Par nature, la licence littéraire permet au romancier de s’affranchir de quelques réalités même lorsque le style et l’intrigue se veulent réalistes. Tel est le cas dans le dernier roman d’Aurélien Bellanger consacré au Grand Paris, édifié, selon l’auteur, sur les ruines de l’imaginaire de la ville productive et inclusive des Trente Glorieuses. Certes, la survalorisation des grands gestes architecturaux ou urbanistiques y sera jugée par certains probablement trop dominante, rendant compte en cela de façon imparfaite du travail quotidien d’une profession d’architecte-urbaniste profondément dichotomique, il n’en demeure pas moins que la plume de l’auteur renouvelle indiscutablement le genre de l’imaginaire urbain [1].
Le Grand Paris comme résilience urbaine
Dans cet ouvrage troublant, qui n’a de roman en définitive que le sous-titre, le Grand Paris Express est le vrai héros [2]. Sur près de 500 pages, son inventeur narre au présent, avec la sérénité apaisée du converti (à l’islam en l’occurrence, ce qui est un des enjeux majeurs de l’ouvrage [3]), la mutation récente de ce qu’est devenu la capitale en se métamorphosant en Grand Paris, sa nouvelle forme de ville. Au fil de l’avancement de l’intrigue, aucune page ne laisse indifférent et c’est en cela déjà une vraie réussite « romanesque ».
Les sciences humaines et sociales, parfois à court de métaphores, interpréteront pour leur part le propos de l’ouvrage comme une bénédiction et un enchantement de leurs disciplines. La réalité qui y est décrite, avec une froide ironie, dresse le portrait d’une métropole parisienne à venir – mais en fait déjà là, bien des signes portent à le craindre – tout au contraire maudite et désenchantée. Le Grand Paris paraît bien parti pour être l’inverse d’un Paris en grand qui, somme toute, aurait pu être souhaitable, ce que semble regretter l’auteur [4]. Du reste, l’objet Grand Paris existe : c’est un système de transport, assez éloigné de l’ambition politique initiale, du moins pourrait-on le croire de prime abord.
L’effort d’Aurélien Bellanger, trois ans après son autre « roman » consacré à L’Aménagement du territoire (2014), est de consigner ces mutations sociétales formidables et confuses qui ont, depuis une trentaine d’années, bouleversé la France et son identité : hommes et société, vie publique et ressenti intime ont été, visiblement et irréversiblement désormais, changés. Pour Paris, « ruine figée » (p. 355), le tableau qui en ressort est inquiétant car la capitale, comme « La France[,] est devenue un paysage lointain », pour reprendre la phrase qui ouvre la quatrième de couverture de L’Aménagement du territoire.
Cette chronique des années Sarkozy [5], dont la réévaluation ponctuelle sur ce dossier devra pourtant bien avoir lieu, atteste les ravages du consumérisme et de la spéculation appliqués à ce si beau sujet qu’est l’urbanisme. Étudiant en thèse, le héros va être aspiré au plus haut du pouvoir aux côtés du Prince, puis abandonner sa recherche en même temps que, une à une, ses illusions. En finesse, l’auteur présente, par-delà une réflexion sur les élites manipulatrices et manipulées (avec leur renouvellement générationnel), un portrait criant de vérité d’une société de désinvoltures en perte de sens, la disparition du travail, dans une société fragilisée par la civilisation du loisir [6], engendrant un monde parallèle dont la Seine-Saint-Denis, d’après l’auteur, offre un laboratoire captivant.
Du début des années 2000 décrites ici au vitriol, tout y est, ou presque, des fétichismes contemporains d’un Paris gentrifié, ludique, hédoniste – et, depuis peu, ubérisé. L’auteur de ce roman à clé manie un riche et clinquant trousseau de personnages et de personnalités. La fiction y croise le réel. Christian Blanc (l’ancien secrétaire d’État au Développement de la région capitale), Éric Raoult, Bertrand Lemoine, Michel Lussault, Roland Castro et Jean Nouvel, Emmanuelle Mignon, David Martinon, et d’autres encore, se reconnaîtront parmi les personnages, doubles flatteurs, ou pas. Les débuts de la télé-réalité, les ZEP-alibis à Sciences Po, la comédie népotiste de l’EPAD [7], la Maison (appelée ici à tort le Musée) de l’histoire de France, etc., beaucoup d’agitations et d’échecs du mandat du précédent président remontent à la surface et suscitent parfois la nausée.
Ce véritable festival sarcastique est complété par la présentation sans concession de la politique de séduction du « Prince » (évidemment Nicolas Sarkozy) à l’égard du petit monde des architectes, des urbanistes [8], et également en direction de la sphère universitaire. Sa mordante ironie n’épargne personne dans sa description des travers et des vanités des uns et des autres, et l’on s’amusera du pitoyable déjeuner d’experts (p. 78-79), temporairement admis dans le premier cercle du pouvoir [9]. Les biais des concours d’architecture, dont la vocation est d’accompagner, en le masquant, l’avènement d’un « projet caché » (p. 296), sont aussi très bien restitués.
Sur le dossier central de l’urbanisme, la sordide perversion des responsables soumis aux exigences médiatiques dévoyées du storytelling (p. 398) ressort de façon spectaculaire. Dès lors, comme mécaniquement, en fin de course, cette crise de précarité identitaire n’apparaît soluble que dans une ultime conversion religieuse.
Métropolisation, réalisme littéraire et « besoin de métaphores nouvelles »
Trois parties, « Les années d’apprentissage », « Le Triangle d’or » et « 93 » scandent un récit tout entier déterministe et négateur de l’individu-héros, Alexandre Belgrand, qui devient à la fin un « habitant anonyme de la métropole ». Deux cartes cliniques, « grises », l’ouvrent et le ferment.
L’ensemble offre une description de ce qu’est la métropolisation : comment se fait-elle et comment est-elle ressentie par ceux qui la vivent ? Quelles valeurs – ou non-valeurs – porte-t-elle finalement, résultats inéluctables des processus décisionnels qui la mènent ? Des réminiscences multiples saisiront le lecteur. En clins d’œil quasi explicites, nous pouvons mentionner le film d’Éric Rohmer L’Ami de mon amie (1987) ou encore Les Passagers du Roissy-Express, ce journal de bord écrit par François Maspero et illustré par Anaïk Frantz en 1990, ou, dans un autre registre encore, La Critique de la décision de Lucien Sfez (1973). Bon connaisseur de la banlieue, plus que du périurbain, ici non identifié, Aurélien Bellanger montre la fabrique de la ville quasi exclusivement vue d’en haut, ce qui enlève, certes, au réalisme de l’ensemble mais donne force au parti pris romanesque.
« Je suis cet Alexandre Belgrand ! » est une affirmation que pourrait probablement proférer certains lecteurs, surpris de se reconnaître en découvrant le personnage central du livre aux allures bien réelles. Car, à certains égards, nous le sommes tous un peu ce héros d’Aurélien Bellanger, descendant du grand ingénieur Eugène Belgrand, concepteur du système d’égouts et d’alimentation en eau de la capitale pendant le Second Empire. Ce sentiment perturbant qui en saisira beaucoup d’autres parmi ceux qui ont pu aider, même furtivement, de près ou de loin, à fournir des éléments de langage à cette machine technocratique qui finit (dans le roman) par dévorer son auteur, lui faisant perdre à la fin tout orgueil, et relègue son âme dans une banlieue de l’esprit.
« Le Grand Paris avait commencé à m’ensevelir » constate-t-il (p. 302) : « objet trop grand pour une seule âme », (p. 419) ou encore cette « réitération personnelle du mythe de Babel », sont de belles images qui donnent ainsi un sens absolu à l’urbanisme, ce qui n’est pas sans rappeler la recherche de la clé d’or de l’aménagement qui animait Paul Delouvrier si l’on en croit ses mémoires [10], visiblement bien connues du romancier.
Sur le registre de l’identité urbaine, le narrateur laisse entendre d’une parole résignée et fataliste que c’est bien un tout autre Paris, façonné par des arrivistes tard-venus, qui est en train d’émerger. En cela, ce livre signe la fin du paradigme de la ville capitale complète, productive, politique et culturelle. Mieux : sa défaite au prix d’une grande banalisation. Et le moins que l’on puisse dire est que cette transition vers son remplacement est violente. Un sens de l’histoire désespérant ressort ici : « Tout était perdu pour la ville-centre et Paris ne pourrait retrouver un peu de vitalité, un peu de la vitalité inquiétante de la forêt primitive, qu’à condition, pourtant, de se laisser envahir par les intrants venus de ses quartiers périphériques… » (p. 344).
On notera, sous la plume de l’auteur, la divergence essentialisante et raciste des populations entre les habitants du centre et des périphéries. Pure exagération ? Il n’en reste pas moins que les équilibres politiques locaux ont toujours été instrumentalisés par le pouvoir sommital du Prince, sur fond de rivalités entre le « 92 » contre le « 93 », entre des baronnies gaullistes et des bastions rouges ! Les effets de la tectonique, liée à la submersion et subversion de la ville-centre par le menaçant « 9-3 » ressurgissent avec les émeutes de 2005 ici décrites, dont, en 2017 avec l’affaire Théo, le spectre est réapparu. En filigrane, les violences de basse et de haute intensité des « quartiers » communautarisés laissent bel et bien entrevoir une identité changeante et pas nécessairement heureuse. « Les habitants de la ville-centre voulaient des expériences rares, individuelles et intransmissibles quand les habitants de la banlieue voulaient des infrastructures fonctionnelles : Paris n’avait aucune chance » (p. 431).
Un regard tranquille et acerbe sur la décadence civile et politique
Enfin, et c’est un autre point fort de l’écriture d’Aurélien Bellanger, il excelle à décrire la vie de cabinet, connivente et asservie, à un pouvoir discrétionnaire, spectaculaire et cynique. L’existence de ces jeunes conseillers intouchables qui, dans un décor anachronique doré et lambrissé, décident en authentiques démiurges de la vie de millions de leurs concitoyens est ici sévèrement jugée. L’exécrable moralité de cette caste de passage, grisée par son pouvoir d’un instant, décuplé par la vie algorithmée des smartphones, iPhone et BlackBerry aux diodes déjà périmées, serait assez drôle si Alexandre Belgrand, le héros, parti de l’ESSEC [11] bourgeois, n’avait pas le sentiment d’être devenu un « traître », bien conscient de ses glissements, de ses accommodations et de ses renoncements opportunistes. « Le sentiment de trahir mon camp et peut-être même de trahir la France » (p. 473) le saisit, en effet, en bout de course.
Relevons que cette trahison soumissionnaire des élites technocratiques offre des éléments déjà pointés en son temps par Louis Chevalier. L’itinéraire de vie du personnage d’Aurélien Bellanger mérite, par conséquent, d’être lu en ce sens, sans désespoir exagéré, mais avec lucidité, à l’heure où pointent les miracles déshumanisés des smart cities.
Bibliographie
- Bellanger, A. 2010. Houellebecq, écrivain romantique, Paris : Léo Scheer.
- Bellanger, A. 2014. L’Aménagement du territoire, Paris : Gallimard.
- Bouchy, F. 2017. « La politique est la mise en marche des passions », Le Monde des livres, 18 janvier.
- Delouvrier, P. 1994. Paul Delouvrier : la passion d’agir – entretiens avec Roselyne Chenu, Paris : Seuil.
- Maspero, F. 1990. Les Passagers du Roissy-Express, Paris : Seuil.
- Rohmer, É. 1987. L’Ami de mon amie, long métrage.
- Sfez, L. 1973 (1re éd.). Critique de la décision, Paris : Presses de Sciences Po.