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Essais

Que reste-t-il de Paris et le désert français ?

Un demi-siècle après la dernière réédition du best-seller du géographe Jean-François Gravier, que reste-t-il des thèses défendues dans cet ouvrage longtemps présenté comme la Bible des aménageurs du territoire d’après-guerre ?

Publié pour la première fois en 1947 aux éditions Le Portulan, avant d’être réédité par Flammarion en 1958 puis en 1972, Paris et le désert français de Jean-François Gravier a laissé une trace significative. Ce livre « toujours cité, rarement lu, jamais discuté », selon la formule du géographe Bernard Marchand, influença ainsi considérablement, après-guerre, les politiques de décentralisation industrielle et d’aménagement du territoire (Marchand 2001). Jérôme Monod, qui dirigea la DATAR de 1968 à 1975, ira jusqu’à apparenter l’ouvrage à un « cri d’alarme » donnant à voir les ressorts de la centralisation politique et économique du pays. Depuis deux décennies, cependant, l’œuvre de Gravier fait l’objet d’une redécouverte critique qui contribue à nuancer et contextualiser les thèses de son auteur (Markou 2020).

Aux origines du Désert

Né en 1915, agrégé d’histoire et de géographie, Jean-François Gravier enseigne d’abord brièvement à l’Université de Belgrade, comme son père avant lui. Il rejoint sous Vichy le Secrétariat général de la jeunesse puis l’École nationale des cadres du Mayet-de-Montagne, en tant que directeur, et la Fondation Alexis-Carrel, où il devient responsable du centre de synthèse régionale. Il aurait été aidé pour cela par François Perroux (Cohen 2012), secrétaire général de la Fondation, qui, comme lui, évolue dans le sillage de la Jeune Droite.

Gravier, passé avant la guerre par L’Action française et la revue Combat (journal d’extrême droite à ne pas confondre avec le quotidien résistant et clandestin du même nom), exprime à cette époque sa sympathie pour le Maréchal Pétain [1] et le général Franco [2]. Du conflit en Espagne à la situation en Russie, en passant par l’état de la société française, ses publications embrassent alors une grande diversité de sujets. Il se spécialise toutefois à partir de la publication, en 1942, de son premier ouvrage, Régions et Nation, aux Presses universitaires de France dans une collection fondée et dirigée par François Perroux. Dans ce livre, il fait reposer les fondements d’une « Renaissance nationale » dans celle des provinces, des « pays » et des cantons, ces « communautés » régionales et locales historiques, à ses yeux demeurées vivantes. Il pose ainsi les jalons d’une vision décentralisatrice qui irriguera l’ensemble de son œuvre.

L’obsession démographique

Gravier est conduit, peu avant la fin de la guerre, à rédiger plusieurs rapports qui, bien qu’ils soient transmis à l’équipe dirigée par Gabriel Dessus chargée de travailler sur « la décongestion des centres industriels [3] », ne bénéficient pas d’un véritable écho (Couzon 1997). Intégrant le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) à la Libération (Marchand 2009), Gravier s’en servira néanmoins de bases pour la rédaction de Paris et le désert français à la demande de la Fédération, mouvement fondé après-guerre par un ancien militant de l’Action française, André Voisin, et un industriel catholique, Jacques Bassot, en vue de promouvoir un État décentralisé. Gravier milite alors activement (Cohen 2012) dans ce mouvement et publie dans sa revue.

Figure 1. Évolution de la population par canton entre 1851 et 1936 (Gravier 1947)

J.-F. Gravier, Paris et le désert français, Paris, Le Portulan, 1947.

La première édition du Désert, préfacée par Raoul Dautry, qui fut à la tête du MRU à la Libération, est publiée en 1947 aux éditions Le Portulan, dirigées par Jacques Bassot. Elle constitue une analyse attentive de la situation du pays en même temps qu’une charge virulente à l’encontre de la domination parisienne accusée de décourager les naissances au niveau national. Dans un pays encore traumatisé par les conséquences des deux guerres mondiales, « son argumentation a perdu les accents rappelant la “Révolution nationale”, passant d’un discours centré sur la restauration des communautés locales à celui du “repeuplement” des campagnes, tout en atténuant les mesures trop coercitives » (Markou 2020). Gravier, sous l’influence du démographe Alfred Sauvy, qui dirige l’Institut national des études démographiques (INED), fondé sur les cendres de la Fondation Alexis-Carrel, voit dans la population un facteur de développement industriel et de sécurité nationale. Cette conviction le conduit à promouvoir des actions volontaristes visant à encourager les naissances, mais aussi à adopter des positions radicales à l’encontre de l’avortement, qu’il assimile à « des homicides volontaires avec préméditation » (Gravier 1947).

L’auteur du Désert dresse le constat d’une France qui meurt à petit feu. Gravier observe ainsi que la croissance démographique est portée exclusivement par l’immigration et qu’elle est concentrée, pour l’essentiel, dans les deux principales agglomérations du pays : Paris et Marseille (figure 1). À l’inverse, 96 % du territoire aurait « payé cette croissance urbaine d’une perte nette de 1 500 000 habitants » (ibid., p. 24). Lui qui regarde la France avec « des yeux de médecin » voit dans l’accentuation de ces déséquilibres régionaux un équivalent de ce que représenterait, chez l’être humain, la dégradation des « cellules, des tissus, des organes ». Selon la métaphore organiciste répandue depuis longtemps dans le lexique de l’analyse territoriale, Gravier assimile ainsi la France à « un être difforme » dont le corps, par endroits, se nécrose sans raisons valables, rompant de ce fait le vital équilibre entre les organes.

L’hostilité envers Paris

La place accordée à la question de la natalité dans les éditions suivantes du Désert, qui furent profondément remaniées [4], est moins significative que dans la version de 1947. En revanche, la critique de la région-capitale y demeure centrale. Le géographe s’inscrit dans l’esprit de « la jeune génération de La Revue française, de L’Ordre nouveau et d’Esprit [qui] dénonce le matérialisme et l’anonymat urbains » (Balmand 1985), qui prend lui-même place, en France et ailleurs en Europe, dans une longue tradition urbaphobe (Marchand 2009). Il propose, ainsi, de limiter le développement de l’agglomération parisienne qu’il accuse de dépeupler le pays.

Il note, à ce titre, que les départements ayant vu leur population diminuer le plus nettement sont des terres d’émigration. Ces départs constituent donc, selon lui, la principale cause de « dépopulation rurale et provinciale » (Gravier 1947). Et où vont ces migrants ? Beaucoup se rendent à Lyon, Marseille, Bordeaux ou Toulouse mais l’essentiel se tourne vers la capitale, dont « les tentacules » s’étendraient sur tout le territoire (figure 2). Pendant ce temps, les individus en provenance de l’étranger seraient de plus en plus nombreux à se diriger vers les campagnes et les villes petites et moyennes. Usant d’une rhétorique xénophobe, Gravier, comme souvent, se fait sentencieux : « Tandis que ces Polonais, ces Italiens, ces Espagnols, viennent remplacer les enfants que les Français n’ont pas voulu avoir, on pense inévitablement à la comparaison déjà banale avec le Bas Empire lentement envahi par les Barbares » (ibid.).

Figure 2. Courants d’émigration en 1911 (Gravier 1947)

J.-F. Gravier, Paris et le désert français, Paris, Le Portulan, 1947.

Gravier met aussi en relation l’affaiblissement de la province française avec l’organisation de sa structure territoriale héritée de l’époque révolutionnaire. La centralisation parisienne s’accompagne, selon lui, d’une division territoriale en unités inappropriées : les départements, qui ne correspondent plus à l’organisation économique et disposent de budgets dérisoires, et les communes trop nombreuses et sans force. La solution, selon Gravier, résiderait, dans la mise en place d’une décentralisation administrative et industrielle. Il plaide, ainsi, en faveur d’un système à deux échelons avec la création de seize grandes régions (figure 3), dominées par des grandes villes, et la constitution de groupements de communes, organisés en syndicats, au niveau des cantons. Un programme en somme peu original si l’on songe à tous les projets de réforme territoriale de la IIIe République, y compris celui de Maurras, qui retiennent la région et un espace intermédiaire entre la commune et le département (Ozouf-Marignier 2006). Il souhaite, également, la création d’un « Grand Paris » et défend le principe d’une répartition rationnelle des possibilités de production et de la main-d’œuvre dans le cadre d’une économie dirigée. Autant d’idées qu’il s’attachera à préciser à travers de nombreuses publications.

Figure 3. Découpage des régions administratives selon Jean-François Gravier (1958)

J.-F. Gravier, Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 1958.

Réception et héritage

Limitée initialement à un petit cercle d’initiés, la première édition du Désert, écoulée à 3 000 exemplaires, connut finalement un certain succès que son auteur attribuera au choix d’un titre percutant, à une chronique élogieuse de l’écrivain et éditorialiste Thierry Maulnier [5] dans Le Figaro [6] mais, surtout, à l’intervention d’Eugène Claudius-Petit, bientôt ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, devant la représentation nationale où il cite l’ouvrage en 1948 (Markou 2020).

Les années qui suivent marquent une forme de consécration. Un documentaire tiré du livre est ainsi réalisé en 1956, tandis qu’en 1958 Pierre Sudreau, ministre de la Construction, fait siennes les thèses défendues dans l’ouvrage à l’occasion d’un entretien télévisé (Cohen 2004). La deuxième édition du livre, épurée des passages les plus polémiques [7], est par ailleurs récompensée, en 1959, du grand prix Gobert de l’Académie française, ce qui finit d’en assurer la notoriété. Jean Coppolani, qui deviendra urbaniste en chef à la Direction de l’équipement, le cite en 1959 dans ses travaux pionniers sur le réseau urbain français. Serge Antoine, collaborateur d’Olivier Guichard à la DATAR, s’y réfère lui aussi en 1966, tandis que Michel Rocard, dans son rapport Décoloniser la province, publié la même année, indique faire siennes les thèses présentées par Gravier.

Selon Marchand (2010), « le Désert a servi de base théorique et de justification à la politique d’aménagement en France durant un demi-siècle ». La mise en place d’un plan national d’aménagement du territoire en 1950, des métropoles d’équilibre en 1964 puis des contrats de villes moyennes à partir de 1972 illustre la portée des idées de Gravier, considérées comme la base de la réflexion sur les inégalités territoriales, au cours des Trente Glorieuses [8].

Un autre registre a assuré la postérité du Désert : à chaque moment où sera agitée la question de la réforme territoriale, on voit la référence à Gravier réapparaître. C’est le cas, dans les années 1970, avec le développement des régionalismes bretons ou occitans et, dans les décennies qui suivent, avec les lois de décentralisation et d’aménagement du territoire. Ceci est encouragé par les publications plus tardives de Gravier qui insistent de plus en plus au fil du temps sur la nécessité de la réforme territoriale. Débarrassé des théories du natalisme et de la xénophobie de la première publication, ainsi que de ses convictions monarchistes et vichystes, le projet de réforme territoriale de Gravier devient d’autant plus acceptable que la décentralisation et le binôme région-groupements de communes est devenu depuis les années 1970 un horizon partagé à droite et à gauche de l’échiquier politique. Par ailleurs, si elle est absente des travaux scientifiques, la référence à Gravier nourrit toujours les propos d’essayistes, élus et journalistes, sensibles à sa pensée anti-urbaine. C’est notamment le cas de ceux qui critiquent les métropoles et le Grand Paris.

Pourtant, si un rapport du Sénat s’appuie encore dessus en 1994 et si le ministre de l’Agriculture s’y réfère à nouveau en 2004 à l’Assemblée nationale, l’influence réelle des travaux de Gravier, au-delà de l’image véhiculée par le titre de son livre principal, est désormais à peu près nulle. D’abord, car le Désert, qui n’a pas été réédité après 1972, est depuis longtemps épuisé. Ensuite, car le livre a fait l’objet, depuis la fin des années 1990 (Provost 1999), d’une redécouverte critique permettant de mieux situer l’auteur et la dimension idéologique et anti-urbaine de ses travaux. Enfin, car la pensée de l’aménagement du territoire est profondément transformée par la décentralisation, par le développement urbain et métropolitain et les nouvelles manières de conduire l’action publique territoriale (Cordobès et al. 2020). Bref, le titre demeure lorsqu’il s’agit de déplorer la France périphérique (Guilluy 2014) ou les excès de l’urbanisation, mais le contenu du projet est devenu obsolète.

Une relecture attentive de Paris et le désert français, cinquante ans après sa dernière réédition, offre néanmoins des éléments utiles à la compréhension des mécanismes ayant abouti à la centralisation parisienne. Elle permet, en outre, d’éclairer la manière dont se cristallise la représentation des inégalités territoriales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ainsi de mieux saisir les fondements de l’aménagement du territoire des années 1960 à la décentralisation.

Bibliographie

  • Balmand, P. 1985. « Piétons de Babel et de la cité radieuse. Les jeunes intellectuels des années 1930 et la ville », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 8, p. 31-42.
  • Cohen, A. 2012. De Vichy à la Communauté européenne, Paris : Presses universitaires de France.
  • Cohen, É. 2004. « Expliquer Paris à la télévision : Pierre Sudreau et les problèmes de la construction (1958) », Sociétés et représentations, n° 17, p. 117-127.
  • Cordobès, S., Desjardins, X. et Vanier, M. (dir.). 2020. Repenser l’aménagement du territoire, Boulogne-Billancourt : Berger-Levrault.
  • Couzon, I. 1997. « La place de la ville dans le discours des aménageurs du début des années 1920 à la fin des années 1960 », Cybergeo : European Journal of Geography.
  • Gravier, J.-F. 1947. Paris et le désert français, Paris : Le Portulan ; Flammarion en 1958.
  • Guilluy, C. 2014. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion.
  • Marchand, B. 2001, « La haine de la ville : “Paris et le désert français” de Jean-François Gravier », L’Information géographique, vol. 65, n° 3, p. 234-253.
  • Marchand, B. 2010. « Le graviérisme aujourd’hui », in J.-S. Cavin et B. Marchand (dir.), Antiurbain. Origines et conséquences de l’urbaphobie, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 203-216.
  • Marchand, B. 2009. Les Ennemis de Paris. La haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Markou, E. 2020. « Jean-François Gravier (1915-2005). Engagement et savoir universitaire, matériel pour la construction d’une carrière d’expert », Cahiers d’histoire du Cnam, vol. 13, n° 1, p. 161-186.
  • Ozouf-Marignier, M.-V. 2006. « Province, département, profession : le débat de 1903 sur la décentralisation », in A. Bleton-Ruget, N. Commerçon et P. Gonod (dir.), Territoires institutionnels, territoires fonctionnels, Mâcon : Institut de recherche du Val de Saône-Mâconnais, p. 157-164.
  • Provost, I. 1999. Paris et le désert français : histoire d’un mythe, thèse de doctorat en sociologie, Université Évry-Val d’Essonne.

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Pour citer cet article :

Marie-Vic Ozouf-Marignier & Achille Warnant, « Que reste-t-il de Paris et le désert français ? », Métropolitiques, 29 février 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Que-reste-t-il-de-Paris-et-le-desert-francais.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2007

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