de la première, pour le conseil communautaire. Ce mode de désignation empêche les citoyens de choisir par eux-mêmes et séparément (deux bulletins de vote) leurs futurs conseillers communautaires. Pour établir la liste des candidats, les faiseurs de listes devront respecter certaines règles concernant le nombre, l’ordre de présentation sur la liste intercommunale (identique à l’ordre des listes municipales, en sachant que les candidats communautaires doivent figurer dans les trois premiers cinquièmes de la liste des conseils municipaux) et enfin la parité. Sur ce dernier point, les conseils communautaires connaissaient, comme les conseils généraux, un retard conséquent en termes de féminisation des assemblées.
En dépit du conservatisme entourant ces questions statutaires et électorales, la réforme de 2013 contribue au renforcement graduel du gouvernement métropolitain. Alors que les conseils généraux se montrent traditionnellement méfiants et inquiets face à l’hypothèse de tout accroissement du pouvoir régional, la « menace » semble désormais venir du « front métropolitain ». François Hollande, lors de son discours sur la réforme de l’organisation du territoire (tenu à Tulle, en Corrèze, le 18 janvier 2014) a, certes, appelé au maintien des conseils généraux au nom d’impératifs de cohésion et de solidarité. Mais ce positionnement ne saurait masquer une réalité : la présence départementale est promise au retrait là où la métropolisation avance. Cette réforme dévoile ainsi une différenciation territoriale dans un pays marqué par l’uniformité.
Bibliographie
- Desage, F. 2005. Le « consensus communautaire » contre l’intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d’institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964‑2003), thèse de doctorat en science politique, université de Lille‑2.
- Desage, F. et Guéranger, D. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Legendre, P. 1968. Histoire de l’Administration de 1750 à nos jours, Paris : Presses universitaires de France.
- Le Lidec, P. 2001. Les Maires dans la République. L’Association des maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, thèse de doctorat en science politique, université de Paris‑1.
- Négrier, E. 2012. « Métropolisation et réforme territoriale », Revue française d’administration publique, n° 141, p. 73‑86.