Partons du constat établi par le philosophe Thierry Paquot (2000) : les disciplines sur la ville hésiterait entre deux pôles, celui des « études urbaines » et celui d’une « science de la ville et des territoires ». Peu reconnues par l’institution universitaire, elles n’ont pas moins contribué depuis deux siècles à « naturaliser » un espace commun entre chercheurs, aménageurs et politiques. Loin d’être situés en dehors des horizons de l’enquête d’une histoire des sciences sociales, ces savoirs participent activement à la problématisation, à l’intéressement, à l’enrôlement et à la mobilisation des acteurs sociaux autour de la question urbaine. Comment expliquer la faible autonomisation des disciplines liées à l’étude de la ville ? La définition de la ville comme « objet d’étude » résiste, en effet, à une assignation disciplinaire simple, car elle repose sur une ambiguïté fondamentale et ses approches oscillent entre le choix d’un découpage géographique en apparence circonscrit et l’analyse approfondie d’un objet d’étude. Plus encore, la ville suppose une inlassable négociation de ses limites. Le choix d’une définition territoriale (rempart, citoyenneté), géographique (site, agglomération, densité de peuplement…), sociologique ou culturelle (style de vie, comportement, équipement…), ou bien encore économique (artisanat, industrie…) entraîne des discussions sans fin sur les contours à donner au phénomène urbain. Nous reprenons ici les grandes lignes d’une première réflexion engagée sur la disciplinarisation des savoirs urbains (Van Damme 2005).
La faible « disciplinarisation » des études urbaines
En premier lieu, il faut s’interroger sur la faible institutionnalisation et « disciplinarisation » des savoirs sur la ville. Ce qui domine ici, c’est en effet le plus souvent l’interdisciplinarité, et la fédération de disciplines. En 1992, lorsque le CNRS tenta d’articuler ces recherches en mettant en place un programme interdisciplinaire et transversal sur la ville, il fut vite abandonné en raison d’une trop faible cohésion des projets engagés. Comment la ville est-elle devenue depuis l’époque moderne un objet d’étude légitime ? S’il n’est pas dans notre propos de retracer l’ensemble de ces généalogies disciplinaires, deux exemples peuvent permettre de saisir les décalages temporels et la variété des traditions intellectuelles, celui de l’émergence de l’archéologie et celui de l’hygiénisme et de la médecine urbaine.
L’émergence de l’archéologie urbaine se conçoit comme l’écriture d’une histoire locale qui apparaît avec force à l’époque moderne, en particulier au siècle des Lumières dans le sillage d’une défense des libertés locales et des revendications provinciales. Cette histoire est pensée dans une conception antiquaire et monumentale et tire sa puissance de son lien étroit avec les pouvoirs urbains qui souvent la subventionnent. On retrouve ainsi ce rapport à l’histoire dans la formulation de l’urbanité à l’aube des Lumières, qui s’appuie sur la fondation d’une mémoire collective durablement établie par l’inventaire des richesses locales (Roche 1988). Les savoirs historiques se développent dans le sillage de la redécouverte de l’antiquité des villes et des pratiques archéologiques. À Paris, la trajectoire de ces savoirs souligne l’hétérogénéité des acteurs partagés entre le monde savant, le milieu des ingénieurs des travaux de la ville de Paris et des architectes, et une sphère plus diffuse d’amateurs et de collectionneurs. La valorisation des objets et des sites par la mise en place de procédures de conservation ou d’inscription (planches gravées, croquis, plans, atlas) joue, par ailleurs, un rôle d’agrégation exemplaire pour souder ces différentes pratiques et matérialiser l’invisibilité apparente de ce Paris romain. Un domaine d’analyse, un espace intellectuel émergent de cette accumulation de données, de cette cartographie, et de ces archives. L’institutionnalisation de l’archéologie urbaine en marge de l’université témoigne de cette faiblesse des identités disciplinaires.
Le second exemple vient de la sphère médicale. Dans le champ des sciences sociales, la ville moderne se définit comme objet d’études au XIXe siècle selon des modalités variables et souvent aux marges de l’État et de ses institutions universitaires : pensée néo-hypocratique des médecins, pensée hygiéniste, pensée saint-simonienne des ingénieurs, pour ne citer que trois mouvements intellectuels qui se proposent de comprendre les mutations du corps urbain entendu comme un espace à aménager et une société à réformer (Amiot 1986 ; Backouche 2000 ; Picon 2003). Le genre des topographies médicales de Paris est tardif : la première est de 1786 par Jean-Jacques Menuret de Chambaud, médecin (1733‑1815), collaborateur de l’Encyclopédie, avec quelque quarante articles. En 1826, Claude Lachaise complétera cette géographie du sain et du malsain en produisant une analyse quartier par quartier. De même les dangers de la ville, tels que la criminalité, le maintien d’une population flottante, la violence urbaine, constituent un puissant moteur de recherches qui entraîne le développement d’outils de mesure, de statistiques. Dans ces analyses, c’est la croissance de la grande ville qui apparaît privilégiée comme incarnation de la « modernité ».
La montée en puissance des recherches sociologiques au début du XXe siècle a souvent trouvé dans la ville des terrains d’enquête féconds comme en témoigne la riche tradition de l’École de Chicago. Ici aussi, l’histoire de la sociologie et de l’anthropologie ont fait la part des réalités scientifiques et de la mythologie propre aux discours des origines disciplinaires (Platt 2003). En France, en 1909, Maurice Halbwachs fait entrer l’étude des villes dans l’espace des sciences sociales par sa thèse de droit sur Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860‑1900), qui se présente comme une étude d’économie. Il entreprend de « désencombrer ce domaine des disciplines illégitimes qui le recouvrent de leurs découpages non pertinents, et d’y construire les objets nouveaux et les relations nouvelles qui en feront un domaine conquis par la science » (Amiot 1986, p. 14). Contre la monographie, Halbwachs propose une étude de morphologie urbaine. Mais au-delà de ce cas isolé, il faut attendre 1949‑1950 pour voir se créer une équipe de recherche française de sociologie et d’anthropologie urbaine dirigée par Paul-Henry Chombart de Lauwe au Musée de l’Homme. P.‑H. Chombart de Lauwe va croiser son intérêt pour la classe ouvrière avec une méthode ethnographique inspirée de Marcel Mauss et importée des terrains asiatiques et africains. Le groupe d’ethnologie sociale entreprendra ainsi dans les années 1955‑1960 une recherche collective publiée en 1960 sur les mécanismes de la ségrégation sociale, Famille et habitation. Le terrain d’enquête, composé de 1 521 ménages résidant dans trois cités nouvelles, offre un site d’observation de la vie quotidienne. Pour autant, la sociologie et l’anthropologie urbaine ont peiné à s’affirmer comme de « grands domaines » de recherche en France, contrairement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis où a pu s’établir assez tôt une véritable écologie urbaine. Cette dernière s’est surtout développée à la fin des années 1970 dans le cadre de rencontres d’urbanisme en association avec les écoles d’architecture (Séguret et Jeudy 2000 ; Berdoulay et Soubeyran 2002). Dans un récent rapport, le sociologue Claude Dubar pouvait encore regretter la segmentation du champ de la sociologie urbaine en Île-de-France, « qui a éclaté en de multiples sous-ensembles autour des thèmes de territoires ; architectures, dynamiques spatiales qui, ayant souvent été absorbés par les géographes, n’occupent pas une position forte » (Dubar 2004, p. 20).
Entre science sociale et action publique
Un autre constat renvoie à l’évidente relation entre savoirs et action publique, qui fait des savoirs urbains un champ de recherche hybride qui nécessite de lier sociologie de la connaissance et sociologie des politiques publiques. Il est impératif dans cette histoire des savoirs urbains d’enrichir la description du monde social qui s’anime autour des questions urbaines. Dans cette perspective, il convient d’être attentif à un double processus.
En premier lieu, on doit s’interroger sur le travail organisationnel qui vise depuis le XIXe siècle à créer des institutions non scientifiques qui produisent des connaissances sur la ville. Emmanuel Bellanger (2005, 2008), en s’intéressant à la trajectoire de l’École nationale d’administration municipale (ENAM) fondée sous la Troisième République, montre que la professionnalisation du personnel communal passe par une meilleure connaissance du fait urbain. En ce qui concerne la première moitié du XXe siècle, Renaud Payre (2007) souligne les tentatives d’institutionnalisation disciplinaire des savoirs de gouvernement des villes autour de la conférence internationale des villes de 1934. L’histoire de l’échec de la mise en forme d’une « science communale » vise à prendre au sérieux les projets, les pratiques heuristiques, les concepts, les discours de justification, les opérations intellectuelles d’homogénéisation. De même, Fabien Milanovic, en suivant depuis 1965 une série de configurations historiques d’où émerge la recherche urbaine contractuelle, met au jour les logiques d’action qui prévalent à la « problématisation » commune des questions urbaines par les édiles et les chercheurs universitaires. Si l’État a joué un rôle croissant dans l’avènement institutionnel de la recherche urbaine par le biais de l’action concertée « Urbanisation » de la délégation générale à la Recherche scientifique et technique (DGRST) et du ministère de l’Équipement, lancée en 1970, la réaffirmation du travail des universitaires dans les années 1980 a tourné le dos à cette conception fonctionnaliste des sciences sociales pour introduire de nouveaux objets et de nouvelles procédures d’enquête. Dès les années 1950, Paul‑Henry Chombart de Lauwe, faute de moyens suffisants, avait, en effet, sollicité l’aide des pouvoirs publics, scellant une association durable entre chercheurs et organismes extérieurs au monde académique. La contractualisation a ainsi été une forme ordinaire de financement de la recherche urbaine (Amiot 1986, p. 48).
En second lieu, on passe d’une conception des sciences sociales comme aide technique, point d’appui cognitif pour établir des politiques publiques dans une vision planificatrice, à des usages diversifiés et multiples des enquêtes scientifiques qui vont bien au-delà de la rhétorique administrative de la « demande sociale » ou de « l’utilité sociale ». Si les savoirs deviennent opérationnels dans le cadre de la décentralisation entre 1975 et 1988, c’est que se développe le dispositif des « recherches-actions » qui abolit les frontières entre monde de l’action publique et monde de la recherche. La réussite des dispositifs interdisciplinaires ne tient pas ainsi à la seule vertu de l’enrôlement de communautés épistémiques variées, elle réside dans sa capacité à réunir des groupes sociaux hétérogènes. La montée du municipalisme introduit de nouveaux usages politiques des sciences humaines que traduit en partie la création des services historiques. Aux États-Unis, les programmes d’urban studies sont associés aux projets d’urbanisme (urban planning), et participent à l’horizon d’action des aménageurs et des architectes. Cette confusion entre savoirs théoriques et savoirs d’action brouille la distribution claire des différents mondes d’action (intellectuel ou universitaire d’un côté ; économique et politique de l’autre). En fait, la ville apparaît comme le lieu où se nouent des associations entre sphère savante, sphère politique et grand public, où les intérêts des uns reconfigurent les recherches des autres, et modifient en profondeur l’agenda de la recherche, mais aussi, et de manière plus inattendue, l’identité de la ville. Cette attention portée aux pratiques ordinaires de connaissance dans le cadre urbain, aux savoirs de la ville et non plus simplement aux savoirs sur la ville, doit permettre de faire retour sur les savoirs tacites, sur les savoir-faire et leur transmission dans l’espace urbain.
Le rêve d’une science de la ville réunifiée ?
Avec l’invention et l’essor de l’écologie urbaine dans le sillage des prises de position environnementaliste, on est confronté au désir de renouer avec un savoir urbain total qui englobe aussi bien les sciences de la nature que les sciences humaines et sociales. Depuis quelques décennies, sous l’influence d’une réflexion nouvelle sur la « ville durable », l’écologie urbaine déplace ces interrogations anciennes et les reformule dans une perspective plus environnementaliste. La nature urbaine fait donc son retour sur la scène historiographique à travers une double grille de lecture : celle du paradigme de l’exploitation de la nature comme ressource, celle du paradigme du risque et de la catastrophe. Dans le premier cas de figure, l’analyse d’une économie de prédation, d’exploitation des « richesses naturelles » oppose deux approches : d’un côté, on montre les effets négatifs de l’industrialisation, la prise de conscience réglementaire et sociale pour prendre en charge dans le contexte de l’urbanisation, la pollution (Bernhard et Massard-Guilbaud 2002) ; de l’autre, l’exploitation est envisagée sous l’angle d’une transformation à travers l’étude des usages, du recyclage, des déchets (Barles 2005). Dans la seconde approche, la nature apparaît comme incontrôlée et néfaste dans ses effets. Elle ouvre un champ de recherche du côté d’une histoire de l’intervention et de la prévention des « risques naturels » tels que les inondations ou la santé environnementale. Dans cette perspective, l’histoire environnementale a privilégié une approche socio-économique dans laquelle la nature urbaine est avant tout façonnée par des réseaux socio-techniques plus encore que par la dimension esthétique des paysages urbains (Cronon 1992 ; Stradling 2010). La métropole se présente, en effet, à la fois comme un « laboratoire social », mais aussi comme un « phénomène naturel » (Robert E. Park). Le terme d’environnement n’est pas l’équivalent de « nature en ville », mais concerne l’équité entre ses habitants et ses usagers et l’espace urbain et s’intéresse à tous les aspects du développement urbain. De la Charte d’Athènes (1933) au Grenelle de l’environnement (2008), la question urbaine mobilise experts de la ville durable, urbanistes et politiques (Veyret et Le Goix 2011). Il ouvre un chantier pour une nouvelle alliance entre sciences naturelles et sciences sociales (Charbonnier et Kreplak 2012).
Bibliographie
- Amiot, M. 1986. Contre l’État, les sociologues. Éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Backouche, I. 2000. La Trace du fleuve. La Seine et Paris, 1750‑1850, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains : France, 1790‑1970, Seyssel : Champ Vallon.
- Bellanger, E. 2005. « La ville en partage : les “savoir-administrer” dans la conduite des affaires municipales et intercommunales en banlieue parisienne (années 1880‑1950) », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 12, p. 79‑96.
- Bellanger, E. (dir.). 2008. Villes de banlieues. Personnel communal, élus locaux et politiques urbaines en banlieue parisienne au XXe siècle, Paris : Créaphis.
- Berdoulay, V. et Soubeyran, O. 2002. L’Écologie urbaine et l’urbanisme : aux fondements des enjeux actuels, Paris : La Découverte.
- Bernhardt, C. et Massard-Guilbaud, G. (dir.). 2002. Le Démon moderne : la pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal.
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- Paquot, T. 2000. « Études urbaines ou “science” de la ville et des territoires ? », in Paquot, T., Lussault, M. et Body‑Gendrot, S., La Ville et l’Urbain. L’état des savoirs, Paris : La Découverte, p. 5‑17.
- Payre, R. 2007. Une science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris : CNRS Éditions.
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- Platt, J. 2003. « La première vague de l’école de sociologie de Chicago. Le mythe des données de première main », in Cefaï, D. (éd.), L’Enquête de terrain, Paris : La Découverte, p. 139‑161.
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- Séguret, F. et Jeudy, H.-P. (dir.). 2000. L’Écologie urbaine ?, Paris : Éditions de la Villette.
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- Stradling, D. 2010. The Nature of New York : An Environmental History of the Empire State, Ithaca : Cornell University Press.
- Veyret, Y. et Le Goix, R. (dir.). 2011. Atlas des villes durables. Écologie, urbanisme, société : l’Europe est-elle un modèle ?, Paris : Autrement.