La sévérité de la répression policière qui s’abat sur les mobilisations contre la loi Travail, comme elle s’est abattue sur la COP21, la Nuit debout, sur certaines grèves ou encore sur les étrangers sans papiers et réfugiés, n’envoie pas seulement des manifestants à l’hôpital, en garde-à-vue, en centres de rétention ou en détention [1]. Elle interroge également sur le sens politique d’un moment répressif ouvert par le décès de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 et maintenu par l’état d’urgence à la suite des attaques terroristes. Cette séquence a pour corollaire une marginalisation temporaire de la « question des banlieues » dans les médias. Cependant, elle ne doit pas faire oublier des décennies d’action policière centrée sur la coercition dans les quartiers populaires. Cette gestion répressive a un coût exorbitant en termes de violence, de discrimination, de perte de légitimité des institutions eu égard aux maigres réussites de la politique pénale. Le recours à la coercition a également pour conséquence de rendre invisible la diversité des tâches policières (aide aux personnes, actes administratifs, résolution de conflits ou encore travail d’enquête judiciaire) et de se traduire par la mise à l’écart d’autres formes possibles de médiation.
Dans ce qui suit, je propose d’interroger cette politique du conflit [2] à la lumière de travaux récents en sciences sociales. Comment expliquer le choix d’un répertoire d’action policier focalisé sur la coercition ? Quelles sont les conséquences politiques d’une gestion répressive de la contestation ?
L’ambiguïté des rapports entre police et politique
Les rares informations disponibles sur les directives données par le pouvoir politique à la hiérarchie policière oscillent entre injonction à la fermeté [3] et rappel des règles déontologiques aux préfets [4]. Si cette ambiguïté caractérise le conflit actuel, elle s’inscrit également dans une histoire de la gestion politique de la police. Comme l’a montré Alain Dewerpe dans son analyse de la manifestation du 8 février 1962, un des éléments permettant de comprendre le déchaînement de la brutalité policière aux abords de la station de métro Charonne fut la consigne donnée par le pouvoir aux compagnies d’intervention d’agir « sans demi-mesure » (Dewerpe 2006, p. 188).
Bien sûr, la manifestation de Charonne s’inscrivait dans un contexte (la guerre d’Algérie) où l’usage politique de la violence était fréquent. Néanmoins, l’ambiguïté des ordres donnés par le pouvoir politique à la police peut servir de grille de lecture au-delà des différences contextuelles.
Pour le sociologue canadien Jean-Paul Brodeur, cette ambiguïté s’apparente à la signature par le pouvoir d’un « chèque en gris » à l’appareil policier :
« La signature et les montants consentis sont d’une part assez imprécis pour fournir au ministre qui l’émet le motif ultérieur d’une dénégation plausible de ce qui a été effectivement autorisé ; ils sont toutefois suffisamment lisibles pour assurer le policier qui reçoit ce chèque d’une marge de manœuvre dont il pourra, lui aussi, plausiblement affirmer qu’elle lui a été explicitement concédée » (Brodeur 1984, p. 32).
La signature de ce « chèque en gris » permet au gouvernement et à la police de se couvrir mutuellement en cas de violences graves. On a également pu observer cette dynamique à l’œuvre lors du décès de Malik Oussekine le 6 décembre 1986, battu à mort par des policiers en marge de manifestations contre un projet de réforme universitaire et qui avait conduit à la démission du ministre de la Recherche et de l’enseignement supérieur du gouvernement de l’époque. En France, la mort donnée par des policiers lors d’une protestation collective ne surviendra à nouveau qu’en octobre 2014 avec le décès de Rémi Fraisse. Dans ce cas également, police et politique se sont renvoyés la responsabilité. Cet événement s’inscrit, par ailleurs, dans un tendance, croissante depuis une vingtaine d’années, à la routinisation de l’usage d’armes dites « sublétales » (grenades offensives ou de désencerclement [5], Flash-Balls [6]) lors des interventions de maintien de l’ordre. Dans une perspective comparative, ce type de pratiques policières de gestion des foules va à rebours des évolutions d’autres pays européens – comme l’Allemagne, par exemple –, qui privilégient des stratégies de prévention et de désescalade [7].
Coercition policière et politisation
La mort survenue en contexte d’intervention policière, qu’elle lui soit liée indirectement (comme ce fut le cas pour Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois en 2005) ou directement (comme Wissam El‑Yamni à Clermont-Ferrand en 2012), est plus fréquente dans les quartiers urbains périphériques et touche en premier lieu de jeunes hommes issus des immigrations postcoloniales (Fassin 2011). Par ailleurs, fin 2015, les plaintes déposées par dix-huit adolescent·e·s d’un quartier populaire du 12e arrondissement de Paris pour « violences volontaires aggravées », « agression sexuelle aggravée », « discrimination » et « abus d’autorité » à l’encontre des policiers d’une brigade de « proximité » illustrent l’existence de pratiques récurrentes. Des travaux sociologiques pointent ainsi depuis plusieurs années le caractère routinisé de pratiques telles que les moqueries, les brimades ou encore les contrôles discriminatoires [8]. Ces comportements ont également une dimension systémique en ce qu’ils sont le produit de routines administratives et professionnelles (de Maillard et al. 2016 ; Gauthier 2015). Ces tensions contribuent à produire une communauté d’expérience fondée sur un contentieux avec la police que partagent une ou plusieurs générations de Français des classes populaires issus des immigrations postcoloniales (Mohammed 2011). Or, comme le montre la science politique, c’est à travers les interactions routinières avec les fonctionnaires de terrain (street-level bureaucrats) que se tisse une relation plus générale des gouvernés à l’État et aux institutions. On peut donc supposer qu’un rapport conflictuel avec la police nourrisse une vision négative des institutions politiques en général, qui converge avec des expériences négatives auprès d’autres institutions (école, État social, etc.).
Dans un autre contexte, la coercition policière exercée pendant les manifestations contribue également à forger une communauté d’expérience comme en témoignent les slogans et les actions visant directement les policiers. Pour la majorité des manifestant·e·s, la socialisation à la coercition policière ne relève pas du quotidien et repose principalement sur la confrontation avec des unités de maintien de l’ordre (les CRS, les gendarmes mobiles et d’autres unités d’appui). Comme c’est le cas avec d’autres administrations, les rapports avec la police sont différenciés en fonction de la classe sociale, de l’âge, du sexe, de lieu de résidence et de l’apparence ethnoraciale. Cependant, comme on le verra plus bas, les mobilisations contre les violences et les discriminations policières ouvrent des points de convergence entre ces différentes communautés d’expérience.
En assimilant systématiquement les confrontations directes entre protestataires et policiers à des actes de délinquance, les responsables politiques feignent d’ignorer que la répression policière est un puissant opérateur de politisation [9]. Parallèlement, la réduction du sens politique des contestations par leur criminalisation (des « délinquants », des « casseurs », voire des « terroristes » dans le cas du groupe de Tarnac) traduit un alignement des discours publics sur les catégories policières. Par exemple, lors de la manifestation du 14 juin 2016 contre la loi Travail, la césure en deux du défilé par les CRS est venue matérialiser une construction policière entre « manifestants » et « casseurs » [10]. Ce vocabulaire illustre également le refus de prendre en compte le contentieux envers la police qui s’exprime lors des affrontements en banlieue ou lors des manifestations contre la loi Travail.
Le déni politique du contentieux police–population
Pourtant, ce contentieux police–population en France est aujourd’hui beaucoup mieux documenté qu’il y a une dizaine d’années et fait, par ailleurs, l’objet d’une mobilisation sans précédent, dont on peut identifier trois sources. D’abord, depuis une dizaine d’années, dans le sillage des révoltes de l’automne 2005, différents collectifs [11] ont porté la thématique des violences policières jusqu’aux médias grand public et ont ainsi permis d’attirer l’attention de certains élus locaux sur ce problème. Ensuite, la rencontre entre des collectifs issus des quartiers populaires et des militants de groupes plus anciens des centres-villes est venue nourrir une « communauté d’expérience » de ces violences, permettant de renforcer les postures critiques et d’étendre le socle sociologique des mobilisations. Enfin, l’espace de la mobilisation politique contre les violences et discriminations policières s’est étendu et diversifié : aux collectifs constitués autour des victimes et de leur entourage s’associent désormais, de manière ponctuelle, des journalistes, des ONG, des avocats et des chercheurs en sciences sociales. Ces collectifs permettent de mieux comprendre la nature du contentieux police–population en France, de partager des expériences contrastées en fonction des groupes sociaux et d’origine, et de réfléchir à des moyens d’action. Cette action collective avait notamment débouché en juin 2015 sur une première historique : la condamnation de l’État pour « faute lourde » par la cour d’appel de Paris, qui avait estimé que des contrôles policiers avaient été réalisés selon l’apparence physique et l’appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race. La décision de l’État de contester ce jugement traduit, en revanche, le déni de reconnaissance de l’existence du problème.
Alors que, ailleurs en Europe, ces critiques sont prises en compte et nourrissent certaines réformes policières, au bénéfice aussi bien de la population que des policiers eux-mêmes [12], la France se caractérise par son immobilisme. L’abandon rapide de la mise en place d’un récépissé lors des contrôles d’identité, qui figurait parmi les promesses de campagne du candidat Hollande en 2012, traduit la faiblesse du politique face à l’administration policière. Le sociologue Dominique Monjardet décrit ce phénomène comme une forme d’ « inversion hiérarchique » : après sa prise de fonction, tout nouveau ministre de l’Intérieur se convertit très rapidement en porte-parole des intérêts dominants de l’administration qu’il est supposé diriger (Monjardet 2002, p. 544). À cet égard, les discours virils de « fermeté » traduisent bien souvent un aveu de faiblesse politique face aux intérêts corporatistes de l’administration policière, au détriment de l’intérêt commun. De manière générale, l’administration policière est un acteur à même de peser sur le champ du politique et capable, en cas de crise de régime, de rendre possible l’effondrement de ce dernier [13].
La réforme des polices au prisme des exemples étrangers
Comme le montrent des enquêtes sociologiques nord-américaines, les expériences négatives lors des interactions avec la police et la justice entament chez les individus le sentiment d’appartenance à la communauté citoyenne ainsi que la légitimité de l’État et perpétuent les frontières sociales et raciales (Epp et al. 2015 ; Escobar 1999). Cette fonction socialisatrice de la police a également été mise en lumière par la théorie de la justice procédurale (Tyler 2006), qui insiste sur l’importance de l’équité des procédures policières. Ce courant de recherche, dont la réception a été inexistante en France, a notamment nourri les réformes des polices anglo-saxonnes (Lévy 2016). Alors que les responsables politiques français y voient un aveu de faiblesse, la reconnaissance des causes structurelles et non uniquement individuelles des violences et des discriminations policières pourrait, au contraire, constituer un facteur de légitimité de l’action policière et, à travers elle, de l’État.
Certaines organisations policières (comme aux États-Unis, en Angleterre ou encore en Allemagne), sous l’influence de la théorie de la justice procédurale, ont cherché à accroître le sentiment de légitimité des institutions auprès des gouvernés par la mise en place de stratégies de prévention et de community policing. La police française apparaît, quant à elle, engluée dans ses fonctions purement répressives. Bien sûr, c’est au politique, à condition évidemment qu’il s’en fixe l’objectif, qu’il incombe de lever l’ambiguïté dans son rapport à la police. Des exemples étrangers montrent que l’apaisement du contentieux, toujours incertain, nécessite du temps et du courage politique pour aller contre l’intérêt corporatiste particulièrement vivace au sein du ministère de l’Intérieur. La délivrance d’un récépissé lors des contrôles d’identité (comme c’est désormais le cas au Royaume-Uni, dans certains États nord-américains et dans certaines villes d’Espagne) ou encore la mise en place de stratégies de prévention et de médiation peuvent contribuer à lever, même si ce n’est que partiellement, l’ambiguïté du rapport entre police et politique, et à décentrer l’action policière de ses fonctions purement répressives. En effet, la volonté et la capacité du politique à marginaliser l’usage de la violence et de la coercition policières constituent des indices de démocratisation de nos sociétés.
Bibliographie
- Assemblée nationale. 2015. Rapport au nom de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, n° 2794.
- Blanchard, E. et Droit, E. 2015. « Forces de l’ordre et crises politiques au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n° 128, octobre‑décembre, p. 3‑14.
- Blanchard, E. 2015. « Le 6 février 1934, une crise policière ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n° 128, octobre‑décembre, p. 15‑28.
- Brodeur, J.-P. 1984. « La police : mythes et réalités », Criminologie, vol. 17, n° 1, p. 9‑41.
- Dewerpe, A. 2006. Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris : Gallimard.
- Droit, E. 2015. « La Stasi face à la “Révolution pacifique” de l’automne 1989 en République démocratique allemande », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 4, n° 128, octobre‑décembre p. 63‑76.
- Epp, C. R, Maynard-Moody, S., Haider-Markel, D. 2014. Pulled Over. How Police Define Race and Citizenship, Chicago : University of Chicago Press.
- Escobar, E. J. 1999. Race, Police, and the Making of a Political Identity : Mexican Americans and the Los Angeles Police Department, 1900–1945, Berkeley : University of California Press.
- Fassin, D. 2011. La Force de l’ordre, Paris : Seuil.
- Gauthier, J. 2015. « Origines contrôlées. Police et minorités en France et en Allemagne », Sociétés contemporaines, vol. 97, n° 1, p. 101‑127.
- Jobard, F., Lévy, R., Lamberth, J., Névanen, S. 2012. « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, vol. 67, n° 3, p. 423‑451.
- Lévy, R. 2016. « La police française à la lumière de la théorie de la justice procédurale », Déviance et Société, vol. 40, n° 2, p. 139‑164.
- de Maillard, J., Hunold, D., Roché, S., Oberwittler, D. et Zagrodzki, M. 2016. « Les logiques professionnelles et politiques du contrôle. Des styles de police différents en France et en Allemagne », Revue française de science politique, vol. 66, n° 2, p. 271‑293.
- Mohammed, M. 2011. La Formation des bandes, Paris : Presses universitaires de France.
- Monjardet, D. 2002. « L’insécurité politique : police et sécurité dans l’arène électorale », Sociologie du travail, vol. 44, n° 4, p. 543‑555.
- Tilly, C. et Tarrow, S. 2008. Politique(s) du conflit, Paris : Presses de Sciences Po.
- Tyler, T. R. 1990. Why People Obey the Law, New Haven : Yale University Press.