Dans cet ouvrage bref, mais dense et informé, le sociologue Christian Mouhanna cherche à rendre compte des mécanismes sociaux qui ont contribué à creuser un fossé entre police et populations en France, fossé qui n’a cessé de s’élargir depuis une décennie. Ce spécialiste du travail policier fait partie de ce qu’on peut appeler l’école française de sociologie de la police, dont Dominique Monjardet fut le pionnier et l’inspirateur. Son approche consiste à observer la réalité du travail policier, c’est-à-dire ce que fait la police [1] pour comprendre les facteurs qui ont conduit à la fracture actuelle et qui contribuent aujourd’hui à l’entretenir. Le sociologue revient donc à la fois sur un héritage structurel qui pèse lourdement sur le devenir de la police nationale et sur les réformes de la police tentées depuis les années 1990, en s’appuyant sur les nombreuses études auxquelles il a participé depuis une vingtaine d’années et qui donnent sa richesse à l’ouvrage.
La police nationale est un objet mal connu en France, noyé dans les mythes et dans un discours fortement politisé qui font écran à sa connaissance. Les lecteurs de Christian Mouhanna apprendront beaucoup sur cet objet difficilement identifié, dont l’auteur fait ressortir les singularités par d’utiles comparaisons internationales.
L’héritage : une police vouée à la sécurité de l’État
L’ouvrage décrit une police nationale malade, et tout d’abord malade de ses origines, en fait récentes : celle du technocratisme autoritaire du régime de Vichy, qui unifia et étatisa les polices de France en 1941 au sein de la Police nationale (à l’exception de celle de la Préfecture de police de Paris, qui conserve encore aujourd’hui un statut particulier). Vichy conçut alors une police d’État, centralisée et vouée davantage à la protection de l’État qu’au service des citoyens. Les régimes successifs se sont accommodés de cette situation, qui n’a pas peu fait pour détourner les policiers de leur « public ».
Se sont ajoutés à cet héritage plusieurs obstacles structurels dans le fonctionnement de l’institution policière : la nationalisation du recrutement, par concours, et le système des mutations, comparable à celui des professeurs de l’Éducation nationale, qui n’incite guère à l’investissement des jeunes gardiens de la paix dans leurs premières affectations, les plus difficiles, en banlieue parisienne ; les effets de la modernisation, substituant à la présence continue et familière de l’îlotier à pied l’intervention des policiers en voiture, appelés depuis le commissariat où ils se sont désormais retirés ; un discours moderniste qui fait des progrès technologiques réels (fichiers informatisés, police scientifique, GPS…) autant de moyens de renforcer la centralisation et le contrôle des agents en leur ôtant toute autonomie ; la spécialisation – la police s’est construite par scissiparité, à chaque nouveau délit correspondant une nouvelle force de police – qui déprécie le travail de « généraliste » et fait des policiers de simples maillons d’une chaîne pénale dont ils ignorent le reste, contribuant à leur démotivation. Pour le dire en d’autres termes, qui sont ceux de Dominique Monjardet, la relation police/citoyens souffre de ce que la police française est davantage une police d’ordre (tournée vers la sécurité de l’État, avec les Compagnies républicaines de sécurité et la Direction centrale du renseignement intérieur) et de lutte contre la grande délinquance, qu’une police de la sécurité quotidienne, laquelle fait figure de parent pauvre et correspond aux tâches les moins prestigieuses.
Les réformes avortées : l’échec de la police de proximité
Pourquoi rapprocher policiers et citoyens ? Tout d’abord, la police, comme force publique (et service public), doit être effectivement au service des citoyens et du public. À l’appui de Christian Mouhanna, on rappellera qu’il s’agit simplement d’un des articles de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et un des principes nécessaires à l’exercice des droits individuels dans un État démocratique. Ensuite, comme le mentionne à plusieurs reprises l’auteur, études à l’appui, une relation plus apaisée entre police et population améliore la qualité et les résultats du travail des policiers, tout en contribuant à rendre ces derniers, eux aussi, plus satisfaits de leur activité professionnelle. Pourquoi alors est-on si loin d’une telle situation, qui serait mutuellement profitable ? Pour y répondre, Christian Mouhanna livre une analyse détaillée des réformes tentées depuis les années 1990 pour transformer la relation entre police et citoyens, dans la partie centrale et la plus riche de l’ouvrage, et notamment ce qu’on peut appeler l’autopsie de la « police de proximité ».
Il apporte ici un éclairage scientifique précieux dans un débat devenu entièrement politisé sur cette réforme. Lancée sous le gouvernement de Lionel Jospin puis vilipendée et abandonnée par Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur après mai 2002, la police de proximité est devenue un repoussoir, à droite comme à gauche, dont l’échec semble entendu. En est-on si sûr ? L’ouvrage décrit, tout d’abord, le contenu et les expériences tentées, loin des clichés grossiers. Cette réforme très ambitieuse était celle du passage à une police dite de résolution de problèmes, qui s’inspirait de modèles policiers nord-américains, community policing et problem-oriented policing : les îlotiers, à pied, devaient s’attacher à un territoire, se mettre au service des populations locales pour régler leurs problèmes, en tissant des partenariats avec d’autres acteurs (municipalités, offices HLM, services sociaux, associations, etc.).
La réforme est tombée, victime de nombreux obstacles, tout d’abord la conjoncture : lancée en 1999 dans quelques départements, elle a été ensuite étendue à l’ensemble du territoire sans évaluation et dans la précipitation à la suite de l’échec de la gauche aux municipales de 2001, sans compter le contexte sécuritaire d’après le 11-Septembre. Tournant le dos à des décennies de traditions policières en France, elle s’est heurtée à des résistances au sein de certains secteurs de la police nationale, dont elle remettait en question les certitudes et les habitudes, et notamment le refus de « faire du social ». Au niveau du terrain, elle a été appliquée avec une grande diversité, parfois relevant plus de l’habillage et du marketing politique. La réforme a aussi été menée dans des conditions qui ont sapé son efficacité : on a agrégé des forces disparates, gardiens de la paix et officiers, ces derniers jusque-là très largement autonomes, mais désormais chargés de coordonner les unités de proximité.
Qui a tué la police de proximité, que la majorité des élus et de nombreux policiers appréciaient et voulaient conserver ? La réforme est morte d’avoir été menée dans la précipitation, sans évaluation générale, victime aussi de la politisation de la sécurité depuis les années 1990, exacerbée à partir de 2001-2002. Celle-ci conduit la gauche à infléchir le sens de la réforme, en poussant les îlotiers à « faire du répressif », sans être capable ensuite de défendre sa politique. Ainsi, la hausse du nombre de plaintes, loin de refléter « l’explosion de la criminalité », s’expliquait-elle par le retour des « usagers » vers une police à laquelle ils faisaient davantage confiance [2]. Nicolas Sarkozy a fait depuis 2002 de la police de proximité l’antithèse absolue de sa politique de sécurité, privilégiant une politique d’affrontement et de déploiement en force. Pour autant, l’ouvrage pointe, à plusieurs reprises, des continuités entre les orientations sécuritaires d’après 2002 et celles, antérieures, du gouvernement Jospin.
Des pistes pour rapprocher la police des citoyens
Au final, Christian Mouhanna déplore la rhétorique martiale, les gratifications salariales données aux policiers sans contrepartie, la politique du chiffre instrumentalisée au service de l’ascension présidentielle de Nicolas Sarkozy, qui ont abouti à la situation que l’on connaît : une police malade de son centralisme autoritaire, ne laissant guère d’autonomie à la « base », et dont les évolutions les plus récentes (vidéosurveillance, militarisation, nouvelles unités) accentuent le poids du modèle de la police « d’intervention ». La crise actuelle tient aussi dans ce que les gouvernants, de gauche comme de droite, de Jean-Pierre Chevènement aux responsables actuels, refusent d’assumer que la police ne peut pas tout faire, et qu’elle ne peut pas tout résoudre par la force. Ce que l’on saisit à la lecture de l’ouvrage, c’est une articulation structurelle profonde entre crise économique et crise sécuritaire dans le champ politique. Tout se passe comme si les gouvernants, impuissants face à la dégradation de la situation économique et sociale, se réfugiaient dans une crispation pour « tenir » et « encadrer », coûte que coûte, la société par la force, c’est-à-dire la police.
L’auteur évoque quelques pistes pour rétablir une police de proximité et sortir de l’impasse sociale et politique de l’épreuve de force engagée depuis une décennie : décentraliser, redonner de l’autonomie aux agents, utiliser toutes les palettes de l’action, de la médiation à la force, prendre le temps de réformer. Avec insistance, l’ouvrage évoque le modèle de police de proximité incarné par la gendarmerie nationale, dont on regrette qu’il ne soit pas davantage présenté. Le sort de la police nationale est plus que jamais soumis aux volontés de l’exécutif, qui en a fait un de ses symboles dits régaliens, une « exception française » de plus. Le rétablissement de la proximité nécessiterait un aggiornamento considérable, de la police nationale mais aussi et avant tout des politiques qui président à ses destinées.