Un accès inéquitable au réseau conventionnel
L’Éthiopie est l’un des pays au monde avec le plus grand nombre d’habitants n’ayant pas accès à l’eau potable (UN-Habitat 2017). L’accès aux services urbains de base y est encore inégal du fait de l’urbanisation informelle, de la faible capacité institutionnelle et économique des autorités locales, d’une application partielle des politiques publiques et de la disparité des situations sociales (Dill et Crow 2014). Cela se traduit par un accès inéquitable au réseau conventionnel [1]. Par conséquent, les habitants ont localement recours à des stratégies et des dispositifs que nous qualifions ici « d’alternatifs ». Ces pratiques alternatives nécessitent peu ou pas d’infrastructures, sont souvent faciles à entretenir et à remplacer et sont généralement informelles (Allen et al. 2017). La littérature scientifique porte essentiellement sur la coexistence de différents types de réseaux de distribution et d’accès aux services d’eau (conventionnels et alternatifs, formels et informels, centralisés et décentralisés) ainsi que sur les avantages et inconvénients de chacun (Domènech 2010). Nous nous intéressons ici à la matérialité des interactions entre ces différents réseaux. Nous avons procédé par études de cas en sélectionnant trois tissus urbains caractéristiques des formes que prend le développement urbain actuel en Éthiopie : un slum situé à Addis-Abeba, appelé « Coca-Cola » du fait de sa proximité avec une usine de la compagnie, le condominium Lideta, situé dans le centre ouest de la capitale et Ankober, une petite ville située à 170 km de la capitale, faisant l’objet d’un projet de développement gouvernemental (figure 1). Dans quelle mesure ces différentes formes d’urbanisation conditionnent-elles l’accès au réseau conventionnel d’eau potable et l’émergence de dispositifs alternatifs ? Pour répondre à cette question, nous avons effectué un travail de relevés mêlant documentation, cartographies participatives, observations in situ, questionnaires et interviews semi-structurées (figure 2).
Réalisation : Marco Ranzato.
Photo : Luisa Moretto.
Se regrouper pour accéder à l’eau dans les bidonvilles
Addis-Abeba accueille 25 % de la population totale de l’Éthiopie, avec une augmentation démographique de 9 millions d’habitants prévue entre 2010 et 2030 (CLUVA 2012). Si le réseau de distribution d’eau conventionnel couvre près de 99,9 % de la surface de la ville, celui-ci dessert de façon satisfaisante seulement une partie de la population à cause des phénomènes d’intermittence élevée et d’importants problèmes de fuites des canalisations. UN-Habitat (2017) rapporte qu’environ 50 à 55 % de la population achète de l’eau auprès de fournisseurs privés ou recourt à des pratiques alternatives pour compléter son accès à l’eau. Nous n’avons pas eu accès aux données concernant la qualité de l’eau, qui reste une question sensible.
UN-Habitat (2017) estime qu’environ 30 % d’Addis Abeba est composée de slums, zones urbaines d’habitations basses à haute densité de population, regroupant quelques habitats informels et une majorité de kebele houses, qui sont des propriétés de l’État louées à bas prix. La plupart des slums présentent des problèmes liés à un développement urbain rapide et dense : dispersement des points d’eau et d’assainissement, pollutions, interruptions dans la fourniture des services de base qui vont de quelques heures à plusieurs jours (UN-Habitat 2017). L’accès à l’eau dans le slum « Coca-Cola » (figure 3) est assuré par le réseau conventionnel, mais le branchement individuel est souvent très coûteux pour les ménages les plus pauvres. Les canalisations principales, situées sous une route qui longe le slum, dépendent des pouvoirs publics et des plans de développement de l’Addis Ababa Water and Sewage Authority (AAWSA). Les habitants doivent faire une demande de raccordement (individuelle ou collective) aux canalisations principales auprès de l’AAWSA, mais financer eux-mêmes la pose des canalisations secondaires, ainsi que certains dispositifs techniques, comme les robinets ou les fontaines extérieures privées. Face au prix du service, les habitants les plus pauvres de « Coca-Cola » se réunissent et mutualisent leur consommation en utilisant un seul point d’accès à l’eau. Ils s’organisent également pour obtenir le droit d’accéder aux fontaines publiques, généralement situées dans l’espace commun du kebele ou dans l’espace public le plus proche. Pour pallier l’intermittence du service, les habitants ont développé des stratégies alternatives afin de limiter leur consommation et stocker l’eau potable. Certaines familles collectent l’eau de pluie, qui est réutilisée pour se laver et pour les tâches ménagères. Chaque famille possède ses propres systèmes de stockage de l’eau (réservoirs, barils ou bidons). Quand il n’y a pas d’eau pendant plusieurs jours et que les familles ont terminé leurs stocks, elles achètent l’eau potable auprès de revendeurs privés (habitants de la zone ou d’autres quartiers, vendeurs ambulants). Le coût de cette eau est cependant souvent plus élevé que le prix conventionnel.
Photo : Luisa Moretto.
Des stratégies individuelles dans les condominiums
Depuis les années 2000, le gouvernement éthiopien a lancé une politique de développement urbain visant à permettre un meilleur accès aux logements et aux infrastructures. À Addis-Abeba, outre la rénovation de certains slums et le réaménagement urbain du centre-ville, ce programme se focalise sur la construction de logements subventionnés, les condominiums [2]. Les condominiums sont construits dans des espaces ouverts à la périphérie de la ville ou dans la ville suite à la destruction de slums et au relogement de leurs habitants (UN-Habitat 2017). À Lideta, il existe deux types de condominiums, desservis en eau potable par un système conventionnel aménagé dès la construction des immeubles (figure 4). Les appartements du premier type sont directement desservis par des conduites secondaires individuelles et n’ont souvent pas d’eau au-delà du troisième étage, faute de pression. Dans le second type, les conduites secondaires mènent à une citerne posée sur le toit qui redistribue l’eau aux appartements. Faute de pression, là aussi, celle-ci est souvent vide.
Photo : Luisa Moretto.
L’AAWSA a reçu de nombreuses requêtes demandant de régler les problèmes des habitants des deux types de condominiums. Face à l’impossibilité d’augmenter en continu la pression de l’eau sur l’ensemble du système, l’AAWSA a proposé l’installation de pompes au niveau du raccordement des condominiums aux réseaux de distribution. Néanmoins, cela n’est possible que si l’ensemble des propriétaires s’accordent et interviennent financièrement. Cela n’a pas été le cas dans les condominiums étudiés. Les habitants des deux types de condominiums ont donc mis en place plusieurs stratégies pour pallier les insuffisances du système conventionnel, qui coexistent souvent au sein d’un même bâtiment. Pour les habitants propriétaires, nettement minoritaires, l’une de ces stratégies consiste à installer un réservoir privé avec pompe de surpression dans les espaces communs où sont situées les conduites d’eau. De tels dispositifs individuels peuvent assurer un approvisionnement continu en eau, mais du fait de leur prix élevé, seuls les habitants propriétaires sont prêts à faire ce type de dépenses. De plus, la pose de ce réservoir privé nécessite une autorisation du comité de copropriété. Aucun habitant locataire rencontré ne bénéficiait de ce type de dispositif. Souvent, les habitants locataires n’ont d’autre possibilité que de stocker leur eau dans des barils, des jerricans et des bidons qui occupent une grande partie de la surface de leur logement et ne sont remplis que lorsque la pression est suffisante (par intermittence et la nuit pour les habitants des étages supérieurs). Les habitants qui n’ont plus d’eau doivent en acheter dans un slum situé à côté du condominium ou aux habitants des étages inférieurs qui possèdent des robinets directement branchés sur les conduites secondaires dans les couloirs (figure 5).
Photos : Marco Ranzato.
Des formes de collaboration innovantes à Ankober
Ankober est une petite ville éthiopienne, chef-lieu d’un wereda situé dans la région Amhara, à la limite du plateau éthiopien. Autrefois centre politique et commercial important, la ville a connu une période de déclin suivie d’un renouveau et d’une forte augmentation démographique depuis plusieurs années. Ankober est composée d’habitations traditionnelles basses et de quelques immeubles situés le long de la route principale (figure 6). La fourniture en eau de la ville a longtemps dépendu de sources naturelles, principalement alimentées par les précipitations. L’eau des sources est aujourd’hui captée par un système centralisé [3]. Dans les années 2000, une première infrastructure conventionnelle de distribution d’eau a été installée, comprenant réservoirs et conduites vers des fontaines publiques ou des robinets privés. Depuis cette période, avec l’augmentation de la population d’Ankober et les changements dans les modes de vie, la demande s’est fortement accrue et le système a été saturé. Ce premier réseau a été complété par une seconde infrastructure conventionnelle qui ne couvre cependant toujours pas l’ensemble de la ville et n’a qu’une faible capacité de stockage. Cette seconde infrastructure a été construite de manière anarchique, au fur et à mesure des demandes des habitants (figure 7).
Lors des périodes de basses précipitations, les usagers du réseau conventionnel n’ont accès qu’à une eau de faible qualité, un jour sur trois. Beaucoup d’habitants n’ont pas les ressources financières nécessaires pour accéder au réseau conventionnel et ont développé des stratégies alternatives, telles que des branchements informels. Certains des habitants les plus pauvres continuent par ailleurs d’aller puiser leur eau dans les sources.
Photo : Catalina C. Dobre.
Photo : Catalina C. Dobre.
Un programme gouvernemental (Amhara Regional Administration, n.d.) vise à développer Ankober en doublant sa surface bâtie en quelques années [4]. Ce projet perturbera fortement la situation actuelle en adduction d’eau, déjà instable du fait de l’accroissement de la pression sur les sources naturelles alimentées de manière intermittente par les pluies, au risque de les tarir. La transformation rapide de la ville pour accueillir le nouveau développement urbain permet néanmoins de nouveaux types de collaborations entre les habitants et la municipalité. Ainsi, l’association Etege (« Reines », en amharique), composée de femmes d’Ankober (qui s’estimaient autrefois mises à l’écart de la vie politique) a réussi à s’imposer comme intermédiaire dans la gestion des fontaines publiques, comprenant leur entretien, la surveillance de la quantité d’eau collectée par ménage et la collecte des redevances des utilisateurs.
Branchements et systèmes parallèles
Le slum, le condominium à Addis-Abeba et la petite ville d’Ankober sont trois exemples caractéristiques des processus d’urbanisation rapide que connaît actuellement l’Éthiopie. Ces trois cas démontrent d’une part un échec partiel des systèmes centralisés conventionnels, qui ne peuvent répondre à l’augmentation rapide de la population et aux changements dans les modes de vie qui entraînent une augmentation de la consommation individuelle. Ces dysfonctionnements induisent le recours à des stratégies d’accès à l’eau alternatives, complémentaires au réseau conventionnel (figure 8). Dans l’optique des autorités publiques, les branchements et systèmes parallèles (qu’ils soient collectifs ou individuels, formels ou informels) participent d’une phase transitoire vers un système en réseau qu’elles perçoivent comme la meilleure solution pour la distribution de l’eau malgré la démonstration de ses limites. Par pragmatisme, ces dispositifs sont tolérés par une administration qui ne possède qu’une faible capacité d’action économique et institutionnelle.
Réalisation : Jean-François Pinet.
Parallèlement au développement et à la « modernisation » des villes, nous avons observé que les infrastructures alternatives de fourniture d’eau passent d’une base collective à un accès individuel. En s’individualisant, le coût de la fourniture d’eau ainsi que celui de l’accès aux dispositifs requis et au service en général tendent à augmenter. Cette dynamique interroge le devenir de ces stratégies alternatives et pose des questions sur l’équité sociale et spatiale (en raison notamment de l’accès sélectif aux dispositifs techniques complémentaires au réseau conventionnel, qui peuvent pallier ses défaillances, comme les pompes de surpression). Alors que le fossé entre urbanisation et développement des infrastructures s’accroît en Éthiopie (avec le difficile objectif d’une universalisation des services), les stratégies alternatives pourront-elles garantir une forme d’équité sociale dans l’accès à l’eau ? Nous pensons qu’il est nécessaire de reconnaître leur importance comme compléments du réseau conventionnel. Parmi la grande diversité des pratiques alternatives existantes, certaines alimentent l’inégalité des formes d’approvisionnement, tandis que d’autres sont à valoriser. La reproduction des pratiques alternatives doit nécessairement tenir compte de la préférence des autorités publiques pour le réseau conventionnel et de l’inégalité des formes d’approvisionnement. Enfin, nous tenons à souligner le potentiel social, économique et spatial des pratiques coproduites (Moretto et al. 2018) dans la perspective d’une fourniture universelle équitable et efficace du service d’eau.
Bibliographie
- Allen, A., Hofmann, P., Mukherjee., J. et Walnycki, A. 2017. « Water Trajectories Through Non-Networked Infrastructure : Insights from Peri-Urban Dar es Salaam, Cochabamba and Kolkata », Urban Research and Practice, vol. 10, n° 1, p. 22-42.
- Amhara Regional Administration, n.d. Gorbela town Master Plan Revision Study Report. Rapport non daté fourni par l’administration locale d’Ankober.
- Central Statistical Agency (CSA). 2005. National Statistics, Table B.4., Addis Abeba.
- Chisholm, H. 1911. « Ankober », in H. Chisholm (dir.), Encyclopædia Britannica, 11e édition, Cambridge : Cambridge University Press, p. 58.
- CLUVA, 2012. Climate Change and Urban Vulnerability in Africa, rapport final, Naples.
- Dill, B. et Crow, B. 2014. « The Colonial Roots of Inequality : Access to Water in Urban East Africa », Water International, vol. 39, n° 2, p. 187-200.
- Domènech, L. 2011. « Rethinking Water Management : From Centralised to Decentralised Water Supply and Sanitation Models », Documents d’Anàlisi Geogràfica, vol. 57, n° 2, p. 293-310.
- Jaglin, S. 2012, « Services en réseaux et villes africaines : l’universalité par d’autres voies ? », L’Espace géographique, t. 41, p. 51-67.
- Moretto, L., Faldi, G., Ranzato, M., Rosati, F. N., Ilito Boozi, J.-P. et Teller, J. 2018. « Challenges of Water and Sanitation Service Co-production in the Global South », Environment and Urbanization, vol. 30, n° 2, p. 425-443.
- UN-Habitat. 2017. The State of Addis Ababa 2017. The Addis Ababa we want, Nairobi : UN-Habitat Publisher.