À la tête de la mairie de Dakar depuis 2009, Khalifa Ababacar Sall a fait de l’aménagement urbain une de ses priorités (L’Afrique des Idées 2011). Adoptée en 2010 [1], la stratégie de développement urbain du « Grand Dakar » à horizon 2025 ambitionne de faire de la capitale sénégalaise une « métropole moderne » en matière d’environnement, de services et infrastructures, et de gouvernance métropolitaine.
Dans ce nouveau contexte, le commerce ambulant est perçu comme contraire à l’image de la modernité recherchée. Bien que la vente dans la rue soit officiellement interdite depuis 1976, elle demeure importante, en particulier dans le quartier résidentiel du « Centenaire », situé au centre-ville et désormais transformé en un marché où cohabitent boutiquiers chinois et vendeurs de rue. Si l’informel est à Dakar, comme dans bien d’autres villes africaines et pays en voie de développement, un secteur essentiel (Steck 2007 ; De Fatima Cabral Gomez et Reginensi 2007), il revêt dans ce quartier des enjeux importants. Son dynamisme résulte en effet de la rencontre de trois groupes d’individus aux aspirations différentes, qui a abouti à l’occupation illégale d’un espace dont tirent profit des commerçants chinois, des propriétaires immobiliers et de jeunes migrants pauvres originaires de l’intérieur du Sénégal.
À partir d’entretiens menés auprès d’élus et employés de la ville, de commerçants chinois, de vendeurs sénégalais et de riverains [2] , nous proposons de confronter les logiques de cette politique urbaine avec celle des commerçants des rues, « tabliers » [3] et employés qui ont su s’adapter aux opportunités offertes par la présence chinoise à Dakar. Issue de stratégies de survie, cette adaptation conjoncturelle se trouve en complet désaccord avec la politique de modernisation menée par la nouvelle équipe municipale, qui entend bien éradiquer ce type d’activités du centre-ville.
Le quartier du Centenaire, du résidentiel dégradé au marché informel
Dans le cadre du nouveau schéma de développement urbain, un des projets concerne la restructuration et la réglementation du secteur du commerce (Cities Alliance 2010). Il vise à aménager des infrastructures et des équipements marchands modernes et sécurisés, et cible la réorganisation des lieux de travail des commerçants ambulants et tabliers. Tous les marchés sont concernés par des plans de recasement des commerçants, en négociation avec des représentants des commerçants ambulants et des tabliers organisés en syndicats, du Ministère du commerce, de l’entreprenariat et du secteur informel. Des mesures accompagnent ces restructurations, telles que des formations pour faciliter l’achat ou la location de boutiques. La mairie de Dakar prévoie le recasement des 50 000 ambulants répertoriés et rénove pour cela des places, notamment dans les marchés Felix Éboué, du Champ de courses et de Petersen.
Le Centenaire, qui ne constitue pas un marché en soi mais un quartier résidentiel situé au centre de Dakar, est concerné par ces opérations de restructuration. Il est traversé par l’avenue à quatre voies du Général de Gaulle, avec ses contre-allées, qui s’étend sur un kilomètre entre la Grande Mosquée et l’Obélisque de l’Indépendance (cf. figure 1). Symbolique, cette large avenue accueille tous les grands évènements nationaux : de la parade militaire de la commémoration de l’indépendance au feu d’artifice du 31 décembre, en passant par les grandes manifestations politiques. La construction du quartier qui entoure cette grande avenue date de l’Indépendance et est issue d’une volonté gouvernementale de loger les classes moyennes et les employés de l’administration : des HLM à étages et des résidences individuelles ont été vendues sous forme de location-vente amortie en 20 à 25 ans. Aujourd’hui, les propriétaires sont d’anciens fonctionnaires, à la retraite depuis les années 1990. Subissant la crise économique et ne pouvant compter sur leurs enfants qui sont souvent au chômage, ils n’avaient plus les moyens d’entretenir leurs maisons et ont commencé à louer des chambres aux migrants venus de la sous-région. Au début des années 2000, l’arrivée de petits commerçants chinois, refoulés des marchés par les organisations de commerçants qui dénoncent une concurrence déloyale (Marfaing et Thiel 2014), constitue pour eux une aubaine : ils leur louent des pièces privées, leur garage ou le jardinet à l’entrée de la maison, que ces derniers transforment en boutiques directement ouvertes sur la rue.
© Diop, 2009
L’émergence d’un « marché » suite à l’installation de commerçants chinois
Rapidement, de jeunes Sénégalais, en grande majorité agriculteurs et pêcheurs de l’intérieur mais aussi chômeurs et/ou candidats à la migration, squattent les trottoirs devant les nouvelles boutiques des Chinois pour gagner quelques francs CFA en revendant des marchandises bon marché qu’ils leur achètent. Ils transgressent ainsi les normes d’accès au marché dans le monde de l’informel au Sénégal (Marfaing et Thiel 2013) : normalement, le statut d’ambulant correspond à la phase initiale de celui qui débute dans le commerce, soit les deux premières années de sa formation (qui dure de cinq à dix ans). Les commerçants établis engagent un jeune, en général issu de leur réseau social, familial ou de leur classe d’âge, et par un accord tacite décident du contenu de cette formation, de son financement et des conditions de l’accès à un fonds de commerce, ce qui équivaut à un parrainage. Cette transmission s’effectue dans un milieu relativement fermé.
Or, l’arrivée des Chinois et de leurs marchandises importées bon marché a permis à de nombreux jeunes de se lancer dans les activités du commerce. Ils ont donné naissance à un nouveau type d’ambulants, des « ambulants de métier ». Contrairement aux autres, ces jeunes ne sont pas formés, font l’économie de la patente [4] et ne payent que la taxe journalière de 100 à 200 francs CFA pour l’occupation du trottoir au préposé de la mairie qui passe ; leurs gains sont nets. En parallèle, les commerçants chinois, peu intégrés à la société sénégalaise et dont ils parlent rarement les langues, recrutent généralement deux à trois employés par boutique. Manutentionnaires, ils communiquent avec la clientèle et servent de traducteurs auprès des administrations. Ce salaire régulier est quasiment inespéré dans un contexte où le taux de chômage des jeunes est élevé : il leur permet de participer à l’entretien de leur famille, d’économiser pour se constituer un petit capital et/ou investir dans leur région d’origine (agriculture, pêche ou ouverture d’une boutique).
© Marfaing Laurence, 2013.
L’établissement des commerçants chinois, suivis par des revendeurs ambulants et des tabliers qui s’installent devant leurs boutiques, a ainsi rapidement transformé ce quartier résidentiel en un nouveau « marché ». On y trouve en grande majorité des chaussures, des vêtements, des accessoires et des bijoux fantaisie. En 2012, nous y avons compté 200 boutiques chinoises ; elles étaient près de 300 en 2005 tandis que la mairie de Dakar y répertoriait presque 600 ambulants (Bertoncello et Bredeloup 2006 ; Kernen 2008 ; Dittgen 2010 ; Marfaing et Thiel 2013). Cette présence entraîne toute une nébuleuse d’activités : vente de café, de boissons et de plats cuisinés, services de transports, etc. Selon nos estimations, quelques 2 000 personnes vivraient quotidiennement des activités commerciales du Centenaire, source de réussite, de fierté et de possible ascension sociale.
© Marfaing Laurence, 2013.
Déguerpissements et réactions des commerçants ambulants
De premiers déguerpissements d’ambulants ont toutefois lieu dans les marchés du centre-ville fin 2013. Au Centenaire, la grande affluence due aux possibilités de gagner de l’argent, les larges espaces de vente permis par les trottoirs et contre-allées, et les conditions sanitaires déplorables ont rendu la situation chaotique. Certains commerçants finissent par déménager et les riverains – qui tirent pourtant profit des locations aux commerçants chinois – commencent également à se plaindre, accusant les ambulants de la détérioration du quartier.
Désireux de mener à bien sa politique de rénovation urbaine, le maire de Dakar lance dans ce contexte des ultimatums de déguerpissement aux ambulants, qui manifestent et résistent, affirmant qu’ils ne quitteront pas les lieux sans les Chinois. Habitués à la protection de l’ancien président Wade, ils croient pendant longtemps la mairie incapable de mettre à exécution ses menaces.
Pourtant, la fête nationale du 4 avril 2014, qui prévoyait un défilé militaire sur l’avenue du Centenaire, est l’occasion pour les policiers, menés par les volontaires de la mairie et par le préfet de Dakar, de chasser violemment les ambulants et de détruire leur matériel à coups de bulldozer. Alors que la ville continue de négocier les recasements avec les syndicats de commerçants, souvent conscients de ne pas proposer de solutions concrètes, les ambulants promettent de revenir. Ils expliquent qu’ils ne veulent pas lâcher leurs activités avec les commerçants chinois, cette organisation leur ayant demandé une dizaine d’années de travail dans un contexte économique difficile.
Ces jeunes ne comprennent par ailleurs pas l’obligation qui leur est faite de quitter les lieux alors que les commerçants chinois ont le droit de rester. Selon eux, si le quartier doit redevenir un quartier résidentiel et la plus grande avenue de Dakar, la vitrine du Sénégal, les boutiques chinoises doivent également être fermées. Ils considèrent que leur outil de travail a été détruit et rappellent qu’ils n’ont d’autres opportunités pour faire face au chômage. Alors que la migration internationale est devenue presque impossible et que l’agriculture ne suffit pas à nourrir une famille, ils déclarent n’avoir d’autre choix que de devenir vendeurs de rue. Leurs discours rejoignent en cela ceux du Premier Ministre qui estime que ce « secteur peut constituer un pôle de développement pour le Sénégal et même pour l’Afrique » [5] .
L’usage commercial des lieux privés : un enjeu qui persiste
La tenue du sommet de la francophonie à Dakar en octobre 2014 a permis à la mairie de poursuivre son objectif de faire de la ville « l’une des plus belles capitales d’Afrique », en la dégageant de la présence des ambulants. Cette stratégie, qui tente de formaliser le secteur en proposant l’évolution d’une activité légale dans des lieux dûment répertoriés, est fort répandue en Afrique comme ailleurs (Talagrand 2015 ; Bouquet et Kassi-Djodjo 2014 ; Stamm 2014). Parallèlement, la rénovation des marchés n’est pas encore terminée et ne permet pas de recaser tout le monde dans les sites prévus : seules 5 000 places sont proposées et la construction du centre commercial de Petersen, qui doit accueillir une partie des recasés, est bloquée par un conflit entre le gouvernement et la ville. En outre, de nombreux ambulants disent ne pas avoir les moyens de louer des locaux commerciaux dans les nouveaux sites, en dépit des facilités de crédit proposées par la municipalité.
La volonté de la ville de Dakar de rendre le Centenaire à ses résidents, qui entrainerait la délocalisation des boutiques chinoises, s’est par ailleurs heurtée à la stratégie politique de l’État. Ce dernier souhaite éviter toute politique qui s’en prendrait aux résidents chinois, source de conflit avec les autorités chinoises, et par conséquent de représailles sur les ressortissants sénégalais en Chine.
Le problème n’est donc pas résolu par le simple déguerpissement des commerçants ambulants, qui restent d’ailleurs sceptiques quant à la poursuite de cette logique par la mairie, même si tout semble indiquer pour eux un point de non-retour.
Désormais, les commerçants chinois se sont réorganisés sans les ambulants. Nombre de ces derniers sont eux aussi passés au statut de commerçant en s’associant à deux ou trois pour louer des boutiques aux riverains ou dans les marchés adjacents. Si le problème de l’occupation publique a été, du moins pour un temps, résolu, celui du dévoiement de lieux privés en usages commerciaux reste un enjeu de taille, qui provoque la révolte de ceux qui n’en tirent plus profit.
Bibliographie
- Bertoncello, B. et Bredeloup, S. 2006. « La migration chinoise en Afrique : accélérateur du développement ou “sanglot de l’homme noir” », Afrique contemporaine, vol. 218, n° 2, p. 199-224.
- Bouquet, C. et Kassi-Djodjo, I. 2014. « “Déguerpir” pour reconquérir l’espace public à Abidjan », L’Espace politique, n° 22/1.
- Cities Alliance Project Output. 2010. Stratégie de développement urbain du Grand Dakar (horizon 2025), République du Sénégal, ONU-Habitat, novembre.
- De Fatima Cabral Gomes, M. et Réginensi, C. 2007. « Vendeurs ambulants à Rio de Janeiro : expériences citadines et défis des pratiques urbaines », Cybergeo, n° 368.
- Dittgen, R. 2010. « From Isolation to integration ? A study of Chinese Retailers in Dakar », South African Institute of international Affairs.
- Kernen, A. et Vulliet, B. 2008. « Les petits commerçants et entrepreneurs chinois au Mali et au Sénégal », Sociétés politiques comparées, n° 5, p. 5-27.
- L’Afrique des idées. 2011. « Les enjeux de gouvernance de Dakar vus par son maire Khalifa Sall », 26 mars.
- Marfaing, L. et Thiel, A. 2013. « New Actors, New Orders : The Changing Norms of Market Entry in Senegal’s and Ghana’s Urban Chinese Markets », AFRICA. Journal of the international African Institute, Cambridge : Cambridge University Press, « Cambridge Journals », vol. 83, n° 4, p. 646-669.
- Marfaing, L. et Thiel, A. 2014. « Demystifying Chinese Business Strength in Urban Senegal and Ghana : Structural Change and the Performativity of Rumors”, Canadian Journal of Africa Studies, n° 48/2.
- Seck, M. [Non publié.] La Problématique des commerçants ambulants, Dakar : SYMAD.
- Stamm, C. 2014. « Expulsion et relocalisation du commerce de rue dans la métropole de Mexico », L’Espace Politique, n° 22-1.
- Steck, J-F. 2007. « La rue africaine, territoire de l’informel ? », Flux, n° 4/1, p. 66-67.
- Talagrand, M. 2015. « Informel et planification en Afrique. Éclairages depuis Douala », Métropolitiques, 19 janvier 2015.