Aucun observateur ne s’aventurerait à qualifier la réforme territoriale du 16 décembre 2010 d’Acte III de la décentralisation. Le projet présidentiel de Nicolas Sarkozy sur la remise à plat de l’organisation administrative du territoire était moins un discours sur l’adaptation des territoires et des institutions aux évolutions en cours, qu’une « dénonciation » du millefeuille territorial français jugé illisible, du trop grand nombre d’élus locaux (plus de 500 000) et de la gabegie des collectivités territoriales jugée coûteuse pour le contribuable. Le souci de rationaliser l’existant et non d’approfondir la décentralisation est à l’origine de l’adoption du volet territorial de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), vaste réforme de « modernisation » de l’État initiée le 10 juillet 2007 par le Premier ministre François Fillon. Réponse managériale à la crise des finances publiques, la RGPP est vite passée d’une révision des politiques publiques à une révision structurelle des appareils administratifs chargés de mettre en œuvre ces politiques.
Afin de « s’attaquer » aux structures territoriales existantes, le Comité Balladur, installé par un décret présidentiel du 22 octobre 2008, avait pour mission d’« étudier les mesures propres à simplifier les structures des collectivités locales, à clarifier la répartition de leurs compétences et à permettre une meilleure allocation de leurs moyens financiers, et de formuler toute autre recommandation qu’il jugera utile ». Son rapport, publié en mars 2009, a alimenté en partie la loi du 16 décembre 2010. Celle-ci ouvre la voie à une réforme visant non seulement à réformer les collectivités territoriales, mais également à s’attaquer aux cadres territoriaux légués par la Révolution (communes et départements) pour leur préférer une nouvelle organisation fondée sur l’intercommunalité et la région. Il convient ici de retracer le cheminement de la réforme de 2010, aujourd’hui remise en cause par l’alternance présidentielle, afin de mieux mesurer l’écart qui sépare le projet initial du texte adopté et de sa mise en œuvre. Il faut ainsi distinguer le volet le plus conflictuel de la réforme, la création des conseils territoriaux, de son volet le plus consensuel, l’intercommunalité.
Les conseils territoriaux : une réforme mort-née
La création des conseillers territoriaux, innovation majeure de la réforme de 2010, consistait à organiser la fusion des élus – conseillers généraux et régionaux – à défaut d’organiser la fusion des institutions (conseils généraux et régionaux). Cette disposition n’avait rien d’inédit au regard du précédent calédonien. La loi du 23 août 1985 sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie avait ainsi conservé deux niveaux de collectivités, les régions et le territoire de la Nouvelle-Calédonie, tout en confiant leur administration à un élu unique chargé, selon le Conseil constitutionnel, « d’une double fonction territoriale et régionale » (Chavrier 2009). S’inspirant de ce modèle, la réforme de 2010 maintenait deux collectivités territoriales, dotées chacune d’un conseil, mais composé de conseillers élus au scrutin uninominal et exerçant à la fois une fonction départementale et régionale. Exprimant sa préférence pour des scrutins de listes départementales, le Comité Balladur avait de son côté envisagé que seuls les premiers de la liste puissent siéger au conseil régional à l’instar du mode d’élection des élus des arrondissements de Paris, Lyon et Marseille.
L’examen des motifs du projet de création des conseils territoriaux a mis au centre la question des économies budgétaires gagées sur la réduction des dépenses de campagne (estimées à 120 millions d’euros) et celles sur les indemnités des élus locaux (estimées à près de 70 millions d’euros par an), ainsi que sur la mutualisation de certains services communs aux deux collectivités. Si les économies promises restaient incertaines, la réforme présageait une meilleure complémentarité et articulation des compétences, associant une vision de proximité dévolue aux départements et une vision prospective et stratégique confiée aux régions. Le nouvel encadrement des compétences était fondé sur un principe de spécialisation des conseils territoriaux qui rompait avec la tradition décentralisatrice française faisant de la clause générale de compétences l’un des éléments de caractérisation des collectivités territoriales. Selon l’article 75 de la loi du 16 décembre 2010, cette spécialisation devait prendre appui sur l’élaboration, en 2014, de schémas « d’organisation des compétences et de mutualisation des services ».
Cette complémentarité du binôme département–région a suscité bien des réserves (en particulier de l’Association des départements de France et de l’Association des régions de France, toutes deux à présidence socialiste). Alors que les communes et intercommunalités forment un même bloc local par la nature de leurs compétences, le département et la région ont des vocations assez nettement distinctes, comme le rappelait une mission sénatoriale présidée par Yves Krattinger et Jacqueline Gourault [1]. Le croisement des compétences de ces deux niveaux de collectivités ne concerne, en définitive, que 20 % des dépenses des régions et rien n’indique que la complémentarité recherchée se fasse au profit de ces dernières. Sans mener de combat homérique pour la suppression des départements, si souvent réclamée par des élus et experts [2], la réforme devait initialement aménager un système « transitoire » faisant des départements « des composantes des régions », prélude à leur « évaporation » selon l’expression du Comité Balladur. L’adossement du mode de scrutin des conseillers territoriaux sur le modèle cantonal semblait néanmoins hypothéquer un tel scénario. Si, à long terme, l’hypothèse d’une « digestion » des départements par les régions ne semble toujours pas totalement exclue, la suppression du conseil territorial a été, elle, annoncée officiellement, lors des états généraux de la démocratie territoriale, par le président de la République le 5 octobre 2012.
Achever et renforcer le maillage intercommunal français
Plus consensuel que la création des conseils territoriaux, la réforme poursuivait aussi l’objectif d’atteindre une « France 100 % intercommunale » d’ici fin 2013 [3]. À cette fin, l’insertion des communes au sein de groupements intercommunaux, auparavant facultative et volontaire, s’est muée en figure imposée, faisant de la communauté une réalité co-extensive de la commune (Portier 2010). Une relance des schémas départementaux de la coopération intercommunale (SDCI), supprimés en 1999, est décidée par le législateur. La première génération des SDCI avait révélé une certaine frilosité du côté de l’État : les propositions préfectorales reprenaient le plus souvent à leur compte les propositions émanant des élus locaux. La « nouvelle génération » de schémas prévoyait d’asseoir davantage la vision de l’État dans chaque département et de répondre à la critique récurrente sur le caractère sous-dimensionné des intercommunalités, qu’il s’agisse de la taille institutionnelle (trop peu de communes réunies), spatiale (se confondant dans nombre de cas avec le canton) ou démographique (en 2009, 35 % des établissements publics de coopération intercommunale – EPCI – comprenaient moins de 5 000 habitants [4]).
Dans un pays cédant facilement à la célébration du village et à la haine de la ville (Baubérot et Bourillon 2009), la réforme de 2010 proposait d’accompagner le fait urbain avec la création d’une nouvelle collectivité, la Métropole, suggérée dans le rapport Balladur. Le constat d’un « déficit urbain » répond autant aux considérations sur les insuffisances actuelles de l’intercommunalité française (incohérence du périmètre, caractère trop peu intégrateur, déficit démocratique) qu’aux pressions exogènes (mondialisation, européanisation). Il s’agissait d’accompagner sur le plan du droit un phénomène de métropolisation porté par les dynamiques économiques contemporaines et une économie de flux échappant aux limites territoriales (Négrier 2012). Dans une perspective quasi utopique de remodelage du territoire, le Comité Balladur proposait une sorte d’inversion juridique faisant de la Métropole une super-commune, dotée de la clause générale de compétences, au détriment des municipalités qui en devenaient de simples composantes. La Métropole se voyait également renforcée par le haut grâce au transfert des compétences départementales sur son territoire sur le modèle du statut de la ville de Paris, à la fois municipalité et conseil général. Nous pouvons aussi mentionner, en marge de la réforme de 2010, le cas exceptionnel du Grand Paris, mais dont seul le volet « aménagement » semble avoir survécu, le volet « gouvernance » étant passé à la trappe devant les réticences des élus franciliens.
Une réforme édulcorée
Le Parlement, et en particulier le Sénat, s’est livré à une déconstruction minutieuse du programme du Comité Balladur. La Métropole se retrouve ainsi déclassée juridiquement pour redevenir un simple établissement public, une sorte de communauté urbaine améliorée. Le combat engagé par les élus locaux contre le risque de vassalisation des communes membres, selon le mot de Jacques Pélissard, député-maire UMP de Lons-le-Saunier et président de l’Association des maires de France, a eu raison du projet. Par ailleurs, les transferts de compétences départementales et régionales ne se font plus que sur une seule base conventionnelle (volonté des deux parties), à l’exception de quelques compétences pour lesquelles un exercice de plein droit par la Métropole est prévu en lieu et place du département (pour les transports scolaires et la voirie) et de la région (pour les compétences relatives aux zones d’activités et à la promotion à l’étranger du territoire et de ses activités économiques). Cette déconstruction rend plus secondaire la question du seuil démographique requis pour bénéficier du statut de Métropole, établi à 500 000 habitants.
Si l’avenir des Métropoles apparaît très incertain, celui des nouveaux « pôles métropolitains » pourrait, en revanche, bousculer davantage les cadres territoriaux hérités. Ces syndicats mixtes, formés des seuls EPCI à fiscalité propre, ont vocation à exercer des prérogatives métropolitaines « en matière de développement économique, de promotion de l’innovation, de la recherche, de l’enseignement supérieur et de la culture ». Les nombreux projets de pôles métropolitains recensés pourraient, à terme, représenter une menace supplémentaire quant à l’hypothèse, maintes fois repoussées, du renforcement régional.
En matière jurisprudentielle, ensuite, le Conseil constitutionnel avait déjà atténué la portée du projet de spécialisation des conseils territoriaux en donnant une base constitutionnelle à la clause générale de compétence (rattachée au principe de libre administration, article 72, alinéa 1). La loi du 16 décembre 2010 permet ainsi au conseil général ou au conseil régional de se saisir « par délibération spécialement motivée » de « tout objet d’intérêt départemental ou régional pour lequel la loi n’a donné compétence à aucune autre personne publique » [5]. Cette décision réhabilite la définition traditionnelle de la clause générale de compétence (Marcou 2011). Et à peine plus d’un mois après la promulgation de la loi, un rapport de la mission sénatoriale aux collectivités appelait, quant à lui, à un aménagement du principe de spécialisation des compétences des départements et des régions, et envisageait des possibilités plus grandes de partage des compétences. La clarification attendue des compétences et des financements associés semble ainsi avoir été manquée (Pissaloux et Supplisson 2011).
La réforme des collectivités territoriales voulue par l’ancien président de la République a vu ses ambitions initiales de remodeler la carte intercommunale se dégonfler. En matière de décentralisation, les réformes deviennent souvent ce qu’en font les élus locaux. Quand elles n’ont pas été préalablement conçues au sein même des lobbys territoriaux, elles sont en tout état de cause appliquées en fonction de stratégies locales de négociation et de compromis (Marcou 2012). Le discours volontariste de l’État sur le remodelage intercommunal s’est heurté aux résistances politiques des élus dans la plupart des départements, à l’image de l’Ille-et-Vilaine. Alors que dans ce département une première esquisse préfectorale (certes irréaliste) envisageait d’abaisser le nombre d’EPCI de 29 à 17, le chiffre est progressivement remonté à 27 sous la pression d’élus locaux réfractaires, notamment ceux des EPCI limitrophes de Rennes Métropole, qui rejetaient l’hypothèse d’une « absorption » dans le Grand Rennes.
Indépendamment des résultats des états généraux de la démocratie territoriale initiés par le Sénat, la réforme territoriale oscille entre certitudes, esquisses et interrogations. La certitude tient à la suppression des conseils territoriaux d’ici fin 2012, mais le gouvernement n’a, en revanche, pas renoncé à opérer une clarification des compétences entre collectivités (des contrats de gouvernance territoriale sont évoqués). Son problème tient au grand écart entre sa promesse de renforcer l’échelon régional et son souci de rassurer les départements [6]. Sur le volet intercommunal, enfin, la continuité l’emporte dans l’ensemble et le débat reste ouvert sur l’opportunité d’introduire une élection séparée et au suffrage universel direct des Métropoles. Les résistances politiques, que devrait susciter un tel scrutin au moment où le cumul des mandats est remis en cause, pourraient rapidement avoir raison d’une telle hypothèse.
Bibliographie
- Baubérot, Arnaud et Bourillon, Florence (dir.). 2009. Urbaphobie. La détestation de la ville, Pompignac : Éditions Bière.
- Chavrier, Géraldine. 2009. « Conseillers territoriaux : questions sur la constitutionnalité d’une création inspirée par la Nouvelle-Calédonie », Actualité juridique droit administratif, n° 43, 2009, p. 2380-2384.
- Marcou, Gérard. 2012. « Changements et permanences dans le système français d’administration territoriale », Revue française d’administration publique, n° 141, p. 5-17.
- Marcou, Gérard. 2011. « La clause générale de compétence », in Pasquier, Guigner et Cole (dir.), Dictionnaire des politiques territoriales, Paris : Presses de Sciences Po, p. 57-62.
- Négrier, Emmanuel. 2012. « Métropolisation et réforme territoriale », Revue française d’administration publique, n° 141, p. 73-86.
- Pissaloux, Didier et Supplisson, Jean-Luc. 2011. « La réforme inachevée des collectivités territoriales », Revue française d’administration publique, n° 137-138, p. 229-237.
- Portier, Nicolas. 2010. « L’intercommunalité au tournant », in Némery (dir.), Quelle nouvelle réforme pour les collectivités territoriales françaises ?, Paris : L’Harmattan, p. 119-131.