L’ouvrage de Maryvonne Prévot est consacré à un homme au parcours singulier, Maurice Ducreux [1]. Prêtre de 1950 à sa mort survenue en 1985, il est l’un des fondateurs en 1957 du Bureau d’études et de réalisations urbaines (BERU), avant de devenir chercheur au sein de l’Unité de recherche appliquée de l’École spéciale d’architecture (UDRA‑ESA) de Paris. Les choix professionnels de Maurice Ducreux sont directement liés à un double engagement : la foi chrétienne et le communisme. Des années 1950 à la fin des années 1970, il tente de répondre à sa façon à la crise du catholicisme qui anime son église et à la désindustrialisation qui fragilise la banlieue parisienne, dont Ivry-sur-Seine, sa cité d’adoption, est la ville emblématique. Le fil conducteur de sa vie concilie ses engagements et son investissement ininterrompu en faveur des territoires populaires et de leurs habitants.
Parmi ces trois mondes auxquels Maurice Ducreux appartient, deux connaissent une crise majeure. L’Église est déjà sous tension et en déclin lorsque Maurice Ducreux est ordonné prêtre au début des années 1950, tandis que le PCF entre en crise lorsqu’il y adhère dans les années 1970. Son troisième monde, l’urbanisme, est en pleine construction, mais son institutionnalisation rapide en affaiblit les dynamiques militantes.
Face au communisme
L’Église est confrontée à un mouvement de déchristianisation de grande ampleur, notamment entre 1965 et 1980. En son sein, le doute s’installe sur « la capacité du religieux à structurer la politique et la société » (p. 21). Dès lors, le débat s’ouvre sur la mission des prêtres. Selon les termes d’un membre du mouvement « Jeunesse de l’Église » auquel Paul-Henry Chombart de Lauwe, pionnier de l’anthropologie et de la sociologie urbaine, participe, « le problème n’est plus de christianiser la modernité mais de vivre en chrétien dans un monde moderne qui se passe fort bien de Dieu » (p. 49). Lorsque Maurice Ducreux est jeune prêtre, le conflit à propos des prêtres ouvriers fait encore rage entre Rome et la Mission de France [2] à laquelle il est affilié. La hiérarchie religieuse cherche à mettre au pas toutes les composantes du christianisme progressiste. Le conflit est lié à l’autre phénomène majeur dont l’ouvrage rend compte, le poids du communisme au sein de la « classe ouvrière », qui, aux yeux des chrétiens progressistes des années 1950‑1960, apparaît comme l’essentiel du monde à évangéliser. La classe ouvrière est ancrée dans les villes, traditionnellement absentes de la réflexion de l’Église, structurée par paroisses, et dont les racines sont rurales.
Dès lors, dans le monde ouvrier, le plus souvent superposé au monde urbain dans les représentations du clergé, le communisme a l’avantage en termes d’implantation et d’influence, ce qui contribue à ce qu’une partie des militants du christianisme social deviennent des compagnons de route ou des adhérents. C’est notamment le cas dans la banlieue sud de la région parisienne, où Maurice Ducreux s’installe dès 1946, envoyé en stage à 22 ans. Il s’implique bientôt dans la lutte contre le mal-logement et, proche de l’ACO [3] et du Mouvement populaire des familles, finit par se lier à la fraction « cryptocommuniste » du mouvement chrétien progressiste. Il adhère formellement au PCF en 1973, en pleine période d’ouverture liée au Programme commun de gouvernement et à l’orientation favorable à l’Union de la gauche. Cette perspective s’accompagne d’une ouverture sociologique du PCF aux classes moyennes, ingénieurs, techniciens, intellectuels, dont certains d’origine chrétienne.
Cette période est de courte durée. Le PCF entre en crise dès le milieu des années 1970, confronté au raidissement interne de sa stratégie, à l’affaiblissement militant et à la désindustrialisation de ces territoires d’implantation. Mais c’est la question des populations immigrées qui provoque la rupture entre Maurice Ducreux et ce parti. Lorsque le PCF défend, par la voix des élus des communes qu’il dirige, une meilleure répartition des immigrés, les contradictions apparaissent entre gestion communale et principes politiques. Maurice Ducreux refuse toute forme de stigmatisation des immigrés. À Ivry, le bureau municipal se prononce en 1980 pour « une répartition juste et humaine de l’immigration dans toutes les communes » et annonce des mesures restrictives et discriminatoires (p. 239) ; à Vitry-sur-Seine, un bulldozer détruit un foyer d’immigrés où trois cents travailleurs maliens venus de Saint-Maur-des-Fossés avaient trouvé refuge. Maurice Ducreux désapprouve ce tournant et rejoint le MRAP [4] ; il demeure en cohérence avec sa préoccupation constante, celle de l’accès au logement pour tous. Dès 1977, il quitte le PCF qu’il avait rencontré sur le terrain de l’urbanisme et de l’aménagement des « villes rouges ».
L’homme d’Église et l’urbanisme
Reste le monde de l’urbanisme, dans lequel Maurice Ducreux trouve un espace à la fois professionnel et militant. Maryvonne Prévot en livre une analyse très détaillée, parfois ardue pour le profane. L’implication de Ducreux comme vicaire dans la crise du logement constitue le point de départ d’un processus qui l’amène à fonder le BERU, l’un des plus importants bureaux d’études privés de France, dont l’objectif est de « concourir à la résolution des problèmes posés par l’aménagement du territoire, l’urbanisme et le logement, la conception et la réalisation d’opérations d’urbanisme » (p. 81). Son parcours s’inscrit dans un mouvement profond de sécularisation de la sociologie religieuse, qui devient une sociologie urbaine attachée à un urbanisme humaniste. Le BERU intensifie son activité dans plusieurs villes de la banlieue rouge, il décroche également des contrats en province et développe des activités internationales, notamment dans les anciennes colonies nouvellement indépendantes telles l’Algérie, la Tunisie puis le Zaïre. Maurice Ducreux travaille deux ans à Kinshasa, où il se forme à la méthodologie d’enquête sociodémographique. Son investissement s’achève dans le désenchantement : Ducreux déplore la disparition au BERU du climat de « camaraderie et de dialogue » (p. 155) au profit des logiques concurrentielles et des contraintes du marché.
Maryvonne Prévot fait l’hypothèse que le prêtre en cours de sécularisation a fini par trouver dans la recherche en sciences sociales (et dans le marxisme) un « langage de substitution » au langage religieux en crise. Elle aborde plus largement la genèse de l’engagement militant des prêtres et ses caractéristiques : leurs liens au scoutisme et à son projet social, leur niveau de scolarisation et leur capacité à parler en public, qui poussent les prêtres ouvriers à prendre des responsabilités syndicales. Elle souligne également le rôle unificateur que joua le combat contre la guerre d’Algérie. À ses yeux, Maurice Ducreux et ses pairs sont « socialistes parce que chrétiens » (Tranvouez 2012, p. 25), animés par une vision « intégraliste » (p. 256) de la politique, à l’image d’autres militants engagés un temps dans le courant maoïste après 1968.
Cependant, si l’ancrage dans la recherche peut se comprendre dans le processus de sécularisation de Maurice Ducreux, il est aussi un substitut à un cadre professionnel qui a perdu ses caractéristiques initiales. Ce ne sera que temporaire. Après son départ du BERU, le prêtre travaille à l’UDRA-ESA, mais, là aussi, les temps changent, et Maurice Ducreux a le tort d’être largement autodidacte. Il est militant, détenteur par ce biais d’une grande expérience de travail, mais ne détient pas les diplômes correspondant à son activité. Dès lors, avec la crise, il se retrouve en difficulté, et lorsqu’il est licencié de l’UDRA suite à un contentieux, c’est à grand-peine qu’il se reconvertit dans la recherche.
Au cours de sa vie, Maurice Ducreux s’est retrouvé au croisement temporaire de dynamiques qui finissent par diverger, le laissant en quelque sorte sur le carreau. En cela, il est à la fois atypique et marginal, au sein de l’Église, dans son engagement politique comme chrétien au sein du PCF et comme professionnel autodidacte dans le monde de l’urbanisme. La force de l’analyse de Maryvonne Prévot est justement de montrer toute la richesse de l’analyse biographique et de la micro-histoire.
La biographie du prêtre est analysée minutieusement, grâce aux archives personnelles et familiales d’un Maurice Ducreux très porté à écrire et à celles de la Mission de France, de l’Institut français d’architecture et des archives municipales, notamment celles d’Ivry-sur-Seine. Ces fonds sont croisés avec des entretiens menés par l’auteur auprès des contemporains que Maurice Ducreux a croisés ou côtoyés en banlieue parisienne, à Rouen et à Kinshasa. Ce récit est constamment réinscrit dans un contexte et des dynamiques plus générales, où se croisent histoire militante et histoire de l’urbanisme, dont l’articulation est constamment interrogée. Ainsi, cette analyse des choix de vie d’un prêtre « décalé » permet-elle une meilleure compréhension des reconfigurations à l’œuvre au sein des institutions qu’il investit : l’Église catholique, les mairies communistes et l’urbanisme.
L’étude de la singularité du prêtre éclaire des comportements restés discrets chez d’autres acteurs. Ainsi peut-on conclure avec Maryvonne Prévot que les urbanistes ne furent imperméables ni à la foi ni à l’idéologie. De même, l’approche micro-historique permet de penser l’articulation de processus souvent pensés comme disjoints – par exemple, le travail d’urbaniste et l’implication politique. Elle permet surtout de rendre compte de mouvements profonds de la société, notamment ici dans son rapport au religieux.
Bibliographie
- Tranvouez, Y. 2012. Catholiques et communistes. La crise du progressisme (1950‑1955), Paris : Le Cerf.