En 2009 paraissaient deux essais sur l’homosexualité dans les banlieues. Homo-ghetto [1], l’ouvrage de Franck Chaumont paru le 1er octobre, décrit dans son sous-titre « gays et lesbiennes dans les cités » comme « les clandestins de la République ». En décembre, Un homo dans la cité [2], témoignage de Brahim Naït-Balk rédigé avec Florence Assouline, n’hésite pas à évoquer « la descente aux enfers puis la libération d’un homosexuel de culture maghrébine ». Entretemps, une affaire largement médiatisée est venue alimenter ce discours. Le 3 octobre, un club de football, le Bebel Créteil, prévenait en effet le Paris Foot Gay de son refus de jouer un match prévu : « Désolé, mais par rapport au nom de votre équipe et conformément aux principes de notre équipe, qui est une équipe de musulmans pratiquants, nous ne pouvons jouer contre vous. »
Les excuses du Bebel Créteil, et les sanctions contre le club, qui se dissout après son exclusion de la ligue, ne mettent pas un point final à l’affaire. Une tribune de Franck Chaumont sur lemonde.fr en fera le 19 novembre l’emblème de la nécessaire lutte « contre l’homophobie dans les cités ghettos ». « Ils s’appellent Nadir, Sébastien, Cynthia, Dialo ou Nadia. Ils sont blacks, blancs ou beurs. […] Tous vivent dans des quartiers où la modernité n’a pas pénétré […]. Dans ces cités où l’hypervirilité et le machisme sont des valeurs suprêmes, l’homosexualité est considérée comme une déviance qu’il convient de rejeter, de bannir : l’homo est un faible qu’il faut écarter ou punir ! » Les liens sont explicites : Brahim Naït-Balk se trouve être l’entraîneur du Paris Foot Gay ; et les remerciements, en fin d’ouvrage, sont adressés à Franck Chaumont, qui lui avait consacré dans son propre livre un portrait : « C’est l’exception qui confirme la règle : un homo de banlieue qui assume son orientation sexuelle » (p. 85).
Il s’agit non seulement d’homophobie, mais aussi de sexisme. Ce sont les mêmes thèmes, et la même rhétorique, qu’on retrouvera du reste, un an plus tard, dans « La cité du mâle », réalisé par Cathy Sanchez et produit par Daniel Leconte : le documentaire d’Arte, déprogrammé le 31 août 2010, et diffusé le 29 septembre, revient à Vitry, où Sohane fut brûlée en 2002 dans un local à poubelles. La soirée thématique (intitulée : « Femmes, pourquoi tant de haine ? ») est consacrée à la violence machiste des quartiers – au risque d’apparaître comme une caricature culturaliste. Ainsi, selon la journaliste qui a mené l’enquête, Nabila Laïb (pourtant présentée par la chaîne, sans doute parce qu’elle est originaire du quartier, comme une simple « fixeuse ») [3], la mise en scène privilégie les « jeunes » qui ont (sur-)joué le rôle inquiétant qui leur était assigné d’avance par le script de la réalisatrice.
La mort de Sohane avait coïncidé, en octobre 2002, avec la publication de ce qui allait devenir un best-seller : Dans l’enfer des tournantes, de Samira Bellil [4]. Son terrible témoignage alimentait la fascination horrifiée des médias pour les viols en réunion sous un nom, emprunté à la langue des banlieues, qui venait d’entrer dans le vocabulaire commun avec le film La squale en 2000. Ce fait divers tragique avait également été le point de départ de « La marche des femmes des cités », accueillie triomphalement à Paris le 8 mars 2003 par le Premier ministre, avant la consécration républicaine, le 14 juillet sur les grilles de l’Assemblée nationale, d’une exposition de portraits photographiques, « Les Mariannes d’aujourd’hui » [5]. Ce succès médiatique et politique assurait ainsi le lancement de l’association Ni putes ni soumises, présidée par Fadela Amara, dont le livre du même titre paraissait en septembre.
La quatrième de couverture d’Homo-ghetto inscrit bien l’auteur dans cette filiation : « journaliste à Beur FM puis RFI », Franck Chaumont était chargé de « diriger la communication du mouvement Ni putes ni soumises jusqu’en 2007 ». L’homophobie découle logiquement du sexisme : c’est pendant la Marche de 2003 qu’il en aurait pris conscience, quand des garçons avouaient en privé « combien cette dénonciation était importante pour eux, homosexuels, victimes du machisme à l’instar des filles » (p. 9). En effet, dans les cités ghettoïsées, « exclues du progrès social » et, à défaut de reconnaissance, « les garçons en proie à une grave crise identitaire n’ont d’autre étendard que leur masculinité » (p. 176). C’est d’ailleurs pourquoi, logiquement, les lesbiennes y seraient moins stigmatisées par le virilisme ambiant.
Sexe : le nouveau conflit des civilisations
Le témoignage de « l’homosexuel de culture maghrébine » vient ainsi redoubler l’enquête du journaliste inspiré par l’engagement de Ni putes ni soumises. De la cité sexiste au quartier homophobe, on voit ainsi se dessiner un paysage où est tracée, entre la ville et les banlieues, la frontière qui sépare « eux » de « nous » : elle s’énonce, de manière privilégiée, en termes de genre et de sexualité, au nom de ce que j’ai proposé d’appeler « démocratie sexuelle ». La liberté des femmes et l’égalité des sexes, sinon toujours des sexualités, définirait notre identité, par contraste avec des « autres » racialisés, culturellement étrangers à ces valeurs emblématiques de la modernité.
Une telle rhétorique n’est pas propre à la France : elle s’est imposée comme une grille de lecture des relations internationales dans les années 2000. Le « conflit des civilisations » annoncé à grand bruit par Samuel Huntington en 1993, après la Guerre froide, était reformulé par Ronald Inglehart et Pippa Norris, dix ans plus tard, soit après le 11 septembre, en termes de « conflit sexuel des civilisations », comme une guerre des mœurs dont le statut des femmes serait l’enjeu principal et l’islamisme l’ennemi principal. À en croire Laura Bush, l’épouse de son président, l’Amérique ne devait-elle pas engager ses troupes en Afghanistan par souci d’émanciper des femmes opprimées ?
L’Europe propose toutefois une déclinaison particulière de cette rhétorique : en effet, dans un contexte marqué par la restriction de l’immigration davantage que par la guerre contre le terrorisme, il s’agit non pas d’exporter « nos » valeurs, mais plutôt de les préserver. Autrement dit, la ligne de partage entre « eux » et « nous » apparaît de ce côté de l’Atlantique comme une frontière intérieure qui divise les espaces nationaux en fonction des cultures d’origine : la démocratie sexuelle définirait la limite entre les centres-villes et les banlieues. Aussi ne faudrait-il pas réduire les controverses autour du voile islamique ou des violences sexuelles, en raison de leur tonalité républicaine, à quelque singularité française : un peu partout en Europe, la différence entre « nous » et « eux » tient aujourd’hui à la manière dont les uns et les autres sont réputés se conduire avec les femmes.
Il est certes moins évident que le traitement des homosexuels puisse jouer un rôle équivalent. Sans doute l’égalité des sexualités apparaît-elle dans les années 2000, aux Pays-Bas, comme un élément constitutif de l’identité nationale, jusque dans les tests de culture néerlandaise imposés aux immigrés extra-européens : l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’y date-t-elle pas, justement, de 2001 ? Avant même la dénonciation de la misogynie musulmane par Ayaan Hirsi Ali et plus tard Geert Wilders, le populisme islamophobe y était incarné par Pim Fortuyn, au nom même d’une homosexualité affichée avec ostentation : s’il rejetait les imams, c’était – se plaisait-il à dire – pour mieux jouir des garçons marocains…
Toutefois, il n’en va pas de même en France : pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy a légitimé sa politique d’identité nationale au nom de la liberté des femmes – et non des homosexuels. S’il allait jusqu’à invoquer le droit d’avorter comme preuve de la liberté des femmes dans la culture française, il reculait au contraire devant l’égalité en matière de mariage et d’adoption. Le candidat s’en justifiait du reste à grand peine : « je suis né hétérosexuel »… Bref, la démocratie sexuelle est réduite en France, à la différence des Pays-Bas, à son versant hétérosexuel.
Il n’empêche : si l’égalité des droits n’est toujours pas à l’ordre du jour en France, l’homophobie n’en est pas moins déjà renvoyée vers les « autres » – « chez eux », à l’étranger (avec la campagne menée par Rama Yade pour la dépénalisation de l’homosexualité dans le monde), ou bien, si c’est « chez nous », alors seulement « parmi eux » (dans les banlieues racialisées). Au moment même où la montée de la xénophobie et du racisme hantent la politique en France et en Europe, on voit bien l’enjeu d’une telle opération. « Au bout du compte, » conclut Brahim Naït-Balk, « j’aurai davantage souffert de la haine homophobe de la part de personnes partageant mes origines que du racisme antiarabe » (p. 8). L’homophobie des « autres » peut contribuer à faire oublier, à excuser voire à justifier le racisme dont ils sont eux-mêmes victimes : c’est parce qu’ils sont censés refuser les valeurs de la démocratie sexuelle qu’ils se verraient exclure de la citoyenneté.
Du « ghetto homosexuel » au « ghetto homophobe »
Il ne s’agit pas, en réaction contre une telle instrumentalisation, et pour ne pas aggraver la stigmatisation des cités et des quartiers, de nier la réalité du sexisme ou de l’homophobie en banlieue. En revanche, il importe de comprendre combien ce qui nous est donné à voir, dans le témoignage comme dans l’enquête, et au-delà dans les médias, est circonscrit non seulement par la réalité empirique, mais aussi par un prisme rhétorique qui en détermine la réception. Or la caricature n’est pas moins problématique que le déni.
Ainsi, la démarche de Brahim Naït-Balk est double : il aspire à « briser le tabou qui règne encore sur l’homosexualité, en particulier dans les milieux maghrébins, où l’on nie que cela existe, mais aussi », ajoute-t-il, « dans les esprits occidentaux, qui préfèrent que cela reste caché » (pp. 9-10). Pourtant, on n’en retiendra le plus souvent que la première partie – soit la logique du titre (la cité) et du sous-titre (la culture maghrébine). C’est le cas pendant la controverse opposant le Bebel Créteil à son club, le Paris Foot Gay. Tout se passe alors, dans les médias, comme si l’homophobie renvoyait seulement à l’islam. Pourtant, chacun sait la banalité du sexisme et de l’homophobie dans le monde du football – sans parler du racisme qui y sévit...
C’est d’ailleurs au même moment qu’on s’amuse dans la presse des écarts de langage à répétition de Louis Nicollin. Le 31 octobre 2009, le président du club de Montpellier traitait en effet le capitaine de l’équipe d’Auxerre, après une rencontre, de « petite tarlouze », avant de l’appeler au téléphone pour s’excuser : « on est des hommes, pas des gonzesses. » Or on ne fait pas alors ce rapprochement. De fait, à la différence du Bebel Créteil, « Loulou » (c’est son surnom) n’est pas sanctionné, mais surtout, nul n’invoque quelque « culture blanche » pour rendre compte de son sexisme et de son homophobie. C’est pourtant le même qui défend les propos de Georges Frêche sur la trop grande présence des Noirs dans le football : « Et eux, si tu vas jouer dans je ne sais pas quelle équipe et qu’il y a que des Blancs, ils vont dire ‘y a trop de Blancs !’ » Bref, « ils sont plus racistes que nous ».
La banlieue n’a donc pas le monopole du sexisme et de l’homophobie. Dira-t-on pourtant que ces travers y sont plus qu’ailleurs prononcés ? Ou qu’ils s’y expriment davantage de manière ouverte ? En tout cas, il vaut la peine de s’interroger sur les causes de cette réalité, qu’il s’agisse d’exacerbation ou d’explicitation. Le livre de Franck Chaumont nous en donne une explication, guère relayée par des médias plus friands de détails sur l’homophobie des banlieues que sur le racisme homosexuel à l’égard des gays des cités. Or, « rejetés par leur entourage au cœur de leur ‘ghetto’, les homos des cités ne s’intègrent pas pour autant à la ‘communauté homosexuelle’ qui vit librement sa vie à Paris et ailleurs » (p. 184).
Ainsi, « Majid préfère les garçons aux filles, mais il déteste les pédés » (p. 20). Ce jeune a-t-il intériorisé l’homophobie dont il pâtit dans la cité ? Sans doute. En effet, « le rapport libéré des ‘Gaulois’ à l’homosexualité le choque » (p. 22). Mais il y a plus : si Majid « n’en entretient pas moins avec les Blancs un rapport ambigu », c’est qu’il sait représenter pour eux un fantasme de « racaille » : « nous sommes leur fantasme, ils rêvent de ‘se faire tourner’ » (p. 22). De même, « dans les bars branchés du Marais à Paris, on demande à Nadir s’il est intéressé par un ‘plan cave’ » (p. 184). Quant à François, bobo parisien de quarante ans dans l’industrie du luxe, celui-ci raconte : « quand je suis avec des amis, j’en invite plusieurs [des jeunes ‘Rebeus’] et, surtout, on leur demande de nous baiser en gardant leur survêtement. » Et d’expliquer : « ils sont à notre opposé et c’est ce qui nous fait triper » (p. 186).
L’exotisme sexuel se nourrit ainsi d’un racisme qui, en retour, alimente l’homophobie des objets de ce fantasme racialisé – qu’ils soient eux-mêmes homosexuels, ou non, ou encore que leur identité se coule malaisément dans cette alternative binaire. On l’aura compris : il ne suffit pas de rappeler que l’homophobie existe toujours hors des quartiers, qu’elle se dise crûment, comme dans le milieu du football, ou de manière plus euphémisée, comme par exemple dans le monde universitaire, ou bien encore tour à tour des deux façons, à l’instar de la classe politique. Il importe aussi de comprendre qu’on ne peut pas comparer l’homophobie des cités et le racisme de la société comme s’il s’agissait de deux faits sociaux étrangers l’un à l’autre. Sans doute la première sert-elle à justifier parfois le second ; mais en même temps, le second attise la première.
La figure du « ghetto » peut ici nous servir de repère. Dans les années 1990, on dénonçait le « ghetto gay » en appelant les homosexuels à la discrétion. La rhétorique républicaine s’opposait donc, au nom de l’universalisme, à tout communautarisme « à l’américaine ». Avec les années 2000, on a l’impression d’un renversement : sans doute s’en prend-on toujours au « ghetto » ; mais c’est la cité, et non plus le Marais, qui est visé. Et l’on fait désormais grief aux banlieues de condamner les homosexuels à la discrétion : ces « clandestins de la République » auraient vocation à être libérés de leur communauté d’origine pour s’épanouir dans la communauté homosexuelle à laquelle ils feraient mieux d’appartenir.
Toutefois, ce qui reste encore largement impensé, c’est moins l’opposition que le lien entre les deux – soit entre « l’homo-ghetto », ces quartiers qu’on nous présente aujourd’hui comme une prison homophobe, et le « ghetto homo », qui n’échappe aucunement aux logiques raciales traversant la société (et la sexualité) : l’un et l’autre se constituent aujourd’hui, pour une part, en miroir. Le culturalisme appliqué aux banlieues participe ainsi du problème qu’il prétend décrire et dénoncer. Il ne s’agit donc pas de taire l’homophobie des cités ; mais pour la dire sans la renforcer, il convient de déjouer les pièges d’une rhétorique qui, en opposant « eux » à « nous », condamne les premiers à se définir en opposition aux seconds, comme en réaction à la bonne conscience, non dénuée de racisme, d’une démocratie sexuelle dont l’exigence n’est hélas, le plus souvent, imposée qu’aux autres.