Le livre de l’architecte Pierre Lebrun, issu d’une thèse de doctorat en histoire de l’architecture, rend compte des modalités selon lesquelles des architectes, des hommes d’Église (spécialistes d’architecture religieuse, membres de revues d’art sacré, curés de paroisses urbaines) et des laïcs impliqués dans la conception des projets ont élaboré de nouveaux lieux de culte plus adaptés aux formes urbaines des années 1945-1975. Pour l’auteur, les mutations de l’architecture religieuse pendant les Trente Glorieuses sont directement liées à l’évolution des mobilités, comprises comme l’ensemble des migrations intra- et inter-urbaines : flux domicile-travail et déplacements saisonniers. Le livre entend ainsi montrer qu’un nouveau contexte urbanistique (création des grands ensembles et des villes nouvelles, aménagement des stations de sports d’hiver, modernisation des équipements aéroportuaires) marqué, d’après l’auteur, par une mobilité accrue de la population, a donné naissance à des innovations en matière de construction d’églises.
On peut se risquer à résumer les exemples présentés par l’auteur en trois grands types. Il s’agit d’abord de structures aisément démontables, pouvant prendre la forme d’églises-tentes, d’églises gonflables comme celle de Montigny-lès-Cormeilles (1969), ou encore d’« églises nomades » comme celles dessinées par Jean Prouvé. Sont également construits des lieux de culte intégrés dans des bâtiments à usage profane : l’église Saint-Luc (1968) est insérée sous le premier étage d’un immeuble d’habitation à Grenoble, le « centre d’accueil » (1973) de la station de sports d’hiver d’Orcières-Merlette jouxte l’escalier du téléphérique. Enfin, la création de « centres paroissiaux » peut donner lieu à deux sous-types de constructions : soit un ensemble formé par l’église, des salles de catéchisme et souvent un logement pour le personnel religieux ; soit, dans des grands ensembles qui manquent souvent d’équipements collectifs, de simples salles de réunion de dimension modulable, comme à Sarcelles (1959-1963), qui permettent le culte entre autres activités.
Loin d’être éloignée des problématiques d’aménagement du territoire, l’Église catholique a par conséquent accompagné, par des expérimentations, l’urbanisation de la société française contemporaine.
Quelles églises à l’heure de « l’enfouissement » ?
Pour étayer sa thèse, Pierre Lebrun explique d’abord comment la conception de la paroisse dans le dispositif d’emprise pluriséculaire de l’Église catholique est remise en cause après-guerre par un courant missionnaire très actif. L’église monumentale est désormais perçue comme inadaptée car trop éloignée de la pastorale en direction des masses. L’auteur montre dans un second temps qu’un certain nombre de prêtres et d’architectes se saisissent de la question dans des revues spécialisées (L’Art sacré, L’Architecture d’aujourd’hui) ou lors de tables rondes organisées à l’initiative du Comité national de construction d’églises (CNCE) pour proposer des modèles architecturaux alternatifs, qui tous recherchent un contact plus étroit avec les habitants par un fonctionnement plus souple du bâtiment : plurifonctionnalité des espaces, utilisation généralisée de cloisons mobiles, mise à disposition pour des usages profanes. Pierre Lebrun rappelle à juste titre que cette recherche de polyvalence des locaux est contemporaine sur le plan pastoral et théologique de la volonté de bon nombre de mouvements d’Église de participer de façon discrète à l’animation du corps social (« l’enfouissement »), à l’opposé d’un catholicisme triomphant et trop visible.
L’extrême plasticité des aménagements intérieurs traduit aussi une incertitude vis-à-vis de l’avenir des communautés paroissiales : plusieurs curés soulignent l’intérêt de choix architecturaux et pastoraux qui ne soient pas définitivement inscrits dans le béton, tant l’avenir des communautés paroissiales urbaines est jugé incertain. L’Agora d’Évry (1975) présente de ce point de vue un cas limite : le clergé local et les paroissiens les plus actifs impliqués dans le projet font le choix de ce que Pierre Lebrun appelle « l’ajournement », c’est-à-dire le report sine die de la construction d’un lieu de culte perçu comme inutile, voire contre-productif, dans l’évangélisation des villes. Enfin, l’auteur évoque dans une troisième partie quelques projets expérimentaux d’églises « immatérielles », transparentes ou « éphémères », comme celle qui figure sur la couverture du livre, qui montre une église gonflable de 40 kg seulement, aisément transportable, réalisée par l’architecte H. W. Müller en 1969.
Une histoire à poursuivre
Ces quelques 300 pages, auxquelles il faut ajouter un ensemble de plus de 280 notices biographiques sur des acteurs majeurs de ce champ (architectes, religieux, élus, universitaires), présentent plusieurs intérêts sur lesquels il faut insister.
C’est d’abord la facture d’ensemble qui mérite d’être mentionnée : plusieurs dizaines de photographies, de plans et de croquis d’architectes illustrent à bon escient les analyses. Par ailleurs, le livre met en lumière la réflexion de plusieurs hommes d’Église souvent méconnus des non-spécialistes (Guillaume de Vaumas, Paul Winninger, Michel Brion et surtout Jean Capellades, directeur de la revue L’Art sacré de 1954 à 1969) qui jouent un rôle majeur dans la circulation des modèles pastoraux et architecturaux. Un grand nombre d’études de cas permettent de prendre conscience de la diversité des situations locales, qui interdit par exemple de parler d’une architecture religieuse dans les grands ensembles.
L’auteur explique à juste titre que les générations suivantes ne comprennent parfois plus les choix initiaux : à Nantes, dans les années 1990, les fidèles de l’église Saint-Luc (1963-1968) assimilent le dépouillement de l’édifice à de la laideur. En ce sens, il convient de préciser que les points de vue rapportés par l’auteur sont essentiellement ceux d’une avant-garde religieuse et artistique. Le lecteur n’entend que très peu la voix des fidèles, voire même celle des évêques, même si, comme l’explique l’auteur, le concile Vatican II (1962-1965) a très peu abordé la question de l’architecture religieuse proprement dite. On regrettera également – mais l’auteur n’est pas historien – que les va-et-vient chronologiques fréquents entre le début et la fin de la période nuisent parfois à la démonstration, donnant l’impression d’une certaine uniformité de pensée et de pratiques.
Surtout, le titre du livre peut prêter à confusion : toutes les églises construites au cours des Trente Glorieuses ne sont pas mobiles, y compris celles retenues comme études de cas par l’auteur. En fait, la mobilité étudiée par Pierre Lebrun renvoie à deux réalités qu’il faut distinguer : le caractère modulable et polyvalent d’un petit nombre de lieux de culte d’une part ; les déplacements plus fréquents de la population et ses effets sur la localisation de ces lieux de culte d’autre part. Rendre compte historiquement de ce double objet est louable parce que novateur, mais il ne s’agit que d’un aspect de la question des nouvelles églises construites après 1945. Ce livre, lu avec beaucoup d’intérêt, constitue donc un premier jalon dans la compréhension des liens entre architecture religieuse et urbanisation de la société française dans la seconde moitié du XXe siècle.